WEBB, Mary – Le précieux fléau

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    BruissementBruissement
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      #162075
      BruissementBruissement
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        Mary WEBB  Le Précieux Fléau

        Traduit de l'anglais “The Precious Bane” par Bruissement



        LIVRE 1
        Chapitre 1: L'Etang de Sarn


        Ce fut à une veillée d’amour du filage que je vis Kester pour la première fois. Et si, en ces jours de nouveauté, alors que d’étranges inventions pullulent autour de nous, alors que j’entends dire qu’il y a même une machine qui s’utilise en divers coins du pays pour moissonner et lier, il se peut que ceux qui liront ceci, ne sachent pas ce qu’une veillée d’amour du filage peut bien être, eh bien, ils le sauront bientôt. Mais bien que ce fût la veillée d’amour du filage de Jancis Beguildy, qui avait alors vingt-trois ans tandis que j’en avais deux de moins, ce n’est pas, cependant, là, le début de l’histoire que j’ai l’intention de raconter.

        Kester dit que toutes les histoires, les vraies ou les romancées, remontent bien avant l’enfance, oui, même, bien avant la période où le bébé est dans son berceau de joncs. Il se peut que vous n’ayez  jamais dormi dans un berceau de joncs, mais nous à Sarn, nous l’avons tous fait. Il s’y trouve une telle quantité de roseaux, et la vieille dame Beguildy en était une fameuse pour ce qui était de les tresser sur des cercles de tonneaux. Ensuite il fallait les fixer sur des bascules et il en sortait un charmant berceau tout propret, vert et souple, dans lequel le bébé pouvait se sentir aussi à l’aise qu’une petite chenille dormant dans son cocon, (qu’un brillant papillon en devenir, aurait dit Kester). Kester est très doué pour ce genre d’appellations. Jamais il ne dira chenilles. Il dira « il y a beaucoup de papillons-en-devenir sur nos choux Prue ». Il ne dira pas « c’est l’hiver » . Il dira «  l’été dort » . Et il n’y a pas de bouton assez petit, ni assez  terne que Kester n’appelle les prémisses de la floraison.

        Mais ce n’est pas encore le moment de parler de Kester. L’histoire que je veux raconter, c’est celle de nous tous à Sarn, de Mère, de Gideon, de moi-même, de Jancis (qui était si belle), du sorcier Beguildy et de deux ou trois autres personnes qui vivaient en ces lieux. Nous étions peu nombreux, il en sera probablement toujours ainsi, parce que l’endroit en  décourage beaucoup. C’est peut-être à cause de ce clapotement d’eau, du début à la fin de l’année, partout, l’on voit et l’on entend de l’eau ; ou à cause de ces grands arbres qui semblent attendre, pensifs, de tous côtés; ou bien à cause du calme irrespirable du lieu, comme s’il n’avait été créé que pour une heure déjà révolue et non pour nous. Il se peut aussi que ce soit parce que le sol est très pauvre et marécageux avec une herbe qui n’est pas nourrissante  comme il arrive souvent aux endroits où poussent abondamment roseaux et joncs et la fleur de  coucou. Vous l’appelez peut-être primevère, mais nous, nous l’appelons toujours coucou ou  clé du paradis. C’était une  merveille, que de voir nos prairies à Sarn quand les primevères étaient en fleurs. Elles étaient couvertes d’or au point qu’on ne s’imaginait pas même le pied d’un ange digne de les fouler. On pouvait se faire un beau bouquet bien serré avant qu’une grive  n’ait pu terminer deux fois son chant, car il suffisait de s’asseoir et d’en rassembler à pleines mains. Où que vous regardiez, tout était couvert d’or mis à part les bois qui commençaient devant Sarn, et la grande étendue d’eau grise  qui étincelait et frémissait sous le  soleil. Ni les bois, ni l’eau ne semblaient sombres en ce délicieux temps de printemps, où apparaissaient les feuilles nouvelles et les bourgeons des bouleaux, de la couleur du blé. Seul notre bois de chênes gardait une apparence d’arrière-saison, tant leurs jeunes feuilles étaient brunes. C’est ainsi qu’il y avait toujours un petit air d’octobre dans notre mai. Cependant c’était une agréable chose que de s’asseoir  dans ces prairies  et de  poser son regard sur les collines lointaines. Les mélèzes s’élançaient dans leur vert vif, l’or des primevères semblait pénétrer votre âme, et même l’étang de Sarn n’était qu’une brume bleue dans la brume jaune des bouleaux. Et il y avait une telle densité de rêve en cet endroit, que si une abeille venait à passer, sans parler d’un bourdon, cela vous faisait sursauter comme un cri. Encore maintenant quand une abeille vient à ma fenêtre, vers mon pot de giroflées, je revois tout cela clairement, avec Plash étendu sous le soleil couchant, au-delà des bois, tel un morceau de bouteille ébréché. L’étang de Plash était plus grand que celui de Sarn, et il n’y avait pas d’arbres autour, si bien que là où ne se trouvaient point les collines, vous pouviez y voir accrochés les nuages, en sa partie la plus éloignée et cela me faisait toujours penser aux nénuphars blancs qui s’étalent sur les bords de l’étang de Sarn tout au long de la moitié de l’été. Il n’y avait rien qui différenciait l’étang de Plash d’un quelconque étang ou lac. Il n’y avait ni eaux troubles comme à Sarn, ni village dans les profondeurs pour faire retentir ses cloches du tréfonds de l’eau. C’était vrai, ce que les gens disaient de Sarn, qu’on y sentait quelque chose d’étrange.

        A Plash vivaient les Beguildy, et ce fut dans leur habitation composée d’une  partie en pierre et d’une partie troglodyte que je reçus mon livre d’apprentissage de la lecture. Il peut vous sembler curieux qu’une femme d’humble condition comme moi, puisse lire, écrire et mettre toutes ces choses dans un livre. A vrai dire, quand j’étais jeune, il n’y avait pas beaucoup de grandes dames même, qui savaient faire plus que griffonner une lettre d’amour, certaines ne savaient qu’écrire « coing et pomme » sur leurs pots de confiture et d’autres réussissaient à peine à signer leur nom sur l’acte de mariage. Nombre d’entre elles sont souvent venues vers moi pour que j’écrive leurs lettres d’amour, et c’est une tâche bien amère que d’écrire de son propre cœur brûlant, les lettres d’amour d’autres femmes.
        Et s’il n’y avait pas eu maître Beguildy, je n’aurais pas pu coucher sur le papier toutes ces choses. Il m’apprit à lire, écrire et compter. Et quoique il fut un homme réprouvé, qu’il prétendait faire beaucoup de choses que je ne crois pas qu’il ait jamais faites, qu’il trempait dans d’autres qu’il n’est pas bon pour nous d’approcher, je n’oublierai, cependant, jamais, de remercier Dieu pour lui. A présent, il me semble que ce fut une œuvre très inhabituel de la puissance divine de mettre dans le cœur de Beguildy ce désir de m’enseigner. Car un sorcier peut difficilement être appelé un serviteur de Dieu, mais plutôt un des hommes de Lucifer. Non que Beguildy fut méchant il était seulement dépourvu de bonté, comme si tout bien était brûlé alentour par la flamme de son esprit ardent, qui se devait  de connaître tout et de pénétrer tous les mystères. Quant à l’amour, il n’en connaissait pas même le nom. Il pouvait lire dans les étoiles, prédire l’avenir et prétendait avoir conjuré des esprits. Une fois je lui ai demandé où était cet avenir qu’il voyait si clairement. Il répondit : « Il est avec le passé, cher enfant, à l’arrière du Temps ». Vous ne pouviez jamais trouver mieux que maître Beguildy. Pourtant, quand j’ai répété à Kester ce qu’il avait dit, Kester ne le voyait pas ainsi. Il dit que le passé et le futur étaient deux navettes dans les mains du Seigneur tissant l’Eternité. Kester était lui-même tisserand, ce qui avait pu lui donner cette idée. Mais moi, je pense que personne ne peut savoir ce que sont le passé et le futur. Nous sommes si petits et si faibles sur cette terre qui est comme un berceau de joncs vert où repose l’humanité qui regarde les étoiles sans savoir ce qu’elles sont.

        Dès que je sus écrire, je confectionnais un petit cahier avec une couverture de calicot et tous les dimanches, j’y inscrivais les moments joyeux et les évènements heureux qui nous étaient arrivés au cours de la semaine et c’est ainsi que je les ai conservés. De même quand survenaient des moments de trouble m’apportant de l’amertume, je les transcrivais également et me sentais soulagée.
        Aussi, quand notre pasteur, connaissant les mensonges dont j’étais la cible, me pria d’écrire tout ce dont je pouvais me souvenir en y mettant toute la vérité et rien d’autre, je fus en mesure de me rafraîchir la mémoire avec toutes ces choses que j’avais décrites  dimanche après dimanche.
        Enfin, tout cela a disparu maintenant, et le chagrin et le combat. Les temps  sont paisibles à présent comme ces tranquilles soirées d’hiver pleines de neige, quand le ciel est vert et que les agneaux bêlent. Assise près du feu, avec ma Bible à portée de main, je suis une très vieille femme bien lasse à qui il reste une tâche à accomplir avant de dire adieu à ce monde. Quand je regarde par ma croisée et que je vois la plaine et le grand ciel avec les nuages au-dessus des montagnes, je me souviens des bois épais de Sarn et du crissement de l’étang pris par les glaces et du chemin que prenait l’eau pour arriver dans le placard sous les escaliers, lorsqu’elle surgissait à la période de la fonte des neiges. Il n’y avait que peu de ciel à voir là-bas, à part celui reflété par l’étang. Mais le ciel qui est dans l’étang n’est pas le vrai ciel. Il est plus sombre comme dans un miroir et  il s’y trouve des roseaux dont les ombres allongées deviennent fines et pointues parmi des étoiles glissantes, et même la lune et le soleil peuvent en être exclus parce qu’il peut arriver parfois que la lune se perde parmi les feuilles de nénuphars et parfois, qu’un héron se dresse devant le soleil.

        #162076
        BruissementBruissement
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          LIVRE 1
          Chapitre 2: Il faut le dire aux abeilles

          Mon frère Gideon naquit l’année où commença la guerre avec les Français. Ce devait être la raison pour laquelle Père l’appela de ce nom guerrier, Gideon. Jancis avait l’habitude de dire que ce nom lui allait fort bien puisqu’on n’en pouvait faire un diminutif. On peut transformer beaucoup de prénoms en petits noms affectueux tout comme l’on découpe dans un manteau ou une robe des vêtements pour enfants. Mais de Gideon on ne pouvait rien faire. Et il en était du nom comme de l’homme. J’étais plus attachée à mon frère qu’on ne l’est d’ordinaire, pourtant je ne pouvais m’empêcher de remarquer cela à son sujet. Si personne ne vous appelle par votre nom, il finit par s’oublier. Et les gens pour la plupart, ne l’appelaient plus jamais par son nom de baptême. Ils l’appelaient Sarn. Du temps où Père vivait encore on disait le vieux Sarn et le jeune Sarn. Mais après la mort de Père, Gideon sembla prendre toute la place pour lui. Je me souviens comme il sortit cette nuit d’été paraissant manger et boire l’endroit tant il le dévorait des yeux. Cependant, ce n’était pas par amour du lieu, mais pour le profit qu’il pourrait en tirer. Il ressemblait beaucoup à Père alors, et de plus en plus chaque année aussi bien du dehors que du dedans. A part le fait qu’il était moins colère et plus tenace que Père, il était son vrai double. La colère de Père montait terriblement vite et quand elle était à son paroxysme, il était un lion dévastateur. C’est probablement cela qui donna à Mère cet air de femme soumise. Mais Gideon, je ne l’ai vu en colère, ce qui s’appelle en colère, que trois fois. La plupart du temps un regard suffisait. Il vous lançait un regard comme un couteau et vous le laissiez faire à sa convenance. J’ai vu un chien ramper et gémir parce qu’il lui avait lancé un de ces regards. Les Sarn ont presque tous les yeux gris, un gris froid  comme l’étang en hiver et les Sarn mâles sont pour la plupart sombres et maussades. On dit « maussade comme un Sarn » dans le coin. Et l’on raconte  qu’il y a quelque chose de bizarre dans la famille depuis que Timothy Sarn fut frappé par la foudre fourchue au temps des guerres de religions. Il y avait déjà des Sarn par ici en ce temps, et ils ont toujours été là, dès qu’il y eut des habitants. Or Timothy, à l’encontre des siens et des conseils d’un homme de Dieu, se décida pour le mauvais camp, quel qu’il fût, peu importe maintenant. Ainsi il fut frappé par la foudre et laissé pour mort. Se remettant après quelques instants, l’homme de Dieu lui conseilla à nouveau d’épouser la bonne cause et d’éviter la foudre. Mais les Sarn étaient obstinés. Il resta dans son camp et comme il rentrait chez lui en passant par une chênaie, il fut frappé par la foudre une nouvelle fois. Et apparemment l’éclair vint en son sang. Il pouvait dire qu’une tempête se préparait, bien avant qu’elle n’arrive, et on disait que quand l’orage craquait, des éclairs l’entouraient de telle façon que personne ne pouvait l’approcher. Depuis ce jour, les Sarn ont la foudre dans le sang. Je me demande parfois s’il s’agit d’une histoire vraie ou si elle est bien trop ancienne pour être crédible.

          J’ai bien souvent eu l’impression que même la région de Sarn était trop ancienne pour être vraie. Les bois, la ferme et l’église à l’autre bord de l’étang étaient tellement vieux qu’ils semblaient sortir d’un rêve. Il y avait aussi quelque chose d’effrayant en ce lieu, et les gens  avaient peur d’y aller à la tombée du jour, le bruit furtif d’un poisson sautant dans l’eau, le bateau de Gédéon qui cognait les marches à petits coups comme si quelqu’un frappait à la porte, la chaussée qui, partant de derrière la barrière de notre jardin, descendait à perte de vue vers l’étang, pour se perdre dans son eau, tout attestait de la solitude de ce très vieil endroit. Bien des fois, les dimanches soirs, un léger son de cloches s’élevait de la surface de l’eau. Nous croyions qu’il s’agissait des cloches du village englouti, mais je pense maintenant que ce n’était que l’écho de nos propres cloches de l’église. On dit bien qu’en certains endroits le son frappe contre un mur d’arbres et rebondit comme une balle.

          Ce fut l’un de ces dimanches soirs, quand le léger tintement se faisait entendre avec le franc carillon de nos quatre cloches, que nous manquâmes le service religieux pour la seconde fois. C’était une si belle soirée, et Père et Mère étaient affairés avec l’essaimage des abeilles, nous décidâmes donc entre nous de ne pas aller à l’église et d’attendre Jancis au portillon du cimetière, et de l’emmener. Parce que le vieux Beguildy  ne s’inquiétait pas trop si elle allait ou non à l’église, n’étant pas lui-même le meilleur ami du pasteur. Il l’envoyait  tous les quatrièmes dimanches  quand l’horloge marquait cinq heures ( car nous n’avions qu’un service religieux par mois, le pasteur ayant une église à Brampton, où il vivait, ainsi qu’une autre, ce qui nous rendait d’autant plus polissons de manquer le service) mais il ne lui demandait jamais si elle était arrivée à l’heure ou en retard ou si même elle y était allée, à plus forte raison il n’allait pas la questionner sur le sermon. Notre Père, lui,  nous interrogeait à la fin de la journée, quand nous étions en chemise de nuit. Il s’asseyait sur le banc-coffre, avec une verge de bouleau à la main, et ce banc-coffre qui paraissait imposant toute la semaine, devenait soudain tout petit, comme un meuble de poupée. Quel que soit l’endroit où Père s’asseyait, il faisait paraître le siège petit. Nous nous tenions debout devant lui, pieds nus sur les dalles froides, dans nos chemises grises faites maison, dont mère avait filé le fil, que le journalier-tisserand avait tissé sur le métier dans notre grenier, parmi les pommes. Alors il nous interrogeait et quand nous nous trompions, il faisait une marque sur le banc et à chaque marque correspondait un coup de verge à la fin de la séance. Bien que Père ne sut point lire, il n’oubliait jamais rien. C’était comme s’il tournait et retournait les choses dans sa tête pendant qu’il travaillait. Je pense que c’était un homme très intelligent qui n’avait pas de quoi employer son esprit. S’il avait eu à surveiller une de ces nouvelles machines à tisser dont j’ai entendues parler, cela aurait pu l’occuper, mais on ne connaissait pas encore ces choses-là à l’époque. Nous étions les seules machines qu’il avait, et, chaque quatrième dimanche, à Noël et à Pâques, nous aurions tant souhaité être les enfants de Beguildy, quand bien même notre pasteur en pensait du mal, et qu’il allait jusqu’à le condamner en chaire même nommément.
          Je me rappelle une fois, après que Père nous eut très vilainement frappés, suite au long sermon de Pâques, Gideon avait  sept ans et moi cinq, alors Gideon se leva soudain au milieu de la cuisine pour dire : « je veux  et souhaite être le fils de Maître Beguildy et le diable peut avoir mon âme. Amen. »
          Père fut au paroxysme de la colère, ce soir-là, assurément ! Il hurla après Mère de façon terrible, disant qu’elle avait fort mal réussi avec ses enfants, parce que la fille portait la marque du diable sur elle et maintenant il apparaissait que le fils venait du même malin. Cela je le sais parce que Mère me le dit plus tard. Mais moi ce dont je me souviens, c’est qu’elle se fit toute petite et comme, petite, elle l’était déjà, elle paraissait menue comme une fée. Et elle répondit : « Pouvais-je empêcher le lièvre de croiser mon chemin ? Pouvais-je l’en empêcher ? » Cela semblait si étrange de l’entendre  répéter cela encore et encore. Même à présent, je peux revoir la pièce, quand je ferme les yeux et plus particulièrement quand j’ai près de moi un bouquet de coucous. Parce que, cette année-là, la fête de Pâques était soit tombée tard, soit dans une période de joli temps où les coucous sortent en avance en certains endroits abrités parce que nous en avions cueilli. La pièce était toute sombre comme une cave et le feu rougeoyant qui brûlait, tranquille et veillant, faisait penser à l’œil du Seigneur. Il y avait aussi un petit œil rouge sur chaque faïence dans le vaisselier où la lueur se laissait prendre. Bien souvent depuis ce moment, j’ai regardé ces lueurs rouges comme des échos du feu, de même que les cloches fantômes étaient les reflets des carillons, et je me disais que l’éclat et le faste de ce monde ne sont guère plus que des reflets. Des rangées et des rangées de lueurs de feu rougeoyantes, qui ne sont en fait que des ombres de feux. Des carillons de cloches joyeuses qui tintent et ne sont cependant que de simples ombres de cloches, un simple soupir qu’un mur de feuilles a fait  rebondir ou qui s’est échappé des eaux lisses. Les yeux de Père aussi avaient emprisonné la lueur, de même que ceux de Gédéon, mais pas ceux de Mère, parce qu’elle se tenait, le dos au feu,  près de la table, où se trouvaient les coucous, en train de desservir les tasses et les assiettes du souper. Et s’il paraît étonnant qu’une enfant si jeune ait pu se remémorer si clairement le passé, il faut savoir que le Temps grave ses images dans la mémoire, comme un enfant creuse des lettres avec son couteau, et moins les lettres sont nombreuses plus il creuse profondément. Ainsi, si peu d’événements étaient survenus à Sarn que nous ne pouvions les oublier. La voix de Mère s’accrochait à  mon cœur comme les rangées d’ « herbes à matelas »  se collent à vous sur le chemin. Elle avait une voix très plaintive et douce. Tout ce qu’elle disait semblait en dire davantage que les mots qu’elle utilisait et il lui arrivait d’être comme une funambule dans le noir ou comme quelqu’un tâtonnant dans de longs couloirs sombres, les deux mains étendues de chaque côté, sans lumière. Elle avait cette voix-là quand elle disait : « Pouvais-je empêcher le lièvre de croiser mon chemin ? Pouvais-je l’en empêcher ? »
          Tout ce qu’elle disait, même s’il arrivait que ce ne soit point joyeux du tout, elle le disait avec un léger sourire, de ce sourire qui veut prévenir la colère de quelqu’un ou de ce sourire que l’on prend quand on s’est fait mal et qu’on ne veut pas le montrer. C’était un sourire douloureux qui ne la quittait pas. Aussi quand Père donna une autre raclée à Gideon  pour avoir souhaité être le fils de Beguildy, Mère qui se tenait près de la table, dit : « Non Sarn ! Retiens toi ! Sarn ! » et elle continuait de sourire pour retenir les mains de Père de sa voix douce. Pauvre Mère ! Oh, ma pauvre Mère ! Nous rencontrerons-nous dans l’autre monde  pour nous racheter de notre manque d’attentions pour toi ?
          Je n’ai jamais oublié cette fête de Pâques, mais ce ne fut pas le cas de Gideon, semble-t-il, parce que quand je la lui ai rappelée, en disant qu’on ne devrait pas faire cette escapade il me répondit : «  mais si, nous demanderons à  la Tivvy du sacristain, d’écouter le sermon pour nous, de façon à pouvoir bien répondre. Et  puis, je m’en fiche d’être fouetté du moment que je trouve quelques belles  coquilles pour battre Jancis, parce que la dernière fois c’est elle qui a gagné.
          Ces coquilles, vous le savez peut-être, sont des coquilles d’escargots que les enfants alignent sur un fil quand elles sont vides et avec lesquelles ils jouent comme vous, vous jouez avec des marrons. Nos bois étaient pleins d’escargots et Gideon faisait des matchs de coquilles avec des gars qui venaient parfois de plus de huit kilomètres d’au-delà de Plash. Il était connu de partout, parce qu’il jouait âprement, et pas du tout comme si c’était un jeu.

          Toutes les cloches sonnaient quand nous partîmes ce dimanche de juin : les quatre cloches de métal de notre église et les quatre cloches fantômes venues de nulle part. Mère aidait Père auprès des abeilles, préparant une nouvelle ruche près du gros châtaignier pour y mettre l’essaim. Elles avaient essaimé dans un groseillier mort, et Mère avait dit avec son sourire particulier : « c’est un signe de mort »
          Mais Gideon s’était écrié :     Abeilles en mai valent un louis d’or
              Abeilles en juin c’est chance encore
          Et il avait ajouté : « tant que nous avons les abeilles, Mère, tout va bien pour nous, et meure qui veut »
          Eh oui ! je crois que Gideon était bien âpre au gain, même alors. Mais Père pensa qu’il était un petit gars sensé et éclata de rire en disant :
          « _eh bien nous avons une telle quantité d’abeilles à présent que si quelqu’un meurt, j’espère que ce ne sera pas moi qui devrais le leur annoncer »
          _ où sont vos rameaux de romarin, vos livres de prière et vos mouchoirs propres » demanda Mère
          Gideon avait espéré ne pas avoir à les prendre, mais il courut les chercher, et Mère replaça correctement mon fichu sur les épaules. Elle y épingla sa grosse broche avec une pierre noire, qu’elle avait eue quand George son second mourut, et pendant qu’elle l’agrafait, elle ne cessait de se dire à elle-même : « non qu’il importe vraiment comme la pauvre enfant est habillée. Chérie, ma chérie ! Mais pouvais-je empêcher le lièvre de croiser mon chemin ? Pouvais-je l’en empêcher ? »
          Chaque fois qu’elle disait cela, sa voix devenait très plaintive et je repensais à quelqu’un qui cherchait à tâtons dans un couloir sombre.
          « Alors Mère ! viens tenir la ruche pendant que je consolide la branche plus haut, dit Père,  elles ont fait leur essaim trop près du sol»
          J’aurais préféré rester, parce que j’aimais tellement voir cette grosse balle d’abeilles, dorée comme un gâteau de Noël, et entendre le bruit sourd que celles-ci faisaient.
          Nous passâmes par le portail et le long du chemin de halage parce que c’était le plus court pour atteindre l’église et nous voulions attraper Tivvy avant qu’elle n’y entre. Il y avait des poules d’eau sur l’étang et l’eau était de la couleur de la lumière avec mille éclats.
          « _Maintenant, dit Gideon, nous courons pour notre vie »
          _ qui est après nous ?
          _ les génies de l’eau »
          Alors nous courûmes de toutes nos forces, et arrivâmes à l’église juste au moment où les deux dernières cloches commençaient  leurs Ding Ding Dong, qui me faisaient toujours penser à la verge de bouleau.
          Nous nous assîmes sur la tombe plate où, nous nous asseyions habituellement pour jouer au conquérant, et comme l’église était sur une petite colline nous pouvions surveiller les deux ou trois personnes qui venaient par les champs. Il y avait Tivvy avec son père, arrivant de East Coppy, et Jancis  dans les prairies du bord de l’eau, où les grandes haies  d’aubépines étaient toutes fleuries. Jancis était petite, pas grande comme moi, mais c’est elle qu’on voyait toujours la première avant qui que ce fût, parce que la lumière, semble-t-il, se rassemblait autour d’elle. Elle avait les cheveux dorés, et toutes les ombres de son visage paraissaient éclairées de leur pâle reflet. Je la comparais à un nénuphar blanc rempli de pollen jaune ou de miel. Elle avait une peau très blanche, d’un blanc crémeux, sans couleur aucune, sauf quand elle était surexcitée ou intimidée, et son visage doux et à fossettes avait juste la rondeur qu’il fallait. Sa bouche souriante était rouge, et ce sourire faisait courir ses fossettes les unes dans les autres. Je l’aurais, parfois, presque étranglée pour ce sourire-là.
          Elle monta vers nous, très modeste, dans son corsage fleuri et sa jupe bleue, avec un  bouquet fleuri à son fichu.
          Bien qu’elle n’eût que deux ans de plus que moi, ayant l’âge de Gideon, elle semblait pourtant bien plus âgée car elle commençait déjà à sourire aux garçons, et les gens disaient « la Jancis de Beguildy va bientôt être courtisée ». Mais je savais, moi, que le vieux Beguildy n’aurait jamais l’intention de la marier. Il voulait la garder comme appât pour attirer les jeunes gars, parce que les gens qui passaient chez lui étaient pour la plupart soit des jeunes femmes sans argent soit de vieux pingres qui voulaient qu’on lance des sorts pour eux sans trop débourser. Aussi à cette époque, quand il vit comme Jancis s’épanouissait joliment, il l’encouragea à  se parer et à s’asseoir à la fenêtre de la maison prise dans la roche, au cas où quelqu’un passerait par le sentier près de chez eux. Cela n’advenait qu’un dimanche dans le mois parce que Plash était presque aussi isolé que Sarn. Il fit une lanterne de verre couleur de rose rouge, et pendant que Jancis était assise dans l’encadrement de pierre de la fenêtre, il suspendait au-dessus d’elle cette lanterne dans laquelle il plaçait une grande bougie, à la façon des contrées étrangères et non pas comme chez nous qui utilisions des mèches de roseaux. Il avait en tête, que si un grand monsieur passait par là, allant à une foire ou à une bataille de coqs, au-delà des montagnes, il pourrait bien tomber amoureux d’elle, et là, Beguildy avait prévu de le faire entrer, de lui offrir une bière forte et de l’entretenir de charmes et d’enchantements, pour à la fin, lui proposer le tour de l’apparition de Vénus. Tout cela était écrit dans l’un de ses livres : comment l’on arrivait dans une pièce obscure, comment il fallait donner cinq pièces  à cet homme avisé qui, ensuite disait la formule magique et comment en un instant apparaissait au milieu de la pièce, dans une lumière rose, et un parfum de rose, Vénus toute nue. Sauf que ce n’était pas Vénus mais Jancis. Cependant le grand Monsieur se fit attendre, et le seul homme qui vit Jancis à la fenêtre, fut Gideon , un soir d’hiver, alors qu’il rentrait du marché par là parce que l’autre route était inondée. Il en devint fou amoureux, et ne faisait que me parler d’elle jusqu’à me fatiguer. Il avait dix-neuf ans à l’époque ce qui est un âge où les garçons sont stupides. Avant cela, il ne faisait pas du tout attention à elle, sauf pour lui dire une chose ou une autre comme il le faisait avec moi.  Mais ensuite il devint tout miel avec elle. Je n’aurais jamais pu croire qu’un homme si déterminé, si sûr de lui et si intelligent  pouvait être aussi faible avec une fille. Mais ce soir-là il n’avait que dix-sept ans et il dit simplement :
          « _ Ne vas pas à l’église, Jancis et viens aux coquilles avec nous
             _ Oh dit Jancis, je voulais jouer au gravier vert
          (elle avait une façon de dire « Oh » devant chaque mot  qui faisait ressembler sa bouche à une rose. Mais le faisait-elle pour obtenir cet effet, ou parce qu’elle n’était pas bien vive et timide, je ne pourrais le dire)
             _ Il n’y a rien à gagner au gravier vert dit Gideon, nous jouerons au conquérant
            _ Oh ! Je voulais le gravier vert ! Tu me battras si on joue au conquérant.
            _ Eh ! C’est bien pour ça qu’on va y jouer ! »
          A ce moment Tivvy arriva par le portillon, et nous lui dîmes ce qu’elle devait faire. La pauvre créature était sotte,  elle pouvait à peine retenir son propre nom, parce qu’il n’était pas du coin, alors, pensez…un sermon ! Mais Gideon prétendait que dès l’instant où elle en retiendrait une bribe, il reconstituerait  le reste. Et il ajouta que si elle ne s’en souvenait pas suffisamment, il lui tordrait proprement le bras. Alors elle se mit à pleurer.
          Puis nous vîmes le sacristain, venant à travers les champs labourés, très solennel avec son long bâton noir à bandes blanches, et nous entendîmes le poney pie du Pasteur qui trottait sur le chemin, alors nous filâmes en laissant Tivvy avec son petit menton rond tremblant et sa bouche tordue parce qu’elle pleurait sachant bien qu’elle ne retiendrait pas un mot du sermon. Tivvy à un sermon me faisait toujours penser à notre chien quand on le lavait. Il se couchait et laissait couler l’eau sur lui, ainsi elle laissait glisser le sermon sur elle. Aussi, je sus que les ennuis se préparaient.
          C’était un bel après-midi, les hirondelles volaient haut dans le ciel, de fortes senteurs se dégageaient de la floraison de mai. Quand les cloches s’arrêtèrent, les nôtres et les autres, nous descendîmes regarder l’eau, pour tâcher d’y apercevoir le village, comme nous le faisions souvent le dimanche. Mais il n’y avait que notre église à l’envers, deux ou trois tombes et leurs croix, et le poney du Pasteur paissant, la tête renversée.
          Parfois, les soirs d’été, quand le soleil était bas, la flèche se reflétait droit sur notre habitation, et je pensais que c’était comme si le doigt du Seigneur fut pointé sur nous. Nous descendîmes dans les marécages et trouvâmes quantité de coquilles, Gideon battit Jancis à chaque fois, ce qui fut une bonne chose, parce qu’à la fin il dit qu’il voulait bien jouer au gravier vert et tous deux furent contents. Seulement nous fûmes très en retard et faillîmes rater Tivvy.

          « _ Maintenant raconte ! dit Gideon. Elle se mit à pleurer et dit qu’elle ne se rappelait de rien. Alors il lui tordit le bras et elle hurla : « feu qui ne n’éteint point »
          Elle avait sûrement dit cela parce que c’était l’un des textes préférés du Sacristain qui le répétait constamment, tout en martelant la terre de son bâton.
          _ Quoi d’autre ?
          _ Rien
          _ Je vais te tordre le bras à le déboîter, si tu ne trouves rien d’autre
          Tivvy prit un air sournois, comme Pussy dans la laiterie et dit :
          _ Le pasteur a parlé d’Adam et Eve , de Noé, de Shemamanjaphet et de Jésus à la crèche et des trente pièces d’argent.
          Le visage de Gideon s’assombrit.
          _ ça ne veut rien dire dit-il
          _ Mais elle t’a quand même répondu. Tu dois la laisser partir maintenant »
          Alors nous rentrâmes, avec l’ombre de la flèche qui s’étirait à travers toute l’étendue d’eau.
          Père dit :
          « _ Quel était le texte ?
          _ Le feu qui ne s’éteint point.
          _ De quoi parlait le sermon ?
          Le pauvre Gideon se mit à inventer une histoire avec toutes les choses que Tivvy lui avait dites. Personne n’a entendu pareille histoire ! Père restait parfaitement tranquille sur son siège, et Mère souriait très douloureusement, elle était debout près du feu, en train de faire revenir une tranche de lard.
          Tout à coup Père hurla :
          _ « Menteur ! Menteur ! Le pasteur vient juste de passer pour savoir s’il y avait des malades puisque aucun de nous n’était venu à l’église. Non seulement tu es allé te balader, tu mens, mais en plus tu te moques de moi !
          Son visage passa du rouge au violet avec les veines apparentes, comme de la viande crue. C’était horrible à voir. Il alla prendre la baguette pour le cheval et dit :
          « je vas t’administrer la plus belle raclée de ta vie »
          Il traversa la cuisine vers Gideon.
          Mais soudain, Gideon se rua sur lui, tête baissée et le prenant par surprise, le renversa proprement.
          Alors, soit que Père ait mangé trop copieusement après sa rude journée de travail auprès des abeilles, soit qu’il fût dans une telle rage avec ensuite la surprise de la chute, nous ne l’avons jamais su, mais toujours est-il qu’il fut pris d’une attaque. Il ne bougea plus, mais resta couché sur le dos, sa respiration bruyante remplissait toute la maison comme un ronflement dans la nuit. Mère lui dénoua sa cravate du dimanche, le souleva, lui mit de l’eau froide sur le visage, mais rien n’y fit.

          L’affreux ronflement persistait et semblait engloutir tous les autres bruits qui s’éteignaient comme des mèches de roseaux dans le vent. On n’entendait plus ni le tic-tac de l’horloge, ni le ronronnement du chat, ni le grésillement du lard, ni les bourdonnements d’abeilles à la fenêtre. Il semblait aussi engloutir la lumière, et le parfum des roses blanches dehors, toutes  les sensations de mon corps et ma faculté à réfléchir. Nous n’étions tous devenus  qu’une partie de ce sinistre ronflement.
          _ Sarn ! Sarn ! s’écria Mère, Oh! Sarn, pauvre âme reviens à toi !
          Elle essaya de verser entre ses lèvres de la liqueur de genièvre mais elles étaient trop serrées. Puis le ronflement se changea en râle, horrible à entendre, puis peu après il s’arrêta et ce fut un terrible silence, comme si toute la terre était devenue muette. Pendant tout ce temps, Gideon était resté pétrifié, n’ayant en tête, m’avoua-t-il plus tard, que le fouet avec lequel Père avait voulu le frapper. Et, bien qu’il n’eût jamais vu de morts auparavant, quand Père se tint tranquille, que l’endroit devint silencieux, il dit de sa voix habituelle, avec à peine un léger tremblement :
          « _ Il est mort Mère. Je m’en vas le dire aux abeilles ou nous pourrions bien les perdre. »

           Nous pleurâmes un long moment, Mère et moi, et quand nous ne pûmes plus pleurer, les petits bruits réapparurent : le tic-tac de l’horloge, le crépitement du bois dans le feu et la respiration du chat dans son sommeil ;
          Quand Gideon revint, nous pûmes à nous trois placer Père sur un matelas et le recouvrir d’un drap propre. Il avait de beaux traits maintenant que son visage n’était plus violet.
          Gideon ferma portes et fenêtres, alla voir les bêtes et vérifia que tout allait bien.
          « _ Vaut mieux dormir, maintenant Mère dit-il. Tout va bien les bêtes sont rentrées. J’ai prévenu chacune des ruches et j’ai pu voir que les abeilles étaient satisfaites et qu’elles me voulaient bien comme maître ».

          #162077
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          Participant

            LIVRE 1
            Chapitre 3: Prue porte les invitations

            A l’époque, on avait peu de temps pour penser à son chagrin avant les funérailles si on venait de perdre quelqu’un. Il y avait beaucoup à faire. Il fallait préparer le deuil et avant cela, si la famille n’avait pas reçu récemment le tisserand, il lui fallait tisser et teindre. Nous n’avions pas eu le tisserand depuis longtemps et nous étions à court d’étoffe.
            Mère dit à Gideon qu’il lui fallait quérir le vieux tisserand, qui habitait Lullingford, au-delà des montagnes  et qui se louait à la journée ou à la semaine. Gideon sella le cheval de Père, Bendigo et s’empara de la baguette  avec un curieux sourire. Dès qu’il fut parti, Mère et moi nous mîmes à enfourner, parce qu’il fallait nourrir non seulement le tisserand,  mais aussi  les femmes que nous allions devoir inviter pour la couture du deuil. Elles viendraient pour rien comme c’est l’usage mais il faudrait les nourrir.

            On se sentit seules, cette nuit sans Gideon. Il devait souper et dormir à Lullingford, mais il revint tôt le lendemain, et j’entendis le son des sabots sur les pavés de la cour, pendant que je filais. Nous nous dépêchions de préparer du fil à tisser pour le vieil homme. Il venait derrière Gideon , sur un grand cheval blanc, osseux, qui me fit penser au cavalier de la Bible sur son cheval blanc. C’était l’homme le plus vieux qu’on pût voir. Il sautillait comme une pie farfouillant ici et là sur son métier à tisser, considérant la navette avec émerveillement  comme aurait fait une pie avec un objet brillant qu’elle aurait trouvé. Je devais lui porter les repas au grenier, pour qu’il ne perde pas de temps. Ce fut une bonne chose qu’il n’y eût plus de pommes là-haut, ainsi il pouvait sautiller de partout sans problème.
            « _ A présent, tu dois porter les lettres d’invitation pour la couture, Prue, me dit Mère
               _ Puis-je en donner une à Jancis, Mère ?
               _ Non nous n’allons pas dépenser de l’argent dans une lettre pour Jancis. Mais elle est la bienvenue si elle veut venir.
               _ Je vais le lui dire. Elle coud très bien.
               _ Pas si bien que toi, ma chérie. Quoique tu aies cette chose de travers, tes coutures tu les fais joliment droites, Prue »
            Je partis en courant, toute ravie d’être complimentée, ce qui ne m’arrivait pas souvent. Je rencontrai Gideon près de l’étang.
            « _ Tu portes les invitations ? dit-il
               _ Oui
               _ Jancis vient ?
               _ Oui
               _ Ben, quand tu seras là-bas, demande à Beguildy de nous  prêter les bœufs blancs pour les funérailles, hein ?
               _ Pour transporter Père à l’église ?
               _ Oui. Et quand il sera enterré, faudra qu’on cause toi et moi. Y- a  beaucoup à réfléchir pour notre avenir. Regarde toutes ces invitations t’aurais pu les écrire toi-même et économiser un écu.
            Je me demandais bien où il voulait en venir, car il savait bien que je n’aurais pu écrire le moindre mot, mais je savais qu’il ne s’expliquerait  que quand il le jugerait bon et pas avant, c’est ainsi qu’il était. On n’aurait jamais cru qu’il n’avait que dix-sept ans ; à sa façon de parler vive, changeante et pourtant pleine de gravité, on lui en donnait bien vingt-cinq.

            Quand j’arrivai à Plash, Jancis était en train de filer, assise dans le jardin. Elle me dit que nous pouvions emprunter les bêtes, qui lui appartenaient en propre, étant un cadeau de sa grand-mère. Bien qu’elle n’ait jamais eu la force de les conduire dans un attelage ou de les utiliser derrière la charrue, comme moi j’ai eu à le faire les années suivantes, elle en tirait cependant quelque argent en les louant pour des veillées, quand Beguildy ne prenait pas cet argent. Ces bêtes étaient magnifiques, quand elles étaient attifées de fleurs et de rubans après avoir été étrillées.
            J’entrai dans la maison pour parler à Beguildy
            « _Père est mort, maître Beguildy, dis-je
               _ Ah ! ah ! qu’est ce que ça peut me faire, pauvre fille ?
            Il était vraiment très étrange, comme  toujours, ce Beguildy
               _ Parle-moi de ce que je ne sais pas, chère enfant, dit-il
               _ Alors vous le saviez ?
               _ Oui, je savais que ton père était parti. N’est-il pas passé près de moi emporté par le vent, dimanche dernier sur le soir, criant de sa voix grêle et méchante : « tu me dois un écu Beguildy » Dis-moi quelque chose de neuf fille, des choses nouvelles et inhabituelles. Maintenant si tu pouvais me dire que les feuilles sont toutes tombées en ce jour de juin ou que mes quetsches sont mûres pour le marché ou que l’étang s’est asséché ou que l’homme cesse de convoiter et de blesser celle qu’il aime ou que Jancis ne se mire plus dans l’étang de Plash, là je t’écouterais volontiers ! Mais pour ton père je m’en fiche, je n’avais point d’amitié pour lui. »
            Et prenant son petit marteau il en frappa une rangée de silex, jusqu’à ce que la pièce fut entièrement sous le charme. Chaque silex émettait son propre son, il les connaissait comme un berger son troupeau ; et il avait pris cette habitude, quand la conversation l’importunait, de les  faire tinter comme un carillon.
            « _ Je venais voir si nous pouvions emprunter vos bêtes pour la charrette. Jancis a dit oui.
               _  Faudra payer
               _ Combien monsieur ?
               _ Tout comme pour les veillées, un sou la tête. Alors tu portes les invitations ? Et qui ta mère a-t-elle payé pour les écrire ?
               _ Le pasteur les a écrites pour nous et Mère a mis un écu dans le tronc pour les pauvres
               _ Pauvre sotte ! quel gaspillage ! Je les aurais faites d’une jolie écriture pour moitié moins. Je sais faire la grande et la petite écriture, la ronde ou la carrée, en rouge ou en noir. Le pasteur ne connaît que l’écriture d’église et ce n’est qu’une pauvre écriture.
               _ J’aimerais bien savoir écrire, maître Beguildy
               _ Oh ! toi !
            Il se mit à rire de la façon bien particulière qu’il avait, douce, légère et haut perchée.
               _ C’est pas pour les enfants dit-il

            Mais j’y pensais souvent, je pensais  que ce serait si bon de s’asseoir près du feu, sur le coin du banc, et d’écrire des lettres d’invitation, des lettres d’amour, des notes de marché ou même un verset pour une tombe, et de faire l’écriture ronde ou carrée, la grande ou la petite, en rouge ou noir, et l’écriture d’église aussi si ça me plaisait. Je pensais que pour quelqu’un comme Jancis, qui m’irritait par sa beauté, je ferais des lettres très  laides avec pas de rouge du tout. Mais je savais que c’était vilain de ma part, parce qu’elle n’y était pour rien, la pauvre Jancis, si elle était belle.
            Alors Beguildy s’en alla soigner les cors d’un vieil homme et Jancis et moi jouâmes aux amoureux, mais Jancis me dit que je ne savais pas m’y prendre et elle pensait que Gédéon le ferait beaucoup mieux.

            #162078
            BruissementBruissement
            Participant

              LIVRE 1
              Chapitre 4: Torches et romarins

              Ce fut par une nuit d’été humide et tranquille que nous enterrâmes Père. De notre temps il était encore d’usage, aux alentours de Sarn, d’enterrer les gens la nuit. Dans notre famille cela s’était fait depuis des siècles. Toute la journée j’avais été très occupée à décorer la charrette avec des branches d’if et de ce laurier à la floraison blanche dont le parfum est si fort et si suave. J’ai cueilli toutes les roses blanches et deux ou trois œillets en fleurs que j’ai arrangés avec quelques marguerites des prés. Tandis que je les cueillais, je pensais comme Père aurait été furieux de me voir là, piétinant  cette herbe à foin, et j’avais du mal à ne pas me retourner pour voir s’il ne venait pas.
              Après la traite, Gideon alla chercher les bêtes et je leur mis des bandes de tissu noir à l’encolure puis j’attachai des branches d’if à leurs cornes. Il fallait le faire avec précaution, car elles étaient de la race Longhorn, et si vous les mettiez en colère elles pouvaient vous blesser à mort en un temps et trois mouvements.
              Le meunier était l’un des porteurs et Monsieur Callard du Vallon de Callard, qui mettait en fermage toutes les terres entre Sarn et Plash, en était un autre. Les deux derniers porteurs étaient nos deux oncles d’au-delà des montagnes.
               Gideon étant le chef de ceux qui portaient le deuil, avait un chapeau haut de forme avec des rubans noirs, des gants noirs et un bâton enroulé de rubans noirs. Il fallut un bon moment pour sortir le cercueil, qui était grand et lourd alors que les portes étaient très étroites. Cette difficulté survenait à chaque enterrement d’un Sarn et malgré cela, personne ne semblait penser à élargir ces portes.
              Le sacristain était en tête, le chapeau dans une main et une grande torche dans l’autre. Puis venait la charrette avec le fils du meunier et un autre garçon pour conduire les bêtes. La charrette était entièrement recouverte de feuilles et de branches et tout le monde m’en fit compliment. Mais je ne pouvais m’empêcher de me rappeler que pauvre Père avait l’habitude de me dire de jeter hors de la maison toutes ces sales mauvaises herbes. Et maintenant c’était lui que nous enlevions, secoué sur les pierres, hors de l’endroit où il avait été le maître. Cela me tourmentait. Il paraissait vraiment  cruel et même irrespectueux, de laisser cette pauvre âme, seule, à l’autre bout de l’étang. J’étais contente que ce fût au moins par une claire et douce nuit de juin.

              On était obligé de longer l’étang par le côté le plus long puisque l’autre n’était qu’un sentier. Quand nous fûmes sortis de la cour aux bestiaux, après le fumier, nous atteignîmes la route et prîmes nos places. Gideon derrière le cercueil, tout seul, puis Mère et moi, dans nos coiffes et châles noirs, tenant à la main nos livres de prières et des branches de romarin. Les oncles, le meunier et monsieur Callard arrivaient ensuite  tous munis de torches et de branches de romarin.
              La route était bonne et plus plane que la plupart de celles par chez nous ; c’était celle de Lullingford. Le pasteur avait l’habitude de dire qu’elle avait été construite par des gens qui vivaient du temps de notre Rédempteur, les Romains. Quel que soit leur nom, ils faisaient de fameuses routes. Elle passait très près de l’étang, et surplombait l’eau et comme nous cheminions solennellement, sur elle, je regardai dans l’eau et nous aperçus. C’était une image indistincte parce que la lumière ne nous venait que d’une lune décroissante ombrée de nuages et des torches. Mais l’on pouvait distinguer dans l’eau sombre, du mouvement, des lueurs des étincelles, et quand la lune se libérait des nuages nous avions nos silhouettes comme les ombres des poissons glissant dans les profondeurs. Il y avait une grande masse noire, c’était la charrette, les bœufs étaient comme des nuages avançant loin devant, et les torches semblaient avoir été jetées comme si nous avions voulu les éteindre.
              Tout le temps de notre marche, nous entendions les cloches appeler le corps vers sa demeure. Leur tintement était étrange au-dessus de l’eau, dans la vaste nuit et plus étrange encore l’écho qui leur répondait. A un moment une chouette blanche, nous accompagna, telle une plume envolée tant elle était douce et légère. Mère dit que c’était l’esprit de Père qui cherchait son corps. On n’entendait que le bruit des cloches et celui des roues qui grinçaient, jusqu’à ce que le poney du pasteur paissant par-là, vit les formes incertaines des bœufs loin devant, et se mit à hennir, croyant, je suppose, qu’il s’agissait de poneys, et se trouvant content, dans la solitude de la nuit, que des semblables passent non loin de lui.

               Enfin le grincement cessa au portillon du cimetière surmonté d’un auvent. Ils ôtèrent le cercueil pour le placer sur des tréteaux et au milieu de l’oppressante respiration des fossoyeurs nous entendîmes cette parole d’espérance :
               « Je suis la résurrection et la vie »
              Ce fut comme une pluie douce après la sécheresse. Et cela me fit me demander comment nous allions apparaître à cette résurrection ? Y serons-nous tout nets ou indistincts comme dans l’eau ? Père apparaîtrait-il dans un accès de colère, comme à sa mort ou courant vers sa grand-mère avec un bouquet de primeroses comme quand il était enfant ? Mère sourirait-elle de ce même sourire ou aurait-elle trouvé une lumière dans le passage sombre ? Serais-je encore prisonnière de ce corps que je n’aime pas ou la liberté nous serait-elle donnée à tous de tisser nous-mêmes nos corps à notre goût en déroulant le fil de nos âmes ?
              On apporta le cercueil sur un autre tréteau qui se trouvait près de la fosse, et on le recouvrit d’un tissu blanc. C’était notre meilleure nappe. Sur celle-ci on posa le grand pichet d’étain plein de vin de sureau. C’était la seule chose que pouvait offrir Mère, et par chance elle en avait beaucoup, suffisamment même pour tous à cette fête des funérailles parce qu’il y avait eu des baies de sureau à profusion l’année précédente. Dans la clarté incertaine de la lune, ce pichet paraissait étrange, posé, là, sur le cercueil, alors que nous avions l’habitude de le voir sur la table, coloré par les reflets que renvoyait la bûche de Noël.
              Le pasteur s’avança et l’élevant s’écria :
              « _ Je bois à la paix de celui qui s’en est allé »
              Puis chacun s’avança à son tour et but à la santé de l’âme de Père.
              Au pied du cercueil se trouvait notre petite mesure en étain remplie de vin et un quignon de pain, mais personne n’y toucha.
              Alors le sacristain s’approcha et dit :
              « _ Y a-t-il un mangeur de péchés ?
              Et Mère s’écria :
                 _ Hélas non ! Malheur à moi ! Y pas de mangeur de péchés pour mon pauvre Sarn. Gideon n’en a pas voulu »

              Il y avait encore en ce temps dans nos contrées, la coutume de donner, à la mort de quelqu’un, un peu d’argent à un pauvre homme, pour qu’il prenne le pain et le vin, qu’on lui tendait par-dessus le cercueil, et qu’il dise en mangeant  ce pain et buvant ce vin:
              « Je t’offre l’allègement et le repos, cher homme, pour que tu n’erres pas dans les champs ou les chemins. Et pour ta paix, je propose ma propre âme en gage. »
              Puis avec un air calme et grave,  il retournait à sa place. Mon Grand-Père disait, que la plupart des mangeurs de péchés, étaient des sorciers ou des exorcistes, qui passaient par des jours difficiles. Ou quelquefois ce pouvait être de pauvres hères, qui avaient dû quitter la communauté après quelque sombre action,  avec qui personne ne voulait traiter, et qui n’avaient souvent pour toute nourriture que ce pain et ce vin offerts par-dessus le cercueil.

              A notre époque il n’en restait plus autour de Sarn. Ils étaient tous morts, et on devait aller au-delà des montagnes pour en trouver. C’était un long trajet et ils exigeaient maintenant le prix fort au lieu de le faire pour presque rien comme avant. Aussi Gideon avait-il dit :
              « Nous épargnerons cet argent. Quel bien pourrait faire cet homme ? »
              Mais Mère pleura et se lamenta toute la nuit suivante. Et quand le sacristain dit : « Y’a t’il un mangeur de péchés ? », elle pleura de nouveau, très malheureuse, parce que Père était mort dans sa colère, chargé de tous ses péchés, et avec cela,  il était mort dans ses bottes, ce qui ne se fait pas et n’augure donc rien de bon. Si bien qu’elle pensait qu’il avait grand besoin d’un mangeur de péchés et elle était inconsolable.

              C’est alors que survint une chose étonnante et bouleversante. Gideon s’avança vers le cercueil et dit :
              « _  Y’ a un mangeur de péchés
                 _ Qui donc ? Je vois personne dit le sacristain
                 _ C’est moi le mangeur de péchés
              Il souleva le petit pichet qui servait de mesure, et sombre, regarda Mère
                 _ J’aurais la ferme et tout si je suis mangeur de péchés, Mère ?
                 _ Non, non ! les mangeurs de péchés sont maudits !
                 _ Quel mal à boire de son propre vin et à grignoter de son propre pain ? Mais si tu t’en fiches laisse tomber. Il peut partir avec son péché.
                 _ Non, non ! laisse-le partir délivré, Gideon ! Donne le repos à  son âme ! Tu es en vie et jeune, mais il est dans le froid et sans secours, au pouvoir de Satan. Il est parti avec tous ses péchés, et dans ses bottes pauvre âme ! S’il n’y a personne d’autre pour l’aider, que son propre fils ait pitié de lui!
                 _ Et tu me donneras la ferme Mère ?
                 _ Mais oui ! mon fils ! Que m’importe la ferme ? Tu peux tout prendre, sans problème
              Alors Gideon but le vin d’une seule gorgée et avala le croûton. Tous restaient silencieux on n’entendait que le bruit de sa mastication.
              Puis il posa la main sur le cercueil, se tenant haut et droit dans son chapeau noir, avec un visage aux lueurs pâles, il dit :
              « _ Je t’offre maintenant l’allègement et le repos, cher homme ! N’erre donc pas dans nos chemins et nos prairies. Et pour ta paix je mets mon âme en gage. Amen »
              Un soupir sortit de l’assistance comme le bruit du vent dans les chaumes secs. Il me sembla que même les bœufs, près du portillon, soupirèrent en ruminant.
              Mais quand Gideon dit : « Ne viens pas errer dans nos chemins et nos prairies », il m’a semblé  qu’il le disait comme s’il avertissait un intrus.
              Alors vint le moment de jeter les branches de romarin dans la tombe. Puis on y descendit le cercueil et tous jetèrent dessus leurs torches  qui s’éteignirent.

              Cela dura longtemps avant que tout fût fini, et nous rentrâmes par le plus court chemin, sauf Gideon qui prit la route avec la charrette. Nous étions un certain nombre, parce que tous ceux qui avaient été à l’église, vinrent pour le repas des funérailles. Il y avait le forgeron, le bouvier de la ferme de Plash, le berger des montagnes, l’aide du meunier et un bon nombre de femmes de même que tous ceux dont j’ai parlés auparavant.
              Mère avait demandé à Tivvy de s’occuper du feu et des bouilloires pour  préparer la bière épicée et  la cervoise chaude épicée parce que le fond de l’air était frisquet la nuit, au bord de l’eau.
              Quand nous arrivâmes à la maison, s’y trouvaient déjà Madame Beguildy et Jancis. Il y avait un bon feu et au-dessus un récipient de bière toute prête ; C’était une charmante personne, cette dame Beguildy, mais malheureusement peu appréciée, étant la femme du sorcier, l’homme réprouvé. Elle n’était jamais invitée à un mariage ou à un baptême. Mais à un enterrement, quand le malheur était déjà dans la maison, que pouvait-on craindre de plus ? Madame Beguildy aimait beaucoup les sorties ; Elle aurait bien aimé habiter Lullingford et tenir une boutique, aller à l’église deux fois le dimanche et chanter à la chorale. Elle ne croyait aucunement dans les sortilèges de son mari, bien qu’elle ne le disait pas, sauf à moi et à deux ou trois de ses amis. Une fois, longtemps après cet événement, quand il y eut des ennuis à la Maison de Pierre, dont vous entendrez parler plus tard, alors qu’elle se disputait avec Beguildy, j’arrivai par hasard et la trouvai une bouteille de Lady Camperdine à la main (dans cette bouteille  Beguildy prétendait avoir enfermé le fantôme de la vieille dame), et tout en la  secouant comme une vulgaire sauce, de telle façon que je me disais que le bouchon allait sauter, elle était en train de crier : « _ je vais t’apprendre, je vais t’apprendre moi, Lady Camperdine vraiment ! l’eau de Plash ! oui ! voilà ce qu’il y a dedans, de l’eau de Plash et rien d’autre »
               
              On voyait rarement Madame Beguildy . Elle était toujours dehors avec les poules et les canards ou en train de bêcher le jardin ou à la pêche. C’était une bonne pêcheuse. Sans elle, ils auraient toujours eu faim, car Beguildy n’arrivait pas à se résoudre à faire autre chose que ses sorcelleries. Elle nous avait cuit une fournée de gâteaux pour les funérailles au cas où nous n’en aurions pas eu assez ; elle était tellement gentille et agréable, blonde comme Jancis, et  toute potelée ; elle avait fait une si bonne cervoise épicée que tout le monde, le pasteur y compris, oublia qu’elle était la femme du sorcier.
              « _ Je dois ramener les boeufs, ma chère, dit-elle à Mère, c’est pour la moisson
                _  Vous allez commencer ?
                 _ Oui, et vous ?
                 _  Je commence demain dit Gideon.
              Tous se tournèrent vers lui. Il apparut dans l’embrasure de la porte, grand plein de force. Et il me sembla que chacun se reculait un peu comme de quelque chose de singulier.
              Le pasteur se leva pour partir.
              « _ nous sommes déjà demain, jeune Sarn, dit-il, que tous les demains te soient propices
                 _ demain oh ! demain ! dit Jancis c’est un mot de promesses
              elle bâilla et en une seconde sa bouche devint une rose et je sentis que je ne pouvais guère la supporter
                 _ Un chant ! dit solennellement le sacristain, un chant sacré avant de partir »
              Alors nous nous levâmes autour de la table où les bougies s’étaient presque entièrement consumées, et nous chantâmes :
               
              « Alors que tu gis la tête dans l’herbe, cher homme,
              Et que l’herbe envahit tes pieds,
              Toutes tes actions mauvaises et bonnes
              Auprès du Seigneur vont se retrouver. »

              Comme il y avait plus d’hommes que de femmes, le chant sourdait grave comme le bourdonnement des abeilles dans un tilleul. Jancis et Tivvy avaient une voix claire et haute mais froide également comme si cela ne leur faisait rien du tout qu’un pauvre corps fut couché  là-bas avec de l’herbe pour seule compagnie.
              Puis ce furent des piétinements de départ et tous partirent, Mère étant à la porte offrant les gâteaux des funérailles. C’était de bons gâteaux bien mousseux faits avec beaucoup d’œufs, de la forme d’un cercueil et enveloppés dans un papier à bords noirs.
              Entre-temps les oiseaux s’étaient mis à chanter avec force et netteté, avec un bruit d’écho qui se renvoyait. Nos cheminées se reflétaient dans l’étang, signe que le matin se levait. Il y avait un coucou dans le bois de chênes et le premier râle des genêts parlait haut dans les foins, impérieusement.
              Gideon dit :
              « _ Il est trop tard maintenant pour aller dormir. Le jour est là ; Allons au verger. J’aimerais te parler de  mes plans pour l’avenir.
              Quand je le suivis au verger où il n’y avait ni fleurs ni fruits, je n’avais pas la moindre idée de ce qu’allaient signifier pour nous ces plans qu’il avait prévus.

              #162079
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                LIVRE 1
                Chapitre 5: La première gerbe tombe

                  Nous grimpâmes sur le vieux pommier où nous avions notre place de prédilection entre les branches. Je regardais le visage de Gideon parmi les feuilles brillantes et je me disais qu’il était curieux de penser à tous ces péchés maintenant sur lui. Depuis que Père avait été ce petit bébé, gazouillant et gesticulant dans son berceau de roseaux, en passant par le temps où il fut gamin, partant s’amuser au lieu d’aller à l’église, jusqu’à l’âge où il fit des combats de coqs et où il allait courtiser, tout le mal qu’il avait pu faire, c’était à Gideon maintenant de le porter. Toutes ses colères étaient devenues les colères de Gideon.
                « _ Bon voilà Prue, dit Gideon écoute bien ce que j’ai à te dire ; toi et moi faut qu’on s’enrichisse
                   _ Et Mère ?
                   _ Mère aussi bien sûr, mais elle est vieille
                   _ Et alors ? Elle voudra bien s’enrichir, elle aussi, .
                   _ Aucune importance. Si nous avons plus elle aura plus. Toi et moi faut qu’on travaille, Prue
                   _ J’ai l’habitude du travail, dis-je.
                   _ Et bien y’en aura beaucoup. Je veux faire de l’argent avec la ferme… un paquet d’argent. Ensuite quand ce sera le moment, nous la vendrons. Puis nous irons acheter une maison à Lullingford, tu auras tout ce qu’il y a de mieux et tu pourras  garder la tête haute, tu seras une dame riche.
                   _ Je m’en fiche d’être riche et de garder la tête haute
                   _  Bon réfléchis un peu. Et je serai marguillier et je dirai au pasteur ce qu’il doit faire, je dirai qui doit être mis au pilori et qui peut aller à l’hospice, et je voterai pour les membres du conseil de fabrique. Et quand une fille aura un bébé, un enfant de l’amour, t’iras la sermonner.
                  _ J’aimerais mieux jouer avec le bébé.
                   _ N’importe qui peut jouer avec un bébé. Mais sermonner personne peut le faire à part une grande dame. Et on achètera une belle maison. J’ai pas encore pu voir laquelle mais on a le temps. Nous aurons un jardin avec un homme pour s’en occuper, et des servantes ; dans la maison on aura de beaux meubles remplis de vaisselle en argent et en porcelaine.
                   _ J’aime énormément la belle porcelaine, dis-je  est-ce qu’on aura ces nouvelles tasses avec des soucoupes de Staffordshire, sur lesquelles sont peints des personnages ?
                   _ Tu pourras avoir tout ce que tu voudras, et un dé à coudre en or, et une armoire pleine de robes par-dessus le marché. Seulement faudra m’aider d’abord, ça prendra des années et des années.
                   _ Mais on pourrait pas rester à Sarn et avoir juste quelques meubles neufs et un peu de porcelaine, et se passer de servantes et de serviteurs ?
                   _ Non. Y’a pas assez de monde à Sarn, à part à la Veillée et c’est qu’une fois l’an. Qu’est-ce qu’une fois l’an ? Et à quoi sert d’être un chef si y’a personne à commander ? « Chef de dix mille » c’est une phrase de la Bible qui sonne bien. J’aimerais être chef de dix mille.
                   _ Je me demande si c’est pas la foudre en toi, qui te fait ressentir les choses de cette façon-là » dis-je
                Je pensais toujours qu’il l’avait en lui quand tout prenait un tour inhabituelle. Ses yeux devenaient étincelants mais glacials aussi. Et il vous donnait le sentiment de vouloir ce qu’il voulait alors qu’en fait vous ne le vouliez pas. Parfois quand il décidait d’aller chercher des terriers de blaireaux dans les bois, il me faisait croire que cela me plaisait. Alors que pendant tout ce temps je n’avais qu’une envie : faire des bouquets de primevères.
                « _ Ben, va me falloir beaucoup de foudre dans le sang pour faire tout ce que j’ai décidé, dit-il. La ferme n’a jamais fait que tout juste nous entretenir d’après Mère. Et Père n’a rien laissé, à part de quoi payer le tisserand et le sacristain et de quoi acheter les bougies de cire et les gants et ce qui a servi à l’enterrement.
                   _ On aura beau travaillé, si nous n’avions que le nécessaire avant, avec Père qui travaillait pour nous, on pourra jamais mettre de l’argent de côté, gars
                   _ Je ferai ce qu’il faisait et bien plus encore
                   _ Tu pourras jamais
                   _  Je peux faire tout ce que je décide de faire. J’ai une telle force en moi que seule la mort peut m’arrêter. Et avec toi pour m’aider…
                Il s’arrêta  un moment, arracha une feuille et la déchiqueta.
                   _ Les choses étant ce qu’elles sont, tu te marieras jamais Prue »
                Mon cœur s’arrêta et devint triste. Cela semblait si terrible de ne jamais pouvoir se marier. Toutes les filles se marient. Jancis le ferait. Tivvy le ferait. Même la Polly du meunier, qui avait  des rougeurs sur la peau, des infections et de la teigne allait aussi se marier. Et quand les filles se mariaient, elles avaient une maison et parfois une lampe qu’elles allumaient quand le mari rentrait à la maison, et si elles n’avaient que des chandelles, c’était égal parce qu’elles pouvaient les  placer à la fenêtre, et le mari pensait « ma femme allume les chandelles pour moi en ce moment ». Et puis arrivait le jour où Madame Beguildy faisait le berceau de joncs pour elles, et le jour grand et solennel où le bébé était couché dedans, et puis c’étaient les  lettres d’invitation envoyées à tous pour le baptême, et les voisins accourant vers la mère du bébé comme des abeilles vers leur reine. Souvent quand les choses n’allaient pas bien, je me disais : « T’en fais pas Prue Sarn, un jour viendra où tu seras reine dans ta ruche à toi »  Alors je répondis :
                « Pas mariée Gideon ? Oh ! mais je me marierai pour sûr !
                   _ J’ai peur que personne te demande en mariage Prue
                   _  Personne ? et pourquoi donc ?
                   _ Parce que…Oh ! Et puis tu le devineras bien assez tôt. Mais tu peux avoir  tout aussi bien une maison et des meubles si tu m’aides à les gagner.
                   _  Mais pas un mari, ni un bébé dans un berceau de joncs ?
                   _  Non.
                   _  Et pourquoi ?
                   _ Vaut mieux le demander à Mère ? Elle pourra peut-être te dire pourquoi le lièvre a croisé son chemin. Mais ça me désole beaucoup pour toi, Prue et je m’emploierai à faire de toi une dame riche et il se peut que si on a beaucoup d’or, on achètera  un remède pour te guérir. Mais ça va coûter cher, et tu dois travailler dur et faire tout ce que je te dirai. Tu es une assez belle et grande fille, Prue  si y’avait pas cette chose, les gars  tourneraient autour de toi comme ils tournent autour de Jancis.
                Je réfléchis à tout cela un moment, pendant que l’eau clapotait  sur ses berges au pied du verger. Puis je répondis à Gideon que je ferai tout ce qu’il voudrait.
                   _ Tu dois le jurer Prue, un serment solennel sur la Bible. Si tu le fais pas, il se pourrait que tu fatigues et laisses tout tomber. Et moi aussi je vais jurer de tenir mes promesses pour toi.

                Il alla à la maison chercher la Bible. Je restais assise sans bouger en écoutant les corbeaux voler vers leurs nids derrière la maison  au-delà du jardin et  de la cour. Ils revenaient de leur déjeuner du matin qu’ils avaient trouvé dans les champs au loin vers Plash. J’avais aussi envie de mon déjeuner, car quelque proche que puisse être celui qui vient de mourir, nous avons quand même faim, nous autres pauvres mortels. Et tout en écoutant le bruit monotone de leurs croassements, et  le battement de leurs ailes alors qu’ils volaient bas, je me disais que c’était un drôle de monde que celui-ci  où l’on pouvait avoir enterré son père la nuit, et dès les premières lueurs de l’aube penser déjà à son petit-déjeuner, à une maison, à la fortune, un monde où l’on pouvait être maudit toute sa vie juste parce qu’un pauvre lièvre stupide avait regardé votre mère alors qu’elle était enceinte de vous, un monde où un fils chargeait sa pauvre âme des péchés de son Père en mangeant le pain fait par sa mère et en buvant de sa boisson.

                Gideon revint en courant avec le grand livre dans ses mains, très lourd et portant un fermoir en argent.
                « _ Descends Prue, et viens jurer, dit-il, tiens prends la Bible »
                Je lui demandai s’il était sûr que Mère nous permettrait de le faire.
                « _ Nous permettre ? C’est pas à elle de permettre ou non. Elle peut rien interdire. La ferme est à moi. T’as pas entendu quand elle l’a dit au moment où je me suis chargé du péché ?
                   _ Mais vas-tu laisser Mère liée par ça ?
                   _ Les gens mettent-ils leur âme en gage pour rien ? Le goût du péché d’un autre est-il si agréable qu’on le mange gratuitement ? La ferme est à moi pour toujours jusqu’à ce que j’décide de la vendre. Maintenant jure ! Dis :
                «  Je promets et jure d’obéir à mon frère Gideon Sarn et de me louer à lui comme servante, pour rien, jusqu’à ce que tous ses désirs soient réalisés. Et je serai aussi docile qu’un apprenti, une femme ou un chien. Je le jure sur le Saint Livre. Amen »
                Je répétai ces paroles. Et Gideon dit alors :
                « Je jure de tenir ma promesse envers ma sœur, Prue Sarn, et de tout partager avec elle quand on se sera enrichi et de lui donner jusqu’à 50 livres pour la soigner quand nous aurons vendu Sarn. Amen »
                Après cela je me sentis comme si nous étions submergés par l’étang de Sarn et je frissonnais comme si j’avais la fièvre.
                « _ Qu’est-ce qui t’arrive ? me dit Gideon. Vaut mieux aller allumer le feu si tu as froid et allons déjeuner. On pourra parler en mangeant. Mère dort. Y’a encore beaucoup à dire »

                Alors je rentrai, allumai le feu et mis la table aussi joliment que possible pour un peu de réconfort dans cet endroit sombre. Je me demandais si ce serait inconvenant de cueillir quelques boutons de rose pour les mettre là au milieu. Et considérant qu’il n’était pas inconvenant de manger et de boire, je me suis dit que cela ne gênerait point de cueillir une rose ou deux.
                Quand Gideon rentra de la traite, nous nous mîmes à table et il me fit part de toutes ses idées. D’abord, je devais apprendre à faire les fromages et le beurre. Lui il allait fabriquer des paniers à placer sur Bendigo et tous les jours de marché il irait à Lullingford vendre du beurre, des œufs, des fromages, du miel, des fruits, des légumes et même des fleurs.
                « _ Ces roses, dit-il, tu pourrais les arranger en bouquets et ça nous rapporterait. De temps en temps on préparerait de la volaille, des canards, des lapins, du poisson et des champignons.
                Tu verras Prue on fera de l’argent.
                   _ Oui mais quel trajet ! Cinquante kilomètres dans la journée.
                   _ Je labourerai un bout de terre pour mettre des céréales pour Bendigo. Quant à moi j’ suis jamais fatigué. »
                L’un de ses projets était d’acheter une nouvelle vache quand nous aurions quelques économies. Elle mettrait bas au printemps et il y aurait deux vaches qui donneraient du lait pendant que l’autre serait sèche. Ce qui voulait dire plus de beurre à vendre au marché. Ensuite il nous faudrait acheter deux bœufs pour labourer, tourner le fléau ou porter le fumier, ce qui nous éviterait de louer les bêtes de Beguildy. Quand notre truie mettrait bas il faudrait garder les porcelets et les laisser courir dans la chênaie et Mère n’aurait qu’à prendre son tricot et les surveiller. Alors il y aurait beaucoup de lard pour le marché en plus de ce que nous mangerions. Nous n’avions que cinq moutons mais Gideon disait qu’il allait remédier à cela en gardant tous les agneaux pour avoir ainsi de la laine à vendre et un grand troupeau l’année suivante. Mère et moi aurions de la laine à filer pour tout l’hiver et Gideon vendrait notre travail au drapier ou l’échangerait contre ce qu’il nous fallait chez l’épicier, comme le sel pour les salaisons, le levain ou le sucre. Le savon, nous le faisions nous-mêmes à partir du trempage de la cendre dans l’eau. Les chandelles nous les fabriquions aussi avec de la graisse et des roseaux séchés. Du seigle nous en avions ainsi qu’un petit champ de blé. Père avait l’habitude d’en porter plusieurs sacs à la fois au moulin où habitait l’oncle de Tivvy.
                « _ Je ferai pousser plus de blé, des acres de blé, dit Gideon, et les porterai au moulin dans le char à bœufs. Quoi que fassent les Français, on aura toujours besoin de blé. Et même si c’est bon marché en ce moment, ça le sera plus quand il va être taxé, comme il le sera probablement d’après ce que j’ai entendu dire. Il vaudra mieux alors avoir une acre de blé que de se bercer d’illusions avec vingt acres de n’importe quoi d’autre. Nous ferons pousser du houblon aussi, et manquerons jamais d’une goutte de bonne bière, parce que même si j’ai bien l’intention de t’employer, Prue, je t’affamerai pas: de la bonne nourriture simple autant que tu pourras en manger, mais pas d’chichis, le reste de miel après que nous aurons porté le meilleur au marché, les fruits quand ils se vendront pas chers, du lard, des pommes de terre, du pain, et aussi des œufs et du beurre quand les routes seront trop mauvaises pour aller au marché.
                   _ Je prierai pour de mauvaises routes alors ! dis-je
                Gideon me regarda sévèrement, mais voyant que je plaisantais, il se mit à rire :
                   _ Oui, mais faudra un sacré temps de chien pour m’arrêter »

                Il avait prévu que j’apprendrais à calculer, à tenir des comptes et à écrire. J’étais ravie, parce que l’idée même de pouvoir lire des livres et spécialement la Bible, me plaisait beaucoup. Cela m’ennuyait toujours à l’église quand le sacristain lisait la Bible, parce que quel  que fût le sujet il prenait toujours le même ton, on aurait dit une abeille dans une bouteille. Cela importait peu quand il lisait: « Il prit une femme et engendra Aminadab » puisque le sujet m’était indifférent. Mais quand il lisait des choses qui avaient une résonance en elles comme le vent dans les peupliers, je trouvais pitoyable de l’entendre ânonner de cette façon tout en se rengorgeant parce que lui, savait lire. J’avais envie de pouvoir déchiffrer pour moi toute seule : « avant que le cordon d’argent se détache » et de le savourer. Ce serait formidable aussi de pouvoir écrire et de coucher sur le papier tout ce que je voulais garder en mémoire. Aussi, quand Gideon me dit qu’il me faudrait apprendre toutes ces choses, j’étais joyeusement consentante.
                « _ Mais si maître Beguildy m’enseigne, comment je paierais ? dis-je
                   _ Tu peux tirer ses pommes de terre, lui donner un coup de main pour les foins, et de temps en temps labourer pour lui. Beguildy est si feignant, et tellement imbu de sa sagesse qu’il ne sait pas travailler de ses mains. Il rêvasse, il rêvasse ! Il a un médicament pour chaque maladie sauf pour la paresse. Toi t’es forte. Tu peux presque rivaliser avec moi, bêche contre bêche. Paie donc de cette façon. Et si ça te dit, mets ton manteau de deuil et va lui demander ce soir »

                Il partit pour l’herbage avec sa faux et moi, je me lançai dans mon travail avec bonne volonté, j’aurais même chanté un peu si le souvenir de pauvre Père ne m’était venu. J’étais tellement contente de penser que j’aurai un peu d’éducation, c’était comme une grande fenêtre qui s’ouvrait. Et par cette fenêtre qui peut savoir ce qu’on peut découvrir ?
                Puis je partis apporter le souper à Gideon et il me vint à l’esprit, en traversant le bois des corbeaux, que nous ne les avions pas prévenus de la mort qui était survenue en ce lieu. C’est une coutume ancienne qui impose de leur en parler. Les gens prétendent que si on ne le fait pas, le mécontentement les prend et ils tombent dans une sorte de mélancolie et oublient de revenir. Alors en peu de temps vous vous retrouvez avec vos ormes toujours pleins de nids comme des fruits noirs mais silencieux et désertés. Et bien que les corbeaux causent pas mal de dégâts, il est malchanceux de les perdre, parce que la maison qu’ils quittent ne peut plus ensuite être prospère. Aussi je le rappelai à Gédéon et nous allâmes dans leur bois.

                On y trouvait les plus grands ormes que j’ai jamais vus, que ce soit l’espèce commune ou l’espèce d’écosse. Sous leur ombrage d’été tout était sombre. Le sol était vert de chélidoines dont la floraison venait de finir tandis que celle des belles-de-nuit allait arriver. Les feuilles étaient blanches de déjection. C’était une chaude  journée, très calme avec à peine une légère brise à l’extrême cime des arbres et des croassements de temps à autre. J’aimais assez venir dans le bois aux corbeaux, par des jours comme celui-ci, après le thé, quand je m’étais lavée. Et le jeudi de l’Ascension surtout, j’aimais venir vérifier s’ils travaillaient. Parce qu’on disait que ce jour-là aucun corbeau ne travaillait. Et il est certain que ce jour-là je ne les ai jamais vus porter ne serait-ce qu’une brindille, mais ils prenaient un air pensif et saint, se tenant chacun sur son arbre comme un pasteur à son pupitre.
                « _ Ohé les corbeaux, s’écria Gideon, le Père est mort et c’est moi le maître, je viens vous dire que vous pouvez rester en paix dans vos nids, je vous protègerai de tout sauf de ma carabine, en attendant vous êtes les bienvenus. »
                Les corbeaux lui lancèrent un regard perçant depuis leur nid, et quand il eut fini, il y eut un soudain bruissement d’ailes et ils s’envolèrent  dans le ciel bleu avec une grande clameur comme s’ils se concertaient sur  ce qui venait d’être dit. Un moment après ils revinrent et s’installèrent dans leur nid gravement et calmement. Nous sûmes alors qu’ils avaient l’intention de rester.
                Quand nous revînmes au pré, Gideon se prit à rire, pendant qu’il aiguisait sa faux sur la pierre et il dit :
                « _ je suis content qu’ils restent, j’aime énormément le pâté de corbeau »

                Puis il lança la faux dans l’herbe fine remplie de marguerites d’où s’échappaient des soupirs brefs. Elle était si fine, qu’on pouvait voir la faux comme un éclair d’acier à travers l’herbe haute avant qu’elle ne soit fauchée et que la gerbe ne tombe. Et il me semble maintenant qu’ainsi est la volonté de Dieu, attendant derrière nous jusqu’à l’heure de nous faucher, cependant ce n’est pas par méchanceté, mais parce qu’il est mieux pour nous de cesser de grandir dans la prairie et de nous mettre à l’abri dans Sa meule pour être ensuite étendus au-dessus de la chaude bonté de Son amour éternel.

                #162080
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                  LIVRE 1
                  Chapitre 6: Selle tes rêves avant de les chevaucher

                  Aussitôt après que j’eus trait les vaches, alors que Gideon était encore à sa dure tâche dans l’herbage, je montai à l’étage mettre mes vêtements de deuil et ma coiffe. Je ne la portais jamais pour travailler afin d’éviter de la laver et les gens pensaient que j’étais  tout comme une païenne, la plupart du temps sans coiffe et sans chaussures ni bas mais pieds nus ou en sabots. Gideon savait vraiment bien tailler au couteau les sabots et ils étaient parfaits pour le travail que j’effectuais dans la boue. Je m’étais aussi confectionné une robe dans de la toile pour sacs qui m’arrivait au genou, pour nettoyer les étables. Je savais qu’on m’appelait la sauvage de la grange de Sarn.  Mais quand je pensais à la belle maison de Lullingford que j’aurai, aux belles robes, aux rideaux de tulle, à la porcelaine, je ne le prenais pas trop à cœur.
                  J’aimais bien ma robe tissée-maison au corsage croisé et ma nouvelle coiffe décorée de petits tuyaux en satin, à la nouvelle mode. Alors j’arrangeais ma chevelure en boucles, une de chaque côté et deux dans le dos qui m’arrivaient à la taille.
                  J’avais l’esprit tranquille, en pensant que nous allions faire venir des remèdes pour me rendre aussi belle qu’une fée. J’y pensais en trayant les vaches, en nettoyant la porcherie, en frottant les dalles de la cuisine.
                  Mère protesta un peu quand elle sut que je partais pour Plash, parce que de se trouver sous l’ombre de la mort la rendait fatiguée et mélancolique. Elle avait été tellement habituée à supporter un homme violent qu’elle se trouvait désemparée comme on l’est quand on vient de terminer la dernière maille d’une paire de bas.
                  Elle s’asseyait tranquillement au coin de la cheminée, et l’on entendait le rouet faire ce ronron léger et sec qui rappelait le chant du petit engoulevent au crépuscule. Puis soudain, elle s’arrêtait de filer, et se tordait les mains, qui me faisaient penser à ces petites pattes, levées vers Dieu, d’une taupe prise au piège. Et elle disait :
                  « _ ça a fait une semaine dimanche dernier, il n’a pas eu de lard pour son thé !et le dimanche avant celui-là,  il n’a pas aimé les quenelles, rien d’étonnant, elles étaient affreuses, Prue. J’ai trop fait cuire ses œufs par deux fois la semaine dernière, et  la nouvelle blouse, Prue… »
                  Et là elle se mit à pleurer un long moment.
                  « _  j’ai traîné dessus, Prue, si bien qu’il est mort avant que ce soit terminé. Oh, ma chérie, quand j’y pense, il restait plus que les épaules et les  poignets à finir, et ç’aurait été la plus belle blouse que j’avais jamais faite. Mais j’ai traîné, et il a pas pu attendre plus. Il a entendu la voix impérieuse, mon enfant, qui l’appelait depuis les ormes …et il a pas pu retarder le départ pour sa blouse, pauvre âme. Toute cette couture pour rien !
                  _ Voyons, Mère, tu peux la finir pour Gideon, dis-je, cela lui ira parfaitement, parce que c’est déjà un bel homme costaud, même s’il n’a pas l’ampleur de Père. Mais il la remplira cette blouse. Son anniversaire arrive bientôt, il aura dix-huit ans, je suis persuadée, qu’il sera beau dedans. Aussi tu ferais bien de te dépêcher.
                  _ Oui, dit-elle, c’est pas bête ce que tu dis là. Il a pris le péché qu’il portera toute sa vie. Il aura la blouse. »
                  Elle alla chercher la veste du dimanche de Gideon et pris la blouse du tiroir pour la mesurer.
                  J’espérais que les mesures la satisferaient. Et il en fut ainsi, si bien qu’elle s’apaisa et reprit son travail au ronronnement du petit engoulevent.
                  Mais cela ne dura pas. Elle me jeta quelques regards plusieurs fois pendant que je mettais mes gants et dit :
                  « _ Les boucles sont très jolies Prue, puis elle ajouta, tu as une belle silhouette, mon enfant »
                  Puis d’un coup, elle se pencha fort sur la roue et repris son vieux cri douloureux :
                  « _ Pouvais-je empêcher que le lièvre croise mon chemin, pouvais-je l’en empêcher ? »
                     _ Oh, Mère, Mère, suppliais-je, arrête de te lamenter pour ce qu’on ne peut changer. Je ne peux pas supporter de te voir pleurer, ma chère Mère ! Regarde-moi ! ça m’est tout à fait égal. Là, là tout va bien mon agneau ! (j’avais l’habitude de l’appeler ainsi, tant elle apparaissait petite et perdue). « allons, ne le prends pas trop à cœur. Ecoute bien ce que je vais te dire ! ça m’est égal d’avoir un bec-de-lièvre »

                  Puis je sortis en courant de la maison par la petite porte et montais vers le sentier dans le bois, en  gémissant et en versant des larmes.
                  Je pleurais si fort que des bruissements d’ailes se faisaient entendre de côté et d’autre et au loin, dans la clairière un lapin m’entendit et s’assit au milieu de l’allée comme un humain, avec une patte levée, exactement comme faisait le pasteur quand il donnait la bénédiction. Seulement c’était une malédiction, que m’avait jetée, son cousin, le lièvre.
                  Je me demandais pourquoi il m’avait ainsi maudite. Etait-ce de sa propre et indépendante volonté, ou le diable l’avait-il influencé ? Et Dieu, en le laissant faire, ne m’avait-il pas privée d’un mari et d’un berceau de joncs ? Dans les années qui suivirent, il m’apparut souvent que c’était bien étrange d’être obligée de travailler tous les jours même le dimanche pour gagner assez d’argent et remettre droit ce qu’un lièvre stupide avait tordu. Et je savais bien que cela demanderait beaucoup d’argent de guérir un bec-de-lièvre. C’était tristement comique quand on y pensait. Du comique qui fait rire la gelinotte, quand par les sombres soirées d’automne, s’étant échappée  du marais froid, elle s’envole entre bruyère fanée et ciel glacial. De rudes hommes rient ainsi quand ils tombent aux mains de l’ennemi. Et ces belles dames, dans leurs beaux habits de soie fleuris avec leurs bébés bien vêtus, avaient ce rire amer, derrière leur éventail quand elles allaient voir fouetter, en prison, une jolie fille de mœurs légères. Avec cette sorte d’amertume, il arrivait à un homme de rire, alors qu’il était en train de mourir d’une blessure reçue pour la cause du roi, qu’on s’affairait autour de lui pendant que le pasteur lisait la prière des morts et s’écriait : « le roi t’offre son royaume et t’envoie une invitation pour entrer dans son palais »
                  Ah ! voilà de quelle façon riait la gelinotte, et voilà comment moi, je riais en ces jours-là. Mais maintenant je suis assise ici, entre l’âtre et la fenêtre, à préparer le thé pour celui qui sera à la maison avant la tombée de la nuit, je vois les nuages qui s’accrochent aux montagnes, et quand je ris, je ris sereinement, comme le pic-vert au printemps. S’il y a bien un rieur, c’est le pic-vert, au rire franc et joyeux. Quand il s’envole dans un orme il rit de le voir si vert. Quand il s’envole dans un frêne, il rit de le voir nu avec seulement des petits bourgeons noirs à la place des feuilles. Et ensuite s’il  s’envole dans un chêne, il éclate de rire à la vue des jeunes feuilles brunes. Oui, le pic-vert est un joyeux rieur, et son rire a le son gai d’un flûtiau. Si nous pouvons rire comme lui à la fin d’une longue vie, nous n’avons pas vécu en vain.

                  Mais cet après-midi là, je riais comme la gelinotte et mon cœur était révolté au fond de moi.
                  Cependant j’arrivais à me réjouir en pensant à cette possibilité d’écrire. J’en étais contente également parce que cela me donnerait un certain pouvoir sur Gideon, ainsi, s’il devenait trop dur envers Mère ou envers moi, je pourrais être réticente sur l’écriture.
                  Je courais le long de l’eau me sentant légère et bien à l’aise dans mes meilleures chaussures et je me mis à rêver à ce travail qui m’obtiendrait le médicament  qui allait me rendre aussi belle qu’une fée, à cet amoureux qui se présenterait par la suite, puis les bans seraient publiés à l’église, et quelques temps après je serais assise dans ma propre maison, le pied sur un berceau à bascule, avec un magnifique bébé sur les genoux, plus beau que ces poupées de cire françaises, dont on parlait tant, que je n’avais jamais vues mais que j’aurais tellement voulues avoir.
                  Je me contentais de voir les poules d’eau nager avec une rangée de petits derrière elles comme liés par un fil. Et je m’amusais de voir le héron, vivant sur la berge la plus éloignée, ayant une fiancée et un nid, qui se tenait dans l’eau à hauteur de genoux parmi les nénuphars, avec un air désemparé des plus comiques. Plus tard, je vis Gideon assez souvent avec cet air-là, quand il aurait aimé parler à Jancis et qu’aucun mot ne lui venait à l’esprit ou quand il se regardait dans le miroir pour mettre sa plus belle cravate mais  ne pouvait la nouer comme il aurait voulu, cette fameuse cravate qu’il avait achetée avec son second versement sur sa vente de laine, après qu’il eut vu Jancis sous la lumière rose.

                  Je rencontrai Jancis avant d’atteindre la Maison de pierre. Elle ramenait les bœufs parce qu’ils avaient été loués pour une foire et on devait venir les chercher tôt le lendemain matin. Marchant entre les deux bêtes, une main posée sur chacune d’elles, avec toute cette chevelure d’or étincelante, et ce visage comme une rose blanche, elle ressemblait au fantôme d’une belle dame morte il y a longtemps et qui revenait chaque année à la Saint-Jean et s’enfuyait au chant du coq.
                  « _ Oh ! dit-elle, tu t’es fait des boucles, Prue. Devrais-je me faire des boucles pour la veillée de Sarn ?
                     _ comme tu veux, répondis-je très vivement. Parce qu’elle était déjà bien assez belle sans boucles, et sa bouche ressemblait plus que jamais à une rose. Et je me disais, que les boucles seraient du meilleur effet, suspendues comme des grappes de groseilles dorées, quand elles sont très chargées en fruits tandis qu’elle dirait « O » et que les gars voudraient l’embrasser.
                  Quand elle eut attaché les bêtes dans l’étable, nous entrâmes chez elle.
                  « _ Monsieur Beguildy, appelai-je, je voudrais que vous m’appreniez à lire écrire et compter, et tout ce que vous savez. Je vous paierai en travail. Gideon et moi allons devenir riches et nous achèterons une maison à Lullingford et nous aurons des servantes et des serviteurs et j’aurai des robes à fleurs et de la porcelaine. »
                  Beguildy  me regarda par-dessus le bord d’une grande pinte d’hydromel et dit :
                  « _ selle tes rêves avant de les chevaucher, ma fille
                     _ que voulez-vous dire Maître Beguildy ?
                     _ la réponse est sous ta coiffe, dit-il, si je dois t’enseigner, il n’y aura ni argumentations, ni questions ni réponses. Je dis ce que j’ai à dire, mais toi, tu dois en trouver le sens. Maintenant reviens dans une semaine m’indiquer ce que j’ai voulu dire, et ensuite par faveur je te montrerai la bouteille dans laquelle se trouve le vieux châtelain, l’arrière-grand-père du nôtre, celui qui rentrait si mal en point à chaque fête de la Moisson, et chantait des chansons grivoises, quelque part n’importe où, seulement personne ne pouvait le voir et personne n’a pu l’attraper.
                     _ à part vous , dis-je »
                  Beguildy souriait. Il avait un sourire très lent qui apparaissait comme une ride sur l’eau et s’attardait un long moment
                  « _ eh oui à part moi. Je l’ai proprement attrapé
                     _ de quelle façon demandai-je
                     _ si je te le disais Prue Sarn tu en saurais autant que moi
                     _  mais dites-moi comment vous l’avez mis dans cette bouteille !
                     _ ma chère tu as oublié notre marché. Pas de questions.
                  Il souleva le marteau, frappa la rangée de silex et en fit sortir un petit air.

                  Et là-dessus, entra madame Beguildy, comme entre, à la foire, la danseuse au son du tambour. Elle avait un panier de truites et deux volailles qu’elle allait préparer pour la veillée où les bœufs devaient aller. Elle portait un des chapeaux de Beguildy, vert bouteille, haut de forme, comme ceux que portaient les bandits de grands chemins et il paraissait très surprenant sur ses cheveux gris frisés
                  « _ en as-tu entendu parler ? me dit-elle
                  Elle avait une voix solennelle et profonde, et comme elle était trop occupée pour parler souvent, chaque fois  qu’elle parlait, cela prenait la même importance que ce que disait le Tambour de la Ville dans sa veste à galons sur l’escalier du marché.
                     _ j’ai entendu dire que le Diable était mort, dit Beguildy, mais c’est faux, car je l’ai rencontré hier, fort plaisant dans la conversation vraiment, et tout à fait content d’avoir la compagnie de ton père Prue
                     _ maintenant cesse tes stupidités, dit madame Beguildy, plumant la volaille à pleines poignées, si bien que la pièce semblait avoir été traversée par une tempête de neige.
                  As-tu entendu dire, Prue que ce pauvre John le Tisserand s’est  égaré sur la route qui traverse la forêt, la nuit dernière et s’est noyé dans l’étang noir ? la mort est contagieuse , pauvre âme
                     _ mais pourquoi, il ne manquait qu’une heure avant l’arrivée du jour quand il nous a quittés, dis-je.
                     _  cela a suffit, cela a suffit. Il fait aussi noir qu’en Egypte au fond de ces bois.
                     _ qui prendra sa place ?
                     _  il y a un neveu qui apprend le métier. Mais il est encore apprenti pour un an ou deux. En attendant on louera un homme je suppose. Et ce serait mieux, que tes pouvoirs, si tu prenais ce genre de métier. Elle prit le tisonnier du feu et flamba la volaille rudement comme si elle atteignait Beguildy.
                     _ Femme j’ai de meilleures choses à penser que tisser des herbes pour couvrir de pauvres corps mortels. Est-ce que je ne piège pas des âmes comme des lapins pour les empêcher de troubler la vie des gens. Les choses ne sont-elles pas bénites quand je les bénis ou maudites quand je les maudis ? Est-ce que je ne guéris pas les verrues, la coqueluche, la stérilité et les rhumatismes ? Est-ce que je ne prédis pas l’avenir ? Est-ce que je ne découvre pas les sources même si elles sont enfouies profondément ? dans les combats de coqs, ne sont-ce pas ceux que je bénis qui l’emportent sur les autres ? ah si je voulais je pourrais faire une figure de cire de tous les hommes de la paroisse et les brûler tous cires et hommes. Ne puis-je point faire tout cela femme ?
                     _ du moins tu le prétends, mon cher
                  Madame Beguildy attacha les pattes de la volaille et la traversa d’une broche pour maintenir le tout.

                  Voyant que le sorcier devenait très en colère, je racontais à sa femme comment j’allais devenir son élève et qu’il allait m’apprendre à lire et écrire.
                    _ ça ne sera pas trop pour ta tête ? me demanda-t-elle, parce qu’elle pensait encore, et cela comme la plupart des gens, que si quelque chose clochait physiquement chez quelqu’un c’est que son esprit n’allait pas bien non plus. A ce compte-là, Jancis aurait dû être une femme très intelligente, elle, pourtant si stupide qu’elle en paraissait parfois demeurée.
                     _ ah! la tête de Prue sera bien suffisante, dit Beguildy, il y a seulement trop de questions en elle. Mais elle a la capacité de faire de Prue une bonne élève. Nous commencerons dans une semaine Prue. Jancis tu peux passer un peu le balai dans ma chambre. Place les quelques livres ensemble, apporte-moi quelques plumes et fais attention à toutes mes bouteilles, parce qu’on ne sait jamais qui est dedans. On ne veut pas de manifestations effrayantes ici. Oh! et tu peux aussi bien ôter les crapauds de derrière l’armoire, ils sont tous morts.

                     _ Prue, me dit Jancis, quand je sortis, si tu me dis comment on fait de pareilles boucles, je te dirais ce que veut dire l’énigme de Père. Je le sais parce qu’il la rabâche souvent et je l’ai entendu dire la réponse.
                     _ Je les enroule sur le tisonnier, ma chère, dis-je, pas trop chaud et nettoie-le bien avant. Mais tu n’as pas besoin de me donner la réponse de l’énigme je préfère la deviner toute seule. »

                  A la barrière, comme je passais près des buissons de roses sauvages, la rosée jaillissant du cœur de ces fleurs, se répandit en averse sur ma robe. Tout était si calme que je pouvais entendre les moutons brouter l’herbe près de l’étang, les poissons sauter en son milieu et l’eau clapoter contre les grandes feuilles raides des roseaux.
                  Je me sentais comme une grande dame, étant de sortie, dans mes plus beaux atours, un jour de semaine. Ce n’était pas souvent que je pouvais être libre, et maintenant j’allais l’être encore moins. Aussi étais-je contente que Gideon voulût me voir étudier, parce que je pourrai sortir un après-midi et une soirée par semaine.

                  Quand vint une brise, les feuilles lapèrent le silence comme des langues de petites fées qui boivent.    Là-haut dans le ciel, les nuages ressemblaient aux dentelles de la robe de mariage de Mère et la lune déclinante avait la couleur verte d’une jeune feuille de hêtre.  En-bas, sous l’eau lisse, il y avait une autre lune, pas tout à fait aussi brillante, et d’autres nuages pas tout à fait aussi dentelés et l’ombre de la flèche du clocher, très faible et fantomatique, pointait sur notre maison à travers l’eau.

                  #162081
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                    LIVRE 1
                    Chapitre 7: Reinettes et Jargonelles

                    Mère leva les yeux lorsque je rentrai à la maison. Elle était en train de coudre la blouse.
                    « _ Comme tu fais grande, là en rentrant, Prue, dit-elle et t’as pas encore seize ans ! »
                    Je demandai où était Gideon
                       _ Il fauche au clair de lune. J’ai jamais vu pareil gars. Il travaille et sue comme si quelqu’un était après lui
                       _ Bon, en ce moment, la lune est en train de descendre derrière la pâture de l’église, Mère, dis-je, alors il sera bien obligé de s’arrêter. »
                    Je m’en fus au pré. Il avait fauché autant qu’un homme dans la force de l’âge. Il était en train de frotter la faux avec une poignée d’herbe  et de l’aiguiser pour la ranger, au moment où j’arrivai. Je songeais qu’il était agréable d’arriver sur cette fauchée humide et sombre mais c’était triste aussi. En me rappelant tout ce que Gideon avait pris sur ses épaules, je me sentais désolée pour lui.
                    « _ Allons viens souper Gideon, dis-je
                       _ Sapristi ! tu ressembles à un fantôme glissant de dessous la haie sombre, dans tes vêtements noirs, avec ton visage tout blanc
                    Puis il se souvint de tout ce qu’on avait à faire. Il commença à m’interroger à propos du travail.
                       _  La volaille est rentrée ?
                       _ Non
                       _ Presse-toi alors, ç’aurait déjà dû être fait, t’as regardé les pièges ?
                       _ Non, j’ai pensé que tu l’ferais
                       _  Quand je fauche, j’peux rien faire d’autre, sauf c’qu’est trop dur pour toi
                       _ Pas grand chose alors
                       _ Quand tu t’seras occupée de la volaille et des pièges, tu pourras jeter deux ou trois lignes dans l’étang. J’dois encore scier.
                       _ ça va me prendre pas mal de temps et j’suis pas douée pour jeter les lignes la nuit, dis-je, au bord des larmes. J'étais déjà fatiguée, il était tard et une nouvelle journée de travail allait semble-t-il commencer
                       _ t’as fait un marché ou pas ?
                       _ Ben oui Gideon
                       _ Alors t’es liée par ce marché »

                    Allant et venant tandis que Mère était au lit et Gideon aux champs, je me sentis seule. J’aurais aimé un moyen plus rapide pour être aussi belle qu’une fée. Puis me vint brusquement une idée qui ne m’était pas venue avant, parce que jusque-là je ne m’étais pas préoccupée de mon bec-de-lièvre. Il me semble qu’il arrive souvent, que ce soit quand vous voyez les autres se  préoccuper pour vous que vous commencez à vous préoccuper aussi. Je suis persuadée que si Eve avait eu la malchance d’avoir une chose telle qu’un bec-de-lièvre, elle n’en aurait eu cure jusqu’à ce qu’Adam lui lance un regard étonné ou que le Seigneur ne fronce les sourcils sur Son œuvre abîmée.
                    Voici donc cette idée : pourquoi ne ferais-je pas, moi qui avais un si douloureux besoin d’être guérie, comme avaient fait autrefois et même quelquefois de nos jours, les pauvres gens, ici, à Sarn. C’est-à-dire, au moment où arrivaient les eaux troubles, lesquelles apparaissaient chaque année en août, d’entrer dans l’étang, en robe blanche, devant tous les participants de la Veillée. On disait que ces eaux troubles avaient l’effet de celles de Bethesda, et bien qu’elles n’en eussent pas toute la puissance, puisque celles de Bethesda guérissaient chaque année n’importe quelle maladie,  étant dans cette merveilleuse Terre Sainte où les miracles étaient le pain quotidien, celles de Sarn n’étaient supposées guérir que tous les sept ans à condition que la maladie ne soit pas mortelle. Il fallait descendre dans l’eau, après avoir jeûné, en disant un grand nombre d’anciennes prières  assez étranges. Je pourrais les apprendre dès que je saurai lire, parce qu’elles se trouvaient dans un vieux livre que le Pasteur gardait dans la sacristie. Non qu’il y crût vraiment ou qu’il s’y opposât tout à fait, mais il le conservait simplement parce qu’il s’agissait d’un livre rare et curieux.
                    La chose qui m’inquiétait le plus c’est que cela se passait en public. J’aurais besoin de beaucoup de courage pour m’exposer ainsi comme on exposait sur la chaise d’humiliation la fille légère enveloppée d’un drap ou la sorcière, pour la punir en la plongeant dans l’eau. Assurément quand j’en eus parlé timidement à Mère et Gideon ils n’aimèrent pas cela du tout.
                    « _ Quoi, répliqua Gideon, te faire toi-même la risée de trois cents personnes ? Autant aller t’exhiber à la foire, comme une grosse femme.
                       _ mais je ne suis pas grosse.
                       _  s’agit pas d’ça. Tu vas faire parler de toi de Sarn à Lullingford et de Plash à Brampton. Descendre dans l’eau comme n’importe quelle pestiférée sans le sou ! Les gens vont dire « y’a la sœur de Sarn qui plonge dans l’eau comme les pauvres de jadis, parce que Sarn est trop pingre pour faire venir l’aide du docteur, sans parler du docteur lui-même » Et quand j’irai au marché, ils riront de moi en détournant la tête. Ne fais jamais pareille effronterie! Tu ferais bien  mieux de faire des gâteaux à la menthe et de la bière épicée pour la foire le moment venu, comme Mère faisait. Là tu gagnerais quelque chose.
                       _ Oui ma chérie, dit Mère, fais comme te dit Sarn. Cela rapportera et tu pourras regarder les choses qu’il y a à voir, c’que tu pourrais pas faire en dehors du travail, vu qu’y a à peine deux mois que Père est mort. Et  pense un peu comme ça serait affreux pour une pauvre veuve de se voir lancer à la figure, devant une foule de gens, que sa fille a un bec-de-lièvre »
                    Et elle commença à tordre ses petites mains et je savais qu’elle allait repartir dans sa vieille lamentation aussi laissai-je tomber.
                    « _ Promets-moi de ne jamais faire pareille chose Prue, commanda Gideon
                       _ je promets pour cette année mais pas plus
                       _  t’as un sacré entêtement Prue, mais promesse ou pas, tu feras jamais pareille chose tant que tu vivras
                       _  quand je serai morte, peu m’importera, répondis-je. Parce que si je fais le bien et que j’aille en paradis, je serais toute transformée, et je serais aussi belle que le nénuphar de l’étang. Et si je fais le mal  et que j’aille en enfer, j’aurais vendu mille fois mon âme pour avoir une belle figure, et j’en serais heureuse quand même je serais damnée »

                    Et je m’enfuis au grenier pleurer un long moment.
                    Mais la quiétude de l’endroit et sa solitude finirent par me réconforter, et ouvrant le volet qui donnait sur le verger et sous lequel se trouvait un grand poirier en espalier, je sortis mon tricot de mon sac, parce que c’était un samedi après le thé, que je m’étais mise à parler des eaux troubles, et la semaine de travail était pratiquement finie, je portais donc ma belle robe et le sac assorti. Assise là, regardant les arbres verts, avec l’odeur fraîche de notre foin que la brise apportait, mélangée au parfum des roses sauvages et des reines des prés qui poussaient dans le fossé du verger, j’écoutais les merles qui chantaient ici et là. Quand ils étaient vraiment loin, on ne pouvait guère les distinguer des autres oiseaux, car ils étaient nombreux à nous enchanter, grives, roitelets des saules, linottes aux sept couleurs, perdrix, pinsons, et les maîtres compositeurs. C’était comme une toile avec de nombreux fils, et un fil principal qui était d’or pur, un chant si apaisant à écouter.
                    Je pensais que l’amour était peut-être ainsi : composé de nombreux fils de couleur et d’un fil principal d’or pur.

                    Le grenier touchait au chaume et sous le rebord du toit se trouvaient de nombreux nids d’où s’échappait le continuel gazouillis des hirondelles. La fenêtre du grenier se trouvait sur un grand pignon, l’une des pentes du toit descendait jusqu’à terre, et il y avait une haute cheminée au-dessus de la poutre principale. Quelque part entre les autres poutres du grenier se trouvait un nid d’abeilles sauvages, on pouvait les entendre bourdonner gentiment et les voir matin et soir former une ligne jusqu’à l’étang pour s’y désaltérer. Ainsi, tout était tranquille ici, avec au-dehors les ombres claires des pommiers  du verger, lequel était déserté, comme l’étaient aussi les  prairies proches, Gideon étant dans le pré le plus éloigné, en train d’assembler le foin en meules, ce que moi aussi, j’aurais dû être en train de faire. 
                    C’est alors que me vint, et je ne saurais dire d’où, la plus forte impression de douceur jamais connue auparavant. Il ne s’agissait pas de quelque chose de religieux comme le bien procuré par la lecture d’un texte au cours du prêche. C’était encore au-delà. C’était comme si une créature, toute de lumière, était venue soudainement après une longue absence, se réfugier dans mon cœur. Toutes les choses étaient devenues aimables et radieuses, comme si un air nouveau les enveloppait. Cette impression se ressent parfois par les brillants matins après une pluie, et que l’on se dit :  « quelle belle journée, le coucou s’en va vers les nues »
                    Seulement il ne s’agissait pas de la beauté du jour, mais de quelque chose de plus. Je ne me souciais pas de savoir ce que c’était. Quand la sittelle torchepot entre dans son arbre, elle ne se demande ni qui l’a planté, ni le nom qu’il porte parmi les hommes. Pour la sittelle bleue son arbre c’est tout, et cette chose-là fut tout pour moi. Plus tard, quand j’eus maîtrisé la lecture de la Bible, je lus :
                    « la bannière qu’il déploie sur moi, c’est l’amour »
                    Et cela me rappela ce soir-là. Mais si vous m’aviez demandé « la bannière de qui ? », je n’aurais pu répondre. Et maintenant même, quand le pasteur me dit « c’est la puissance du Seigneur qui œuvrait en vous », je n’en suis pas si certaine. Parce qu’en cela il n’y avait ni église, ni fidèles, ni prières ou adorations ni péchés ou repentirs. Cela avait à voir avec les choses telles que le chant d’un oiseau ou le bruissement des jonquilles qui se touchaient sous le vent. Et cela venait et allait à son gré comme une brise sur les tiges de blé. Ce qu’il y avait d’étrange aussi, c’est qu’une femme qui passait ses jours dans un accoutrement sale, nettoyant porcheries et étables, travaillant dur, et économisant chaque sou, avait pu en un instant se retrouver en pareille merveille.
                    Car, bien que ce fût si tranquille, ce n’en fut  pas moins un grand miracle qui changea ma vie. Depuis lors, quand je me sentais perdue à cause d'événements qui tournaient mal, je courais au grenier y retrouver, en plus profond encore, le cœur de cette douceur.
                    Bien que la rencontre ne se reproduisît que peu de fois, le grenier en était toujours imprégné. Je n’avais qu’à grimper là, à écouter le murmure des abeilles, à sentir le parfum boisé des pommes cueillies, à entendre le crissement doux des feuilles sur  le rebord de la fenêtre, à observer les branches tordues et grises sur fond de ciel, et tout me revenait, alors j’oubliais tout le reste. Il y avait sur la porte un gros fermoir en bois que j’avais l’habitude d’utiliser, bien qu’il n’y eût nul besoin de le faire, parce que le grenier était un lieu très peu fréquenté et personne n’y venait sauf le tisserand voyageur, Gideon pour la récolte des pommes et moi. Personne n’aurait eu l’idée de venir me chercher là, et c’était pour moi un parloir et une église.
                    Le toit touchait le plancher sur tous les côtés et les poutres et les chevrons étaient en chêne, le plancher était inégal comme une eau sous l’orage. Les pommes et les poires avaient leurs places respectives dans la pièce.
                    Il y avait des coussinettes, des reinettes dorées et grises, des pommes d’api rouges, des non pareilles, des royales, de grosses pommes vertes à cuire, des mouronnettes et des courts-pendues. Nous avions toute une sélection de poires aussi, car dans un si vieux jardin, depuis toujours dans la famille, à chaque génération on plantait quelques arbres. Nous avions des poires de Worcester, des beurrés, des jargonelles, des bergamotes et des bons-chrétiens .
                    Juste après la dernière cueillette, le grenier resplendissait  tel un vitrail, tout de rouge et d’or. Et les couleurs de ces fruits évoquaient toujours l’apparition de douceur, alors qu’il n’y avait eu ni poires ni pommes à l’époque. Et cela parce que la couleur était associée au parfum incrusté là depuis toujours.  Chacune de ces joues rondes et rouges semblait sourire à cette pauvre Prue Sarn, assise entre la machine à tisser et la fenêtre, toute à sa solitude. Je découvris un vieux coffre abandonné aux souris, je le nettoyais et y mis un fermoir, c’est là que je gardais désormais mon encre, mes plumes, mon cahier, la Bible que Mère m’avait laissée puisque ni elle ni Gideon ne pouvaient la lire.

                    Un soir d’octobre, j’étais assise en cet endroit, m’exerçant à écrire sous la chandelle de roseau. La lune remplissait la petite fenêtre comme si quelqu’un y avait suspendu  un plateau d’argent. Partout les pommes se pressaient comme des gens à une foire désireux de voir quelque  merveille. Je m’imaginais qu’elles se disaient les unes aux autres : « Calme-toi maintenant » « Cesse ce bruit » « Arrête de gigoter ».
                    Et je me mis à considérer que toute cette bénédiction du grenier était advenue grâce à ma malédiction.
                    En effet, si je n’avais pas eu ce bec-de-lièvre qui me fit m’échapper vers la solitude de mon âme, cela ne me serait jamais arrivé ! Les pommes en quête de merveilles, se seraient pressées en vain,  parce que je n’aurais même pas soupçonné la splendeur venue de l’autre bord du silence.
                    Tandis que je méditais sur tout cela, soudainement, apparut de nulle part, ce délicieux phénomène qui vint s’enraciner en mon être telle une graine venue du plus profond même de l’amour.

                    #162082
                    BruissementBruissement
                    Participant

                      LIVRE 2
                      Chapitre 1 : A cheval vers le marché

                      En racontant cette histoire, je n'ai point tenu compte de l'écoulement du temps. Car, lorsque le cœur est en peine, le temps qu'est-ce donc? Ce n’est rien. Est-ce que le jeune marié qui se languit depuis longtemps pour celle qu'il aime, remarque la voix du veilleur de nuit qui épèle la fuite des heures ? Et celui-là qui se meurt à l’aube, éprouve-t-il de l’intérêt pour l’heure marquée au cadran par ce soleil qui ne se lèvera plus pour lui ? Et quand, nous autres, pauvres humains, nous tentons de tenir debout face à la puissance des choses, cherchant à résister pour parvenir à notre paix ou à ce que nous croyons être notre paix, et que, comme sur un ring, nous sommes tout hébétés à force d'avoir été frappés, eh bien, nous n'avons pas conscience du temps. C’est ainsi que quatre années passèrent et bien que des événements  survinrent en ce monde, chez nous rien n’arriva.

                      Du pays, cependant, nous parvinrent des rumeurs de fort mécontentement et d'au-delà des mers, celles de batailles. Les Français allèrent en Russie et n'en revinrent pas, à part quelques uns.

                      Finalement, par un beau soir doré d’été, un cavalier fougueux arriva jusque chez nous annoncer la grande victoire de Waterloo. Mais la nouvelle qui vint cette même année et que Gédéon apprécia bien plus,  fut celle de la taxe sur le blé.
                      _ apporte-moi une chope de not' bière Prue, s’écria-t-il en rentrant du marché et en ajoutant « v'la la meilleure nouvelle jamais entendue ! Nous s’rons riches en deux-trois ans ! Faut mettre plus de terre en blé. J’me doutais ben qu’le blé pouvait pas nous trahir mais j’en espérais pas tant ! Quand Callard est venu à mon stand m’annoncer la nouvelle, j’en ai été comme assommé ! Incroyable qu' j’ai dit ! faire payer les étrangers qui transportent leur blé chez nous ! « Ouais ! C’est à peu près ça » a dit Callard « et ça va le rendre rare et donc plus cher pour sûr ! » J’voyais ben v’nir ça  depuis longtemps mais j' pensais pas qu’ça irait jusqu’au bout ! Et que crois-tu qu’j’ai fait ensuite Prue ? Ben j’l’ai ammené au « Pichet de Cidre » et lui ai payé à boire ! C’est dire si ça m’a fichu un coup !
                      Et maintenant c’qui nous reste à faire, c’est d’nous mettre à labourer toi et moi »

                      C’est ainsi que l’avenir promettait d’être plus rude que les quatre années que nous venions de passer à trimer de l’aube jusqu'au soir et même pendant la nuit à la lumière vacillante de la lanterne de corne.
                      Cela m’aurait paru moins difficile si ce n’avait pas été que pour l’argent, si j’avais pu être un peu satisfaite de mon intérieur et si Gidéon avait mis sa  fierté dans la bonne marche de  la ferme. Mais ce n'était pas le cas ! Il ne s’agissait que de racler et grapiller pour tirer le plus d’argent possible de l’endroit et  puis s’en aller.

                      Durant ce temps, je me mis à grandir longue et maigre comme une gaule et Mère commença à se tordre les mains pour cela aussi. Etant elle-même petite, tout comme madame Beguildy, Jancis et la plupart des femmes des environs, il lui semblait qu’une femme devait être petite. Or comme je ne cessais pas de pousser tout en devenant de plus en plus maigre (en vérité, avec une telle charge de travail et peu de temps pour manger, n’importe qui le serait devenu) elle me dit que je devenais comme un peuplier dans une forêt de taillis ou comme un roseau de l’étang plus haut que les autres.
                      Ainsi je devins aussi honteuse de ma taille que de mon autre problème jusqu’à ce que…mais n’anticipons  pas sur la suite de ce récit.

                      Gideon portait sa blouse dans laquelle il était fort séduisant. Il avait alors vingt-deux ans et c’était un homme bien bâti,  large d’épaules avec une belle silhouette vigoureuse. A mesure que son corps s’affermissait, s'affermissait aussi son esprit qui devint plus dur que la glace de dix jours.
                      Il n’avait pas un regard pour les filles sur le marché bien que beaucoup d’entre elles l’admiraient.
                      Or, il advint une fois, au marché, alors qu’il portait la veste bleue aux boutons de cuivre de Père, que la fille du châtelain de Camperdine (pas celui de la bouteille, mais son arrière-petit-fils) passa à cheval près de son étal et lui sourit. Mais lui ne fit qu’en rire, tout en se caressant le menton et en me lançant un regard gêné, quand je l’ai questionné là-dessus. À n’en pas douter, il était beau garçon, et je trouvais bien injuste, que ce fût moi et non Gideon qui naquis après que le lièvre regarda Mère. Parce que Gideon aurait pu se faire pousser la moustache et paraître très bien sans que personne sache qu’il avait un bec-de-lièvre, tandis que pour moi il était difficile de le cacher.

                      Quant à la ferme, elle prospérait plutôt bien. Nous avions un grand troupeau de moutons si bien que la tonte nous prenait plus d’une semaine. Nous possédions aussi quelques cochons qui gardaient Mère bien occupée tout le temps que durait la saison des glands tandis qu’elle les surveillait dans la chênaie. La prairie près du verger était en blé, mais nous n’en tirâmes rien la première année, le temps ayant été si humide que le blé leva et germa dans l’épi.

                      Nos économies nous permirent d’acheter, pour les labours et les autres travaux pénibles de la ferme, deux bœufs qui ne furent pas très chers étant un peu passés de mode.
                      Gideon avait dit que quand il irait les acheter, je pourrais l’accompagner pour l’aider à les ramener. Et je pourrais regarder les vitrines pendant qu’il discuterait leur prix, puis nous pourrions voir la maison qu’il avait projetée d’acheter quand elle serait en vente. Mais Mère ne devait rien savoir à propos de la maison, parce qu’elle ne pourrait tenir sa langue.
                      _ « Et  si on savait que j’ai cet'idée en tête, disait Gidéon, les gens marchanderaient tous mes prix et doubleraient tous les leurs  et alors comment s'en sortir après ça?»

                      Il est facile d’imaginer ma joie à la perspective de pouvoir flâner, alors que je n’avais quitté Sarn que très rarement depuis la mort de Père et que Lullingford  m’était toujours apparu comme un lieu magnifique.

                      J’étais en train de glaner dans le champ de blé, quand Gideon vint me faire cette proposition.  Il revenait du marché et traversa ce champ aux dernières lueurs du soir, laissant son ombre et celle de Bendigo s’étendre depuis la lointaine barrière jusqu’au verger tandis que je les regardais arriver.
                      _ « Mais comment que j’pourrais y aller, j’peux pas monter derrière, vu qu’y a les paniers » ai-je dit
                      _ Si tu glanes un peu plus, j’louerais le poney du moulin quand j’ porterai à moudre le prochain blé. Tu vas à Plash demain pour ta leçon ?
                      _ Ouais
                      _  Ben ramène les bêtes et j’port’rai le blé samedi
                      _ Mais j’ai déjà tout glané ! Reste pratiquement rien dans c’champ comme dans l’autre ! ai-je dit !
                      _ Demande à Beguildy de glaner le sien. J’les ai vus transporter leur récolte
                      _ Mais Jancis et Madame Beguildy ?
                      _ Tu sais très bien qu’Jancis a un poil dans la main et qu’elle f’ra pas grand-chose. Même si j’l’aime bien et que rapport à son apparence…
                      Il s’arrêta  et la main posée sur l'encolure de Bendigo, il posa son regard au loin, l'air rêveur, là où Plash brillait comme du miel sous les rayons obliques du soir.
                      Il était déjà assez rare de voir Gideon sans mouvement, mais  le voir penser à autre chose qu’à la façon de  faire de l’argent, l'était bien plus encore.
                      Il est vrai que le nom de Jancis allait souvent l’apaiser, et chaque fois qu’il tomberait dans ces silences, il me rappellerait cet homme en transes que l’on amena un jour à Beguildy pour qu’il le réveillât. Il me faisait aussi  penser à un saule pleureur ruminant ses songes au-dessus de l’eau, par un jour d'été sans vent ou à cet if rêvant tout au long de l'année,  près du portillon surmonté de l'auvent, car  Gideon gardait ses pensées aussi cachées que l'if, ses baies rouges sous ses branches.
                      C’était depuis qu’il avait vu Jancis sous la lumière rose, que Gideon avait pris l'habitude de sombrer dans ce genre de rêveries. Il lui arrivait de temps à autre de murmurer “Non, non” puis de secouer ses épaules comme d’un fardeau et de revenir à lui-même plus déterminé que jamais. Car Gideon avait plus que quiconque l’âme d’un chef et ce qu’il dirigeait c'était sa chair et son sang.
                      Or j’aimais beaucoup Gideon et je trouvais dommage qu’un homme comme lui dût se dominer et n’avoir aucun bon moment. Je savais bien où il allait le samedi quand il quittait sa blouse pour l’habit bleu. Il allait plus régulièrement à Plash qu’il n’avait jamais été à l’église. Tout avait commencé par la lumière rose mais même sans elle, cela se  serait tout de même produit.
                      Madame Beguildy m’avait raconté comme il venait frapper à la porte et comme Jancis accourait dans sa plus belle robe, un ruban ou une fleur dans les cheveux et comme elle rougissait et pâlissait tour à tour. J’avais d’ailleurs remarqué, quand elle venait chez nous que sa poitrine palpitait sous son fichu, ce qui m’étonnait car pour moi il ne s’agissait que de Gideon mais pour Jancis il était comme le feu ou la tempête, le printemps même et sa voix incarnait pour elle, celle de Dieu tout-puissant.

                      Gideon entrait sans un mot, disait Madame Beguildy, et allait s’asseoir tandis que Beguildy le regardait d’un air renfrogné, n’ayant pas la moindre intention de marier Jancis. Ce dernier lui décochait ses regards depuis le coin de la cheminée où il s’installait parce qu’il ressentait fort le froid, lui qui vivait dans un endroit humide sans bouger beaucoup. Et Gideon lui renvoyait le même genre de regards.
                       Jancis rougissait et tremblait au-dessus de son rouet, tout en filant et jetant furtivement les yeux sur Gideon comme un pauvre roitelet. Madame Beguildy avait un visage de marbre : elle faisait des plans pour sortir son homme de la cuisine. Elle était très heureuse de voir que l’on courtisait sa fille, n’ayant que peu de choses sur lesquelles réfléchir ou parler et elle voulait aussi devenir grand-mère. Donc elle faisait tout pour sortir Beguildy de sa pièce. Or, une fois, alors que Gideon était plus sensible que jamais à la beauté de Jancis, qu’il aurait bien voulu embrasser, parée qu’elle était d’un nouveau ruban ou de quelqu’autre fanfreluche, voilà que Madame Beguildy se mit à appeler son mari, à revenir discuter, à repartir encore pour l’appeler de nouveau et lui ne bougeait pas, toujours assis, dans le coin sombre près de l’âtre à la manière d’un lutin. Et bien elle alla jusqu’à mettre le feu au chaume de la grange. Oui, elle le fit ! C’était une femme de caractère ! C’est ainsi qu’elle maintint le pauvre homme occupé à courir avec ses seaux jusqu’au soir, lui qui avait horreur de travailler de ses mains. Quand il avait pratiquement éteint le feu à un endroit, elle en allumait un autre ailleurs au moment où il allait chercher de l’eau à l’étang !

                      _ «  le briquet à silex restait chaud ma chérie » me dit-elle et elle éclata de rire. Je n’ai jamais vu une femme rire d'aussi bon cœur pour quoi que ce soit, qu’elle, pour ce tour qu’elle avait joué. Et,  me dit-elle, c'est en jetant un coup d'œil par la fenêtre qu'elle se donnait du courage. A travers les plus clairs des fonds de bouteille qui composaient les carreaux, elle pouvait voir les amoureux  assis l’un à côté de l’autre sur le banc. Tout à fait  convenables se disait-elle et elle retournait à sa tâche.

                      Une autre fois, elle libéra la truie qui courut droit à notre chênaie (puisque c’est de là que Madame Beguildy l’avait reçue). Beguildy aimait son lard et la truie représentait beaucoup de petits cochons et de lard en perspective. Aussi craignant qu’elle ne se fît quelque mal, il se lança à sa recherche avec un bâton tout en jurant considérablement. Au bout d’un moment, il fut un peu intrigué, parce que les ennuis lui arrivaient chaque fois le dimanche et tout païen qu’il était, il tenait à son jour de repos. Aussi dit-il à Gideon : « Tu portes la poisse. Chaque fois que tu viens des embarras sont à prévoir. Aussi ne reviens plus »

                      C'est ainsi que Gideon dut cesser ses visites. Alors il se mit à rencontrer Jancis dans les bois. Et il m'arrivait de les voir sur quelque sentier obscur, qu’il pleuve ou qu’il gèle, elle, avec son visage comme une rose blanche et lui, la regardant l’air amoureux tout en étant furieux de l’être.
                      Quand ils étaient dans les bois, Madame Beguildy était si intéressée par les bouteilles contenant les fantômes du sorcier, qu’il avait bien du mal à répondre à toutes ses questions. Puis elle lui préparait un thé tellement copieux qu’il en avait presque jusqu’au souper. Cependant il découvrit tout. Il commença à se demander pourquoi Jancis se prenait d’une telle affection pour Tivvy, cette Tivvy qu’elle disait aller voir. Et comme il ne pouvait en parler au sacristain, avec qui il était à couteaux tirés, un soir, il la suivit en cachette. A son retour à la maison, il la frappa tant avec sa ceinture qu’elle en eut les yeux rougis des semaines durant et elle courut vers Gideon tout en larmes. Il fut en colère contre Beguildy et dit à Jancis qu’il l’épouserait bien mais pas avant qu’il n’ait gagné beaucoup d'argent et soit devenu riche. Car comment pouvait-il s’en sortir, disait-il, avec une femme peu à même de l’aider, comme elle, et donc à sa charge, avec probablement toute une tribu d’enfants. Cependant il était d’humeur triste et facilement irritable parce qu’il ne pouvait voir Jancis que très rarement, Beguildy la surveillant de près. J'en vins à me dire que si Gideon voulait me montrer la maison qu’il avait choisie, c'était peut-être pour se conforter lui-même et affermir sa volonté afin de ne pas laisser tomber son projet. Il était bien tenté de le faire tant il était fou de Jancis, mais s’étant engagé, il se disait qu’il ne pouvait abandonner quand bien même l’attente devait durer toujours.

                      Il advint que nous ne pûmes louer le poney du moulin pendant bien quelques semaines parce qu’il boitait. Aussi la moisson était faite depuis longtemps, l’hiver était déjà là et les fêtes de fin d'année approchaient quand nous reçûmes du moulin le message que nous pouvions louer le poney pour le marché de Noël, eux-mêmes venant d’acquérir l’un des vieux chevaux de la diligence Lullingford-Silverton avec lequel ils iraient aussi à ce marché. Je peux dire que je me réjouissais d'avance de cette sortie et c'est avec un peu d'anxiété que je scrutais le temps qui semblait tourner à la neige.

                      Le jour du marché, je me levai à quatre heures pour pouvoir préparer la maison pour Mère et rassembler les victuailles pour le marché : des œufs, des volailles que nous avions en abondance, des légumes, des pommes et un peu de beurre. Pendant que j’étais en train de faire briller les pommes dans le grenier, la paix m’enveloppa comme elle avait l’habitude de le faire en cet endroit depuis le temps dont j’ai parlé. La chandelle de jonc tremblotait dans l’air  froid et des souris trottinaient, tandis que je me tenais devant la fenêtre ouverte qui ressemblait à un rectangle de papier noir. Aucun bruit n’entrait, rien ne bougeait au-dehors, la mare même était gelée sur ses bords ce qui obligeait, chaque matin, les canards à patiner avant d’atteindre l’eau. Le calme des choses était si profond qu’il en devenait presque audible. Quand le monde était si tranquille, j’avais coutume de me sentir comme tout près de quelqu’un qui me connaissait vraiment bien, oui, c’était comme se trouver auprès d’un être cher.

                      En bas, de la grange sombre, le coq émit un chant léger et doux et je me fis la réflexion que cela ne semblait pas venir d’un oiseau de notre terre. Il est vrai que je l’entendais du grenier, d’où les choses se perçoivent différemment. Vous devez vous dire qu’il est bien singulier, qu’une femme telle que moi, toujours à travailler de ses mains à de pauvres et rudes tâches, puisse avoir ce genre de considérations, que l’on attendrait plutôt de délicates demoiselles assises devant un ouvrage de tapisserie. En fait j’étais très seule et j’avais bien du temps pour réfléchir. Et puis avec l’étude de mes livres, des idées venaient dans mon cerveau, comme poussent, dans un endroit marécageux où  il n’y a rien d’autre, le jonc fleuri et le délicat myosotis. Et je n’ai jamais vu en quoi cela pouvait nuire puisque toutes ces réflexions ne me venaient qu’au grenier et ne m’incitaient jamais à rêvasser en plein travail.

                      Donc au moment où j’entendis le son clair jaillir de notre coq qui réveillait l’aurore, je sus que deux heures venaient de passer et je descendis l’escalier en courant pour préparer le petit-déjeuner. Quand Gideon entra, tout était prêt et le grand feu ronronnait, car nous avions beaucoup de bois à Sarn. Nous pouvions nous en féliciter, car à cette période, il y avait beaucoup de familles pauvres en Angleterre qui s’agglutinaient à six ou sept dans une même chaumière pour chauffer leur bouilloire sur un même feu. J’ai toujours été reconnaissante pour cette abondance de bois qui ne coûtait rien et ne prenait pas non plus trop de temps à Gideon, parce que si j’en brûlais plus qu’il n’en avait coupé, je pouvais en fendre moi-même.
                       
                      Nous étions aussi bien que possible, assis dans la joyeuse lumière du feu dont la lueur rouge brillait sur les dalles, les faïences et les rouets posés dans un coin. J'étais heureuse de penser que Mère ne resterait pas seule, puisque j'avais demandé à Tivvy de venir lui tenir compagnie. En effet,  je n'aurais rien pu apprécier, en sachant que quelqu'un que j'aimais se retrouvait seule et triste.  Alors que  je secouais la nappe dehors , comme le jour venait de poindre, je vis un manteau rouge avancer sous la pénombre des bois, c'était Tivvy. Elle n'avait aucune raison d'arriver en retard, n'ayant jamais rien à penser ou à faire et possédant tout son temps.

                      Dans la nuit, Gideon avait préparé Bendigo et le poney du moulin,  tout était prêt, dès que le soleil se leva nous partîmes.

                      On voyait des lumières rouges plein le lac, comme si notre ferme, qui se reflétait dans l'eau, était en feu. Les pins noirs étaient ruisselants  de givre blanc et le bout de leurs branches  affaissées ressemblaient à des doigts trempés d'écume. Les corbeaux étaient très contents, ils croassaient de façon douce et agréable, comme s'ils  attendaient déjà le dégel de notre terre labourée, prêts à se rassasier bientôt, et dans l'arrière-cour s'élevait un grand  pépiement d'étourneaux.
                      _ “Apporte-moi quelque chose de la foire” cria Tivvy de l'autre bord de l'étang. Gideon parut contrarié, et je savais que la seule chose qu'il comptait rapporter de la foire serait pour Jancis. Aussi répondis-je:
                      _”je le ferai. Mais que veux-tu?”
                      _ un bout de ruban couleur cerise pour attacher mes cheveux, répondit-elle. 
                      Car tout en étant gourde sur bien des points, elle avait tout à fait conscience d'avoir de jolies boucles épaisses d'un châtain brillant . Elle leur donnait un petit mouvement  chaque fois qu'elle était avec Gideon et ne manquait aucune occasion de dire du mal de Beguildy, tout en évitant d'attaquer de quelque façon Jancis, de crainte que Gideon n'explose de colère. En cela elle était assez futée, comme, même une jeune fille stupide peut l'être quand elle est amoureuse, et elle parvenait à donner l'impression qu'aimer la fille d'un sorcier ne pouvait se comparer à aimer la fille du sacristain, lequel avait autant de facilité que le sorcier pour débiter ses charmes mais lui, c'était pour citer des textes bibliques.

                      Le matin était superbe, la route crissait sous nos pas et  quelques oiseaux des marais, surtout des canards siffleurs, volaient alentour. Nous trottions vers les collines. C'est au travers des bois lointains, des rudes marais qui les jouxtaient,  de quelques champs labourés ici et là et des chaumes couverts de givre d'où s'échappaient quelques perdrix au bruit de notre attelage,  que nous pouvions apercevoir ces collines aussi bleues que le bleu des pensées.  Ô collines promises! c'est ainsi que vous m'apparaissiez! Il y eut un caquetage dans un bosquet puis une troupe de palombes qui déployèrent au soleil leurs ailes d'un bleu étincelant, prit son envol, précisément vers ces collines. C'était comme si là-bas se trouvait quelque merveille, un puits dont l'eau guérissait, ou un autre phénomène miraculeux, ou bien encore  une de ces  personnes saintes telles qu'il s'en trouvait dans les temps anciens.

                      Je dis tout cela à Gideon mais il avait le regard perdu au loin, par-dessus son épaule, dans la direction de Plash et de la longue spirale de fumée bleue qui sortait de la Maison de pierre. Il se prit à siffloter tout bas, en fait, il ne sifflait  jamais franchement, même dans ses moments les plus heureux, mais toujours très doucement et pour lui-même. Aussi je ne dis rien de plus, et quelques instants plus tard, notre route, qui nous venait du fond des âges, prit fin et nous atteignîmes la route principale sur laquelle on avançait fort mal; c'est vrai, que, quel que fût le temps, la route faite par les Romains était agréable et bien meilleure que la route à péage. D'abord, nous dépassâmes des gens du moulin qui marchaient tranquillement, puis quelques autres, et assez rapidement nous fûmes à grimper la colline vers la  ville accompagnés des pluviers qui poussaient leurs cris à la façon qu'ils avaient l'hiver.

                      C'est ainsi que nous chevauchâmes jusqu'à Lullingford pour entrevoir un rêve. Car la maison que nous étions sur le point de contempler était toute tissée des rêves de  vie de Gideon, je parle de la maison et de tout ce qui allait avec: les servantes, les  hommes à tout faire, les bals et les dinners avec les notables  au Pichet de Cidre en période électorale.

                      Au moment où nous passions le gué qui se trouve au bas de la ville, Gideon  s'exclama:
                      _ J'voudrais ben que Jancis soit sur mon cheval
                      _ Et pourquoi pas, dis-je, la prochaine fois que nous viendrons? Et même toutes les fois?
                      _ Y'a Beguildy
                      _ Oh Beguildy, je l'emberlificoterai avec ses propres dires et le charmerai avec  ses propres charmes, dis-je en riant alors que nous grimpions la rue étroite tandis qu'ici et là sortaient des têtes par les fenêtres pour  voir ceux qui passaient.
                      _ Chut maintenant, fille dit Gideon, Ris moins fort, pas comme un courlis sauvage.
                      _ Mais le courlis est de bonne compagnie et je n'ai guère entendu de voix plus agréable que la sienne, merci du compliment gars.

                      Et vraiment j'étais satisfaite du monde et de tout. Parce qu'il y avait à Lullingford quelque chose d'exceptionnel, comme si un air différent y soufflait, comme si le soleil y était plus brillant et la lumière du jour plus apaisante. Je ne savais pourquoi il en était ainsi. L'endroit était tranquille quoique loin d'être aussi tranquille que maintenant. De nos jours les gens vont vers les grandes villes,  mais quand j'étais jeune, ils venaient de plusieurs lieues à la ronde, s'assembler dans les petits marchés des bourgs. Ainsi, Lullingford était tranquille et très paisible, mais sans la torpeur, presque mortelle parfois, de Sarn.

                      Il y avait une seule rue principale  pourvue de maisons noires et blanches qui débordaient quelque peu par leur pignon dont le bas comportait des boutiques aux vitrines arrondies. À l'arrière de ces maisons se trouvaient de petits jardins. Tout en haut de la rue, on voyait l'église,  longue et basse, avec une immense flèche joliment sculptée que l'on avait plaisir à regarder. A l'ombre de l'église, se nichait la grande auberge accueillante dont l'enseigne portait un pichet de cidre bleu sur fond rouge. Elle avait  aux fenêtres des rideaux rouges,  la lueur d'un feu y brillait en hiver, et elle semblait dire, ainsi placée tout près de l'église, que la conscience du propriétaire était sans tache, sa bière non trafiquée et que personne ne pouvait y boire plus que de raison. Mais j'avais un petit doute sur ce dernier point.

                      Le  dimanche, une étoffe blanche pendait aux vitrines des boutiques  comme un tablier ce qui leur donnait  un air très pieux et respectable. Il y avait peu de magasins et un seul de sa spécialité, si bien que vous ne pouviez pas courir de l'un à l'autre pour y dégoter le produit le moins cher.

                      Il y avait le “Coffret Vert” où l'on trouvait  de l'épicerie, de la mercerie et de la quincaillerie. On avait aussi une malterie, une boucherie et une boulangerie, du fait que Lullingford était progressivement devenu cossu. En effet, peu de villes pouvaient se vanter d'avoir un boulanger en ces temps, où presque tout le monde faisait son propre pain à la maison. Puis, venaient le bourrelier qui faisait des bottes et des harnais, et le tailleur qui n'ouvrait que l'hiver,  parce que l'été, il était en tournée dans le pays, proposant son travail. Il y avait aussi le forgeron, chez qui  s'attroupaient les garçons, après l'école, chaque fin d'après-midi d'hiver, demandant à se chauffer les mains et à faire griller des châtaignes et  des pommes de terre. C'était chose plaisante que de voir des étincelles s'envoler en crépitant, et de sentir, sans rien avoir à payer ou à faire, la joyeuse flamme  vous réchauffer jusqu'au profond de l'âme, comme l'amour. Près du forgeron, il y avait une rangée de petits cottages, dans l'un d'eux vivait le tisserand. Comme le tailleur, il parcourait la contrée en été, et parfois, même l'hiver il allait jusqu'à un village, si le temps le permettait. Mais par mauvais temps  il restait dans sa douillette petite maison, écoutant le vent rugir des montagnes du nord vers celles du sud. Je n'ai jamais su dire pourquoi cette maisonnette m'attirait et cela déjà depuis l'enfance. On y voyait un  jardin étroit, une allée de briques rouges, une palissade en chêne et des pieds de lavande de chaque côté de l'allée. Trois marches blanchies conduisaient à la porte et la fenêtre n'était pas faite de fonds de bouteille, mais de véritables petits carreaux. Au-dessus se trouvait une autre fenêtre. À l'arrière un bout de jardin descendait vers les prairies et il y avait une deuxième fenêtre dans la pièce à vivre qui donnait sur les montagnes par-delà le jardin et les prairies. Cela je le savais, parce que j'y étais venue une fois porter un message, du temps du vieux tisserand. Une vigne courait sur le devant de la maison, elle était très ancienne et tarabiscotée. La chose était rare dans un endroit où les hivers étaient tellement rudes, mais le bourg était abrité par les montagnes, et la maison du tisserand  était exposée plein sud, aussi cette vigne pouvait croître, et même s'il est vrai que ses grappes ne parvenaient pas toujours à mâturité, quand la saison avait été trop froide, il arrivait certaines années qu'elles mûrissaient vraiment bien. Alors que ce fût la vigne ou la lavande, ou les ombres charmantes sur la verdure de la pelouse, que ce fût le lilas près de la porte, ou le métier à tisser dans la pièce à vivre, qui était si bien tenue et si douillette avec son feu dont les flammes étincelaient sur la vaisselle de cuivre …que ce fût tout cela à la fois, toujours est-il  que je ne pouvais passer près de cette maisonnette sans désirer qu'elle  fut mienne. J'enviais jusqu'aux belles grives qui sautillaient sur sa pelouse. Cette maisonnette m'attirait comme le paradis attire le pauvre pécheur fatigué de ses errements.
                      Aussi ce jour-là comme nous chevauchions tout près, je dis:
                      “_ Gideon, qu'est-ce qui fait que cette maison est différente des autres?
                      _ Elle n'est pas différente.
                      _ Oh, mais sa différence est telle qu'on la croirait construite  avec une pierre et un chaume venus d'un autre monde, me suis-je écriée, elle est aussi différente que si sa charpente avait été prise des forêts de la Terre Promise
                      _ Ma foi, fille, tu délires, me dit-il, tais-toi ou le garde  va t'enfermer.”

                      Alors je me tus et nous atteignîmes le Pichet de Cidre, et après avoir placé nos chevaux dans l'aire de repos, nous prîmes nos marchandises pour le marché.

                      #162083
                      BruissementBruissement
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                        LIVRE 2
                        Chapitre 2 : Le Pichet de Cidre

                        Le marché se déroulait à l'air libre, sur une place pavée  près de l'église. Chacun y avait sa propre baraque et entre les baraques s'amoncelaient des fromages. On y voyait de vieilles dames en châle bienséant et bonnet de coton qui vendaient les mêmes choses que nous, du beurre, des œufs et de la volaille.  Il y avait un étal pour le pain d'épices, un autre pour les petits pâtés, un étal pour les coiffes, un pour les jouets, un autre pour les bibelots tels que des colliers de corail ou des chats en porcelaine, des boucles pour chaussures, des petits sacs garnis de perles. C'était une scène pleine de gaîté, avec du houx brillant, du gui, des fromages tout jaunes au soleil, du pain d'épices aussi marron et collant que les bourgeons du marronnier.

                        Le boucher se tenait à la porte de son échoppe qui donnait directement sur la place du marché, vantant sa viande tout en brandissant son long couteau étincelant  de façon telle, que l'on se demandait si les Français n'étaient pas en train de  débarquer. Une femme vendait des pommes de terre chaudes et des côtelettes de porc, et pour amuser le monde, un potier qui mettait sa marchandise aux enchères, en cassait une pièce, il gardait une semblable toute prête, à chaque fois que sonnait l'horloge. Puis vinrent des comédiens qui nous donnèrent un spectacle pendant que dans un coin, le soigneur de bestiaux arrachait des dents pour un penny chacune, sous le regard d'une foule qui se pressait. Avec tous ces gens qui parlaient haut et fort, les artistes qui jouaient leurs saynètes, le cliquetis de la vaisselle cassée, les animaux que l'on entendait bêler ou meugler de la foire voisine sans parler de l'horloge qui carillonnait joliment toutes les demi-heures,  vous pouvez vous imaginer dans  quel joyeux brouhaha nous étions.

                        Quand tous nos produits furent vendus, nous allâmes vers  le Pichet de Cidre pour le casse-croûte. À ses abords se tenaient assis une douzaine de vieux bougres, bien que le froid fût vif  et qu'ils devaient être affamés. Ils avaient tous une chope en étain et ils couinaient dans les aigus:
                        “Le Seigneur est mon berger, je ne craindrai aucun mal”
                        Chacun y allait à sa manière et de son propre ton,  et j'imaginais bien ce qu'aurait pu être la colère de Beguildy s'il avait  entendu comme ils chantaient faux, lui qui était si appliqué sur sa rangée de silex, et qui, se sentait bien embarrassé, quand, en les faisant tinter, il lui arrivait de ne pas rendre la note juste.

                        Cependant, quand nous approchâmes de ces petits vieux, ils s'arrêtèrent net, leur chope immobile et chacun se retrouva assis, bouche bée et les yeux fixés sur moi. Ils étaient comme les poupées d'un de ces spectacles de marionnettes dont c'est la mode maintenant, qui, au moment où le montreur de marionnettes lache les fils, s'arrêtent brusquement toutes ensemble. Ils étaient assis là, dos à l'auberge, leur vieux visage rouge et veineux dans la lumière pâlotte du soleil, avec une sorte de regard tendu. Comme nous dépassions le banc, ils tournèrent lentement leur tête vers nous, nous regardant de biais, par-dessus le bord de leur chope, comme de jeunes chouettes vous observent en tournant la tête par-dessus leurs plumes.

                        Alors que nous franchissions le seuil sombre, avec sa porte garnie de clous comme les portes de prison, et pénétrions dans la salle de l'auberge où se trouvaient des gens plus huppés, je remarquais là aussi des regards fixés sur moi mais plus discrètement. Les fermiers, leurs femmes, deux ou trois autres personnes qui étaient arrivées par le coche du matin et qui se restauraient là, le fils du châtelain, pasteur à Silverton qui rentrait chez lui pour Noël et prenait un rafraîchissement en attendant que l'on referre son canasson, tous, me regardaient lentement et précautionneusement mais avec beaucoup de curiosité. Soudain, je compris que tous ces gens, les élégants de l'intérieur ou les vieux de l'extérieur, scrutaient mon bec-de-lièvre. Ils devaient penser selon leur rang social ou leur degré d'instruction:
                        _ voilà une étrange et peu commune créature,
                        _  tiens! une femme de foire, pour sûr!
                        _  probablement une bonne femme qui se transforme en lièvre la nuit!
                        _  c'est une sorcière une horrible sorcière avec un bec-de-lièvre.

                        Il se peut que les gens m'avaient regardée de la même façon les deux ou trois fois où j'étais déjà venue à Lullingford, mais alors je n'étais qu'une enfant et ne m'en étais pas aperçu. J'entendais les petits vieux croasser comme des corbeaux et l'un d'eux dit:
                        “_ Buvons pas tant qu'elle est là. ça nous empoisonnerait les entrailles.”
                        Un autre dit:
                        “_ Faut pas regarder c'te mégère, elle peut nous jeter le mauvais œil et on dépérirait jusqu'à c'que mort s'ensuive.”
                        Les gens à l'intérieur, se lançaient des regards entendus et j'aurais voulu mourir.  J'étais toute en sueur, alors que le froid était vif, que je portais une robe fine et que nous étions loin du feu. Pourtant, j'aimais vraiment mes semblables et j'aurais voulu croire qu'ils m'aimaient aussi. J'éprouvais de l'amitié pour les paysans et les notables, pour l'aubergiste et sa dame, parce qu'ils faisaient parti de ma sortie et de Lullingford et du monde, qui avait pris mon cœur dans sa main, comme un enfant tient un petit oiseau qui est à la fois effrayé et réconforté d'être ainsi tenu. J'aurais voulu avoir chevauché plus loin encore et avoir vu d'autres gens, d'autres routes, d'autres hameaux, des enfants tout différents, comme venus du pays des fées,  jouant sur l'herbe de villages secrets dont on ne savait comment ils les avaient atteints et y chanter leurs  chansons puis s'enfuir dans le crépuscule; de vieilles personnes se seraient promenées le long des sentiers par des prairies dont je n'aurais pas même su à qui elles appartenaient, pour atteindre des églises enfouies dans les arbres, avec toutes les cloches se mettant à sonner, tirées par des hommes inconnus. Ah j'aurais tant aimé qu'il en fût ainsi. Ou tout au moins, que les vieilles gens paraissent aimables à mon passage et que les enfants me sourient ou me lancent des fleurs, et que, me voyant arriver dans une auberge ou une taverne ils me disent: “Approche-toi du feu, chère petite, parce que la nuit est bien avancée”. Ah! comme j'aurais aimé qu'il en fût ainsi.

                        Le choc de voir le monde réel  contre moi, avait été d'autant plus grand, que vivant à l'écart, je ne m'étais pas vraiment rendue compte de mon mal avant. Mais maintenant je savais que j'étais enserrée dans le malheur et le fer comme dit le Livre,  prisonnière derrière  une porte, à côté de laquelle la grande porte cloutée de l'auberge semblait faite de papier!

                        Tandis que je me penchais au-dessus de mon assiette pour que ma coiffe pût cacher mes larmes, une femme entra. Elle était d'une beauté comme il y en a peu! Elle était souple comme une baguette, vêtue d'une longue redingote rouge et d'un chapeau assorti, sur la masse de ses cheveux châtains attachés par un ruban. Ses yeux noirs étaient sans âme, mais pourvus d'étincelles, comme ceux des chats par une nuit glacée. Elle entra, mains gantées et éperons aux bottes, riant encore d'une conversation qu'elle venait d'avoir avec les petits vieux sur le banc.

                        _ “Un balai, aubergiste! “dit-elle. “Il nous faut un balai par ici”
                        Tout le monde se mit à sourire et ricaner quelque peu. Je sus parfaitement ce qu'elle voulait dire, car Mère me recommanda un jour,  si quelqu'un se mettait à parler de balais,  mieux valait pour moi, partir, parce que c'était-là une façon de dire que j'étais une sorcière.

                        Or, Gideon ne remarqua rien, puisque n'étant pas défiguré comme je l'étais, il n'avait jamais cela à l'esprit et étant habitué à moi, l'idée ne lui venait pas que d'autres pouvaient ne pas l'être. De plus il était plongé dans son dilemme, valait-il mieux choisir Jancis ou la grande maison avec servantes et serviteurs. C'est ainsi qu'il ne prêta pas attention à la scène.
                        La dame courut vers le fils du châtelain et lui tapa sur l'épaule, il se sentit offensé dans sa dignité et fronça les sourcils tandis qu'elle disait:
                        “_ Alors te voilà venu pour la Noël comme un bon gars! Qui est donc cette femme au bec-de-lièvre?
                        D'un geste, il l'engagea à parler plus bas tout en lui désignant discrètement de la tête la présence de Gideon.
                        _ Quoi, quelle surprise,  n'est-ce pas le jeune Sarn de Sarn! dit-elle, rougissant un peu tout en traversant vivement la salle vers Gideon, qui était superbe dans sa veste bleue aux boutons de cuivre dont une manche portait le brassard noir en signe de deuil pour Père, et dont les yeux brillaient encore de la pensée de Jancis. Je lui donnai un petit coup de coude et il se leva ce qui le fit paraître encore plus à son avantage tant il avait une belle stature.
                        Elle lui tendit la main,  parce que la petite noblesse restait toujours amicale avec les fermiers, surtout en période d'élection, et le regardant de ses beaux yeux noirs étincelants, elle lui dit:
                        _ les élections approchent et Père a du travail pour vous Sarn. Ce serait bien que vous passiez nous voir un de ces jours pour souper si votre chérie peut vous laisser quelques instants.
                        Elle me regarda avec beaucoup de mépris. Visiblement, elle supposait que Gideon était fils unique, et décida de me prendre pour une de ses relations, à moins qu'elle ne le fit que pour se moquer de lui_ le ridiculiser ainsi pouvait être une façon de le dominer.
                        À ce moment-là Gideon, était tout à fait d'accord politiquement avec le châtelain en raison de la taxe sur le blé, mais il ne s'était pas encore décidé sur le fait d'abandonner ou non tout cela pour s'installer, pour le meilleur et pour le pire avec Jancis et une kyrielle d'enfants jusqu'à ce que la mort les sépare. Si bien qu'il bredouilla quelque peu, et la fille du châtelain, peu habituée à des tergiversations de la part d'un homme du peuple, perdit son sang froid:
                        “_ Tiens! tiens! Vous n'avez pas le temps Sarn. Vous n'avez pas le temps, je vois cela. Vous allez danser sur la Montagne à la prochaine Saint Thomas, sans doute. Oh, vous aurez bel air, Sarn, avec votre dame que voici sur des balais volant sous le clair de lune!”
                        Elle éclata d'un rire cassant tandis que Gideon finit par  comprendre ce qu'elle avait voulu dire. Il était lent mais inébranlable. Oh, terriblement inébranlable!
                        C'était un de ces moments dont j'ai parlé, quand Gideon se mettait en colère. Son visage devint sombre et ses yeux eurent  le regard comme traversé par les eaux de l'étang, un regard froid, glacial. Il la dévisagea de telle façon qu'elle blêmit et dit très lentement:
                        “_ M'dame, c'te dame c'est ma sœur. Et si m' prend l'envie de danser sur la montagne avec des sorcières, j'danserais. Si m'prend l'envie de danser au bal avec des filles d'la Haute, je l'ferais. Mais c'est pas vous qu' j'inviterais. Et j'crains de pas pouvoir non plus, voter pour l'châtelain, j'doute qui puisse gouverner une contrée alors qui sait même pas gouverner les femmes d'sa maison, et qui laisse sa fille traîner partout. L'aurait dû vous donner plus de bâton, M'dame”
                        _ Dorabella, s'écria son frère très irrité qu'elle se fut mise dans un tel guêpier.
                        Ils sortirent, et Gideon s'assit et repris le cours de son repas. Toute cette affaire ne lui avait pas le moins du monde couper l'appêtit alors que moi, je pus à peine manger un morceau. Dès qu'il se leva pour aller acheter des bœufs, je me hâtai de quitter l'endroit.
                        J'avais beaucoup d'achats à faire comme du malt, du sucre et du thé, et puis des chaussures pour nous tous, ainsi que le cadeau pour Tivvy, et un peu de tabac pour Gideon, parce que s'il était rapiat pour les autres il l'était aussi pour lui. Quand j'eus tout acheté avec en plus deux ou trois choses pour  Noël, puis tout rangé dans les paniers, Gideon était prêt à voir la maison. Il était satisfait de ses bestiaux. C'étaient des longhorns mouchetés très vigoureux. Avec si peu de gens qui utilisaient encore des bœufs pour les travaux de la ferme, ils étaient devenus vraiment très bon marché. Aussi était-il joyeux, sans qu'il semblât aucunement affecté par mon chagrin. D'ailleurs, comment aurait-il pu savoir que mon cœur saignait à cause de Mademoiselle Dorabella et des petits vieux sur le banc? S'il s'était mis en colère, c'était pour le désagrément qu'il ressentait, lui, de ce qu'on pût parler d'un bec-de-lièvre touchant un membre de sa famille, en évoquant, par-dessus le marché, des relents de sorcière. Mais à moi, il ne pensait pas plus que s'il ce fût agit  d'un de ses nouveaux bœufs, que quelqu'un eût apostrophé en passant. Il sifflotait doucement tandis que nous avancions sur le chemin qui conduisait à la maison qui occupait son esprit.  Je n'avais jamais pris ce chemin-là, qui se trouvait en dehors de la ville sur la route opposée à la nôtre, et quand nous venions nous n'avions guère le temps de visiter les alentours. Rapidement, nous quittâmes la route carrossable pour nous trouver sur un sentier rempli de profondes ornières gelées et bordé de hauts buissons tout blancs de givre.

                        La soirée avançait de plus en plus, mais Gideon dit que cela importait guère, que nous allions très bien nous débrouiller avec les bêtes parce qu'il ferait aussi clair qu'en plein jour quand la lune se lèverait. Je voyais bien qu'il était très attaché à cette maison et j'acceptais tout ce qu'il demandait, car jamais je n'ai voulu gâcher le plaisir de  qui que ce soit. Il y en a déjà si peu en ce monde, et comme Dieu le sait, Gideon était de ceux qui en goûtait le moins. Aussi, quand après cela, Gideon décida de m'offrir une tasse de thé, au  Pichet de Cidre, pour que l'on puisse avoir une conversation au sujet de tout ce que nous aurions à faire, sans que mère fût là, je ne m'y suis point opposée, et pourtant, j'aurais préféré affronter l'enfer que ce lieu.
                         Mais Gideon voulait parler tant qu'il se sentait encore libre, avant que le profond silence de Sarn ne reprenne possession de lui. Car c'était là une chose bien singulière, que, quand vous étiez à Sarn, le cœur ne pouvait plus s'épancher et je n'ai jamais su quelle en pouvait être la raison, cela venait-il de ces grands  arbres pleureurs, ou de cette lourde  torpeur qui vous envahissait d'être si près de l'eau, ou de la vieille maison pleine des souvenirs de ses anciens hôtes et remplie de leurs pressentiments. Toujours est-il que là-bas, Gideon, gardait ses pensées, les tournant et les retournant dans son esprit, comme on fait une boule de neige jusqu'à ce qu'elle devienne trop lourde à lancer par six hommes robustes et largement assez volumineuse pour ensevelir quelqu'un.
                        Nous franchîmes une grille et fûmes sur une chaussée carrossable. Au bout de celle-ci se trouvait une autre grille, somptueuse, dont les piliers portaient des boules. Entre ces deux grilles la chaussée s'incurvait, bordée de rangées de fleurs soigneusement entretenues.
                        Nous restâmes là, regardant, à travers les grilles en fer forgé, l'endroit qui selon Gideon devait être le nôtre. C'était une maison neuve, construite après la mort de la reine Anne, une imposante bâtisse, bien solide, avec quatre fenêtres de chaque côté de la porte  laquelle était surmontée d'un porche de pierre. Au-dessus de ces huit fenêtres, il s'en trouvait huit autres et au-dessus de ces dernières, huit lucarnes qui correspondaient, aux dires de Gideon, aux mansardes des serviteurs et des servantes. Quelques marches permettaient d'atteindre la porte. On apercevait également, un petit pavillon de pierre muni d'un escalier,  le jardin clos de murs sur un côté et un pigeonnier rond.
                        Il n'y avait pas de lumière aux fenêtres, ce qui accentuait l'air mélancolique de cette maison  déjà si obscure et silencieuse dans l'ombre de ses arbres immobiles.
                        “_ J'aurais aimé de la lumière dis-je
                          _ Bon sang une lumière? Y fait pas noir à c't'heure-ci, j'veux dire vraiment noir. Qu'ont-ils besoin d'une lumière? La maîtresse de maison peut filer à la clarté du feu, j'suppose, et le vieux bougre peut s'asseoir au coin de la cheminée et se plonger dans une réflexion sur l'au-delà sans gaspiller une chandelle, et encore moins une bougie!”
                        Apparemment Gideon s'était déjà affranchi de toute retenue et j'étais pliée de rire.
                        “_ Tu sembles bien pressé que le pauvre homme réfléchisse à l'au-delà” dis-je
                          _  Oui, bien sûr, mais pas trop tôt. Y'a pas besoin que le vieux bougre s'éteigne comme un lumignon avant qu'on ait amasser l'argent. Disons dans dix ans.
                          _ Alors il faut qu'il commande son cercueil pour dans dix ans, pauvre homme!
                          _ Te voilà bien malicieuse aujourd'hui Prue, dit-il, mais il est bien obligé de partir un jour, y peut pas y couper. Nous attendrons notre moment.
                          _C'est bien le grand-oncle de mamzelle Dorabella, pas vrai?
                          _ Oui
                          _ Ne voudront-ils pas la maison pour le jeune Monsieur Camperdine?
                          _ Oh que non! Il a en vu un palais d'évêque!
                          _ ou alors pour son cousin?
                          _ Mais non! Il peut pas tenir en place ce gars! Une pierre qui roule, voilà ce qu'il est! Ce sera mis aux enchères, quand le vieil homme partira, et toi et moi devrons avoir l'argent tout prêt.
                          _ Oh! regarde une lumière! dis-je
                          _ Où ça?
                          _ Ben là à la fenêtre du bas, côté du jardin”
                        Je la voyais fort bien, cette grande lumière pâle qui déambulait d'une fenêtre à l'autre au rez-de-chaussée, puis glissait lelong d'une haute croisée qui devait éclairer un escalier, et revenait à l'étage supérieur. Une fenêtre brillait durant une minute puis sombrait dans l'obscurité tandis qu'une autre s'éclairait. Elle donnait l'impression très étrange de ne pas être satisfaite, errant ainsi de lieu en lieu. Il n'y a rien de plus rassurant qu'une lumière stable, mais une lumière intermittente qui va et vient dans le vide est une chose bien triste à voir. Cela continua ainsi un bon moment tandis que le froid s'intensifiait. Il n'y avait pas le moindre son. Nous étions là comme des mendiants derrière la grille tandis que  la lumière inquiète errait dans le noir. Tout à coup elle disparut.
                        ” _ elle est partie dis-je, pauvre de moi!
                            _ qu'est-ce que tu racontes? dit Gideon.
                             _ Je voulais qu'elle s'arrête et se repose à une fenêtre et qu'elle y brille chaleureusement, dis-je mais maintenant voilà qu'elle n'est plus”
                        Qu'elle ait disparu me mettait dans une grande détresse, si bien que je me tordais les mains glacées, sans pourtant comprendre pourquoi cela m'affectait tant.
                           _ c'était probablement la maîtresse de maison qui voulait retrouver ses aiguilles à tricoter ou bien le vieux Camperdine qui cherchait sa boîte à tabac. Ayant mis la main dessus, ils ont éteint. Rien de plus sensé!
                          _ Non, m'écriai-je, non, c'était l'amour qui voulait se fixer et éclairer alentour. Mais la maison n'a pu le supporter. L'obscurité y est enfermée maintenant. La lumière a été rejetée.
                        Et je me mis à pleurer, ce qui était stupide. Mais Gideon ne fut pas si irrité qu'il aurait pu l'être, les bœufs et la maison l'avaient rendu de bonne humeur.
                           _ Tu dois être bien fatiguée, Prue, dit-il, parce que d'habitude tu  pleurniches pas comme un bébé. Allons maintenant prendre le thé, et j'te dirai ce que j'ai à l'esprit. J'ai un truc à t'dire parce que voir la maison de Camperdine m'a fait changé d'avis et j'dois te parler de mes nouveaux plans comme j'ai fait pour les premiers.
                        Nous nous détournâmes de la grille close sourde comme une pierre et  laissâmes les vingt-quatre fenêtres dépourvues de lumière, ainsi que  les arbres sombres qui ne bruissaient d'aucun souffle d'air, perdus là dans l'immensité de la nuit.

                        #162084
                        BruissementBruissement
                        Participant

                          LIVRE 2
                          Chapitre 3 : “Essayer d'y arriver même s'il faut en mourir”

                          À l'auberge, ce ne fut pas aussi terrible que je l'avais craint, les vieux s'en étaient allés avec leurs bestiaux et les Camperdine étaient partis dîner. Il en est souvent ainsi: quand vous appréhendez fortement quelque chose et que  cependant vous l'affrontez,  vous vous retrouvez, en fin de compte,  dans une situation plus aisée que prévue. L'aubergiste et sa femme, ne faisant pas grand cas de nous, nous envoyèrent la servante, personne simple et craintive comme la Polly du meunier et qui ne nous gênerait pas. Nous avions la salle pour nous seuls, car, en ce temps, comme encore de nos jours d'ailleurs,  les gens, l'hiver, rentraient tôt du marché, à cause de l'état des routes. Le feu ardent et le thé brûlant me procuraient un peu de joie après la tristesse de cette maison et de sa lumière morte.
                          Au bout de quelques instants, Gideon se mit à parler, très lentement, comme si chacun de ses mots lui coûtait cher.
                          ” _ Voilà Prue, j'ai un marché à t'faire, et si on  veut pas trop tarder, j'ferais mieux de commencer. Tu sais que Jancis et moi , nous nous fréquentons sérieusement”
                             _ oui
                             _ J'aurais jamais cru que je pouvais faire cas d'une femme, comme j'le fais d'elle, Prue. Elle m'a bel et bien attrapé. J'avais pas l'intention d'aller plus loin que m'amuser un peu. J'comptais pas m'marier, ni non plus coucher en dehors du mariage. Je voulais être honnête avec Jancis et aussi longtemps qu'on a eu notre dimanche après-midi tout s'est bien passé. Quand on n'est pas empêché de s'voir, le sang s'échauffe pas. V'la un empêchement et le sang est en feu. Avant qu'le vieux Beguildy nous découvre, nous étions contents et aussi innocents que deux œillets sur une tige.
                             _ Et c'est encore comme ça depuis, demandai-je
                             _ Oui
                          Il me regarda un moment, curieusement et poursuivit:
                             _   On dirait ma Prue que t'as le don de double vue.
                             _  Mais non, c'est qu'un peu de bon sens
                             _ Ben, maintenant qu'le vieux Beguildy m'a renvoyé, j'ai terriblement faim et soif d'la belle Jancis, autant même que d'la maison ou d'l'argent et tout c'qui va avec”
                             _ Pas plus?
                             _  Oh que non!
                             _ alors tu n'aimes pas Jancis pour de bon, Gideon.  Tu  la désires charnellement c'est tout.
                             _  Sacrebleu; c'est comme un prêche du pasteur. Voilà c'que ça fait à une femme d'apprendre dans les livres”
                          Il rit un peu, l'air gêné, et bourra sa pipe. Moi je savais bien que si j'avais un peu de sagesse, cela ne venait pas des livres mais de la douceur du grenier.
                             _ Bon, grands mots ou pas, c'est pas la question, dit-il, j'veux cette femme. J'la veux tellement que j'étais sur le point de tout abandonner pour elle, de l'emmener à Sarn et de commander à Mme Beguildy un de ses berceaux de joncs. Ben voilà, pour résister un peu,  j'ai eu l'idée de t'emmener voir la maison pour en parler et pour peut-être commencer à acheter quelques meubles”
                             _ Pour mieux durcir ton cœur dis-je
                             _ Ouais.  j'ai aussi pensé que tu m'apporterais d'l'instruction dans quelque temps, ça me donnerait un peu d'autorité au moment des élections, et qui sait dans  ces conditions, si j'aurais pas  des vues sur la fille du châtelain.
                            _ Miss Dorabelle! m'écriai-je
                            _ Pas moins. Après tout, c'est qu'une femme. Elle a rien de plus à donner que n'importe quelle autre femme, et qu'est-ce qu'un autre homme  pourrait faire de plus, quand même il s'rait le Seigneur du Manoir,  que d' lui faire un gamin?
                             _ Chut! Ils peuvent entendre à la cuisine et ne pas être contents de ces  paroles bien rustres.
                             _ paroles vraies
                             _ peut-être vraies, mais personne les apprécierait plus pour autant.
                              _J'ai ça dans l'idée depuis qu'elle m'a lancé son regard provocant. Elle m'énerve et elle me plaît à la fois. J'me dis que puisque c'est comme ça j'peux ben laisser Jancis_ faut soit qu'j'abandonne Jancis, soit qu'j'abandonne mes idées sur l'autre_alors Jancis pourrait se mettre avec le Sammy du sacristain.
                             _ Cela pourrait la tuer, Gideon, et Sammy n'est pas fait pour une femme, en plus il est devenu pratiquement fou à force d'apprendre ses textes.
                             _ Oh, il la prendrait ben si j'le laissais faire. Elle le met en colère, avec ses façons coquettes et d'être la fille du sorcier et tout ça. J'ai ben vu une ou deux expressions sur la figure du Sammy qui en disaient long. La marier et la dresser voilà c'qu'il voudrait faire
                             _ Mais ce serait vraiment cruel Gideon.
                             _ Ouais, ça m'est venu  quand on est parti pour le marché. J'avais envie de lui  lancer la Jancis à la tête comme quand je jette une croûte au Towser, parce qu'il faut qu'ce soit une chose ou l'autre. Et elle finirait par être contente quand y auraient les enfants. Encore que, que Dieu leur vienne en aide, ils auraient la tronche du Sammy et des versets plein la bouche, mais elle y verrait point de mal. En tous cas voilà c'que j'avais décidé.
                             _ Bon sang! Comme te voilà Dieu Tout-puissant! dis-je l'air moqueur, sachant pourtant qu'il était bien capable de le faire.
                          Il avait toujours été ce qu'on appelle un homme fort ce qui en même temps veut dire, un homme qui ne perd pas son temps à être gentil. Car s'arrêter pour offrir un peu de bonté implique souvent de se détourner de son chemin. Aussi quand les gens me parlaient de tel grand homme ou de tel autre, je me disais en moi-même: quel est donc celui qui a été privé de sa joie pour que, lui, ait sa gloire? Sur combien de vieillards et d'enfants les roues de son coche sont-elles passées? À quel mariage son chant a-t-il manqué et à quel deuil ses pleurs ne se sont pas versés pour qu'il ait eu le temps de grimper si haut?
                             _Mais maintenant, dit Gideon, j'suis décidé et je changerai pas d'avis. J'abandonne ni la Jancis ni la maison de Lullingford. J'aurai les deux. Et je conduirai Jancis au bal de la chasse dans une robe qui se tient toute seule avec un grand décolleté comme celle d'une grande dame et j'la ferai danser devant Mademoiselle Dorabella. Et y'aura pas que ça. Mais quand toi et Jancis vous serez dans la grande maison et que les gens de la haute viendront vous voir dans leur coche…
                             _ Et Mère? T'as oublié Mère!
                             _ …et moi, un homme important, plus considéré que le châtelain et pourtant pas aussi vieux, loin de là, alors…
                          Il resta un long moment plongé dans ses pensées
                             _ Bon Gideon, eh bien alors?
                             _Et ben si Dorabella Camperdine croise mon chemin avec ces mêmes yeux noirs et ce sourire écarlate, qu'elle fasse attention à elle. Car j'la prendrais. En dehors du mariage, s'entend; elle paiera pour ce qu'elle nous a dit à toi et à moi, aujourd'hui. Et alors que la pauvre fille du sorcier sera ma femme légitime, je ferais de la fille du châtelain une fille de rien.
                          Disant ces mots, il frappa du poing sur la table si fort que la chope de bière roula sur le sol.
                             _ Si tu te maintiens dans ce genre de manières c'est plus qu'une bière qui risque de se renverser, dis-je
                             _ Tu parles comme les vieilles femmes du temps, Prue. J'suis comme j'ai été fait. Personne ne peut rien y faire.
                          J'entends encore Gideon dire cela, avec brusquerie, d'une voix bourrue qui laissait échapper une grande désolation. C'était comme s'il avait voulu tout donner pour être ce qu'il ne pourrait jamais être; comme si, loin de Sarn et de sa longue emprise, son âme, en cet instant, luttait violemment pour se libérer d'elle-même.
                          Il vous est peut-être arrivé de voir une libellule sortir de son enveloppe larvaire. Elle lutte et se débat avec tant de violence que vous pourriez croire qu'elle se meurt. J'en ai vu qui, dans cette agonie, se tournaient  et retournaient comme des contorsionistes. Et tout ce déchaînement virulent, c'est pour être libres, et cela leur coûte beaucoup de douleurs tout comme lors de la naissance d'un bébé,  et c'est si éprouvant à voir. Mais pour notre Gideon c'était pire encore à observer. Il était assis là, près du feu agréable, avec la bière répandue sur les dalles, luisant comme du sang noir, et ne disant pas un mot durant plus d'une heure. Je le sais bien, parce que quand il entra dans sa léthargie, j'entendis la patronne de l'auberge dire à la servante de tourner la broche et de se presser avec la viande parce que le souper devait être servi dans une heure. Puis tout devint tranquille, et je restais assise les mains croisées, regardant en face de moi le sombre visage de Gideon dans la clarté du feu. Je restais assise, aussi muette qu'un merle en hiver. Il me semblait  que la main divine était sur lui, luttant avec lui pour le  rendre autre que ce qu'il était, que ce que Père en avait fait, et Grand-père et tous les autres, depuis ce Timothy qui avait eu la foudre dans le sang. Je voyais en imagination  la maison neuve de Lullingford, et la lumière errante qui voulait enfin s'immobiliser pour réchauffer de sa clarté. J'espérais que tout irait bien pour Gideon, et qu'il finirait par prendre Jancis non par vengeance mais par amour, non par avidité sensuelle mais parce qu'elle était la prunelle de ses yeux et sa fiancée chérie. J'aurais bien voulu aussi qu'il ait un peu de considération pour Mère et même pour moi et que je ne sois pas son chien ou son esclave enchaîné.
                          Après un long moment, j'entendis une voix de l'extérieur dire:
                              Est-ce que tout est terminé? et une autre voix répondre: “Oui! tout est fait!”. Le ton me parut solennel même si je savais qu'il ne s'agissait que du repas.
                          Gideon frissonna et se murmura à lui-même:
                          “_ essayer d'y arriver même s'il faut en mourir”
                          C'est alors que je sus, que nous étions tous propulsés sur une route sombre, Gideon, Mère, moi et maintenant Jancis.
                          Nous sortîmes seller nos chevaux, et conduisant les bœufs devant nous, nous partîmes pour la maison, au travers d'un monde dur comme le roc. Le mutisme retomba sur Gideon. La sortie était finie. On roulait sur les flaques gelées de la route et elles ne crissaient pas tant elles étaient devenues dures comme du fer. Quant aux haies elles ressemblaient au fer forgé des grilles de la maison neuve de Lullingford. Ce fut au milieu de la nuit que nous passâmes près de l'étang de Sarn où la glace s'était encore épaissie tandis que les feuilles de nénuphars étaient prises dedans.
                          ” _  Ben voilà un jour qu'a coûté cher, dit Gideon alors j'espère que tu t'es bien amusée”
                          Je savais que le gars souffrait de dépenser. La plupart des jours de marché, on emportait un croûton dans la poche et un peu d'eau. J'oubliai donc les petits vieux sur le banc et Mademoiselle Dorabella, pour ne dire que:
                              _  Ah, ce fut merveilleux, grand merci à toi mon gars.
                             _   et tu s'ras d'accord pour tout?
                             _  Ah! j'ai pas déjà juré?
                             _ Mais c'était avant Jancis
                             _ Je suis d'accord  pour Jancis. Mais ce serait pareil si je ne l'étais pas.
                             _ Non si tu ne faisais pas le travail
                             _ Oh! je travaillerai. Je n'ai jamais eu peur du travail.
                          Tout à coup, un délicieux sifflement diffus se fit entendre, tombant du ciel éclairé de lune.
                             _ hark,  dit-il “les sept siffleurs”
                          Mais je dis, sachant sa peur terrible de ces oiseaux-fantômes, que je pensais que c'était plutôt un canard siffleur au bout de l'étang que l'on venait de  déranger.
                             _ Non, dit-il, non c'est “les sept siffleurs” pour sûr. Mauvais présage.
                          Il était étrange que Gideon dise cela, il avait plutôt l'habitude de rire quand on évoquait des signes ou des prédictions, aussi n'ai-je pu m'empêcher d'y penser, quand je fus au grenier quelques instants plus tard.
                          Mère et Tivvy avaient veillé pour nous, et Mère était comme si elle avait lu dans le marc de café, que nous nous étions noyés dans l'étang de Sarn. Pendant quelque temps elle eut du mal à croire que c'était nous, elle pleurait se tordait les mains en disant: “C'est pas eux vraiment, mais des esprits”. Alors je me sentis obligée de lui offrir  l'un de mes cadeaux de Noël pour la réconforter. Elle était restée enfant en son cœur ma pauvre mère. Elle était si simplement confiante, que j'ai toujours pensé que ce serait aussi monstrueux de lui faire du mal que d'en faire à un bébé encore dans ses langes ou à un papillon de nuit voletant au crépuscule. Ah! quelle chose vilaine, quelle fourberie démoniaque que de  trahir un cœur si confiant, de petites mains si tremblantes de supplication!
                             “_ Je dormirais bien dans ta chambre Prue, dit Tivvy, j'en serais contente parce qu'il fait bien froid pour dormir seule en ce temps de gelée”
                          Elle lança à Gideon un regard de biais et je compris qu'elle était folle de jalousie envers Jancis. Et en vérité, Gideon était fort séduisant avec son visage  rougi de froid, et ses yeux tout brillants des événements de la journée. Il lui aurait suffit de faire un signe de la tête et Tivvy l'aurait suivi. Mais il n'était pas de ceux qui tergiversent, et il s'était décidé, aussi savais-je que ce serait Jancis ou personne. J'étais ennuyée que Tivvy soit dans mon lit, elle ronflait et reniflait dans son sommeil. Alors j'attendis qu'elle fut bien endormie, je pris la chandelle et le vieux manteau de Père en peau de mouton, qui me couvrait bien jusqu'aux pieds,  puis je montai au grenier pour écrire dans mon cahier. J'avais pris l'habitude,  quand quelque chose m'avait donné trop de peine ou beaucoup de joie, de venir le conter par le menu. De plus, j'avais bien besoin de la paix qui séjournait dans le grenier, après un si amer contact avec mes semblables au-delà de Sarn. Moi,  qui n'avais pas d'amoureux, je voulais tant aimer les gens, ceux du moins que je pouvais rencontrer. J'étais comme une jeune femme debout à la croisée des chemins, le Jour de la fête de Mai, prête à offrir son bouquet au cavalier qui devait passer par là. Et voilà, l'homme à cheval passait droit devant, la renversait et la laissait sur le côté avec ses fleurs et tout,  seule dans la boue.

                          #162085
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                            LIVRE 2
                            Chapitre 4: Le sorcier de Plash

                            Noël arriva sans que rien ne soit venu troubler le calme habituel, sauf si l'on veut bien compter le moment où l'on a tué le cochon. Il  ne vint personne durant les fêtes,  d'ailleurs d'où aurait-on bien pu venir et pourquoi? Mère ne se sentait pas bien et comme elle toussait, elle garda le lit, si bien que je ne pris pas de leçon avant la nouvelle année. Le Jour de l'An, j'y allais, et comme j'ai toujours préféré payer d'abord, j'emmenais les bœufs directement dans le champ que je devais labourer pour Beguildy. Il avait horreur de labourer, aussi pour chaque leçon, ai-je dû en faire des sillons! Je labourais pratiquement aussi bien que la plupart des hommes, mais certes moins bien que Gideon. Il réussissait le sillon le plus droit que j'ai jamais vu. Il lui était impossible de faire médiocrement la moindre chose. Quoi qu'il fît, que ce fut destiné à être vu ou non, que ce fut réalisé une fois pour toute ou quotidiennement, il l'accomplissait comme si sa vie en dépendait. Rien n'était à demi fait. Il assemblait la paille en meules, même celle qu'on allait défaire immédiatement pour l'utiliser, avec autant de soin que s'il avait travaillé pour obtenir la médaille des faiseurs de meules. Besognant tout seul dans les champs, coupant les haies ou liant des gerbes, avec pour seuls témoins une traînée de nuages et les bois qui flottaient dans la vapeur d'été, il le faisait avec le même courage que ceux qui veulent se montrer dans les foires. Certaines fois je trouvais dommage qu'il se privât à ce point de repos. Et d'autres fois j'imaginais une foule de gens, des fermiers qui observaient, un juge assis sur son chariot ou trottant de-ci, de-là sur son bidet. Et j'arrivais presque à entendre les murmures de la foule, des moqueries quand Gideon ratait son coup, un bruissement de joie quand il réussissait, et la voix du juge proclamant d'une voix forte: “J'attribue le prix à Gideon Sarn, le meilleur homme pour tailler une haie, lier une gerbe et labourer un champ”.
                            Puis je revenais à moi et je ne voyais que les grands nuages qui n'avaient pas bougé, les haies toujours si hautes dont les pieds étaient fleuris de reines des prés, les bois et les collines, des alouettes suspendues dans l'air bleu voluptueux, comme par un fil et qui se secouaient tellement en s'égosillant de joie, qu'on aurait pu craindre pour ce fil. Elles ne se souciaient aucunement de savoir qui gagnerait le prix ou qui gazouillait le mieux et le plus fort,  du moment qu'elles gazouillaient toutes et qu'aucune n'était privée de nid, de récolte à manger, de rosée à boire et d'espace pour chanter.
                            Je pensais à tout cela pendant que je labourais les cinq acres de terre de Plash avec les bœufs blancs qui paraissaient jaunâtres à côté de la gelée blanche répandue sur la terre comme un linceul, mais qui, cependant n'était pas durcie au point d'empêcher le travail. À mesure que la lame de la charrue avançait, la terre retournée brillait d'un beau brun rouge, et les corbeaux, terriblement affamés, les pauvres bêtes, suivaient derrière, marchant gravement dans les sillons.

                            Un moment après Jancis arriva en courant depuis chez elle avec sa mère, tout impatiente de m'apprendre ses fiançailles avec Gideon et  la grande colère de Beguildy. Jancis était véritablement aussi ravissante qu'une fée, avec son visage  rose et ses boucles blondes. Madame Beguildy arriva après, essoufflée, le tablier au vent et bien chargée de nouvelles comme une frégate française, dont on disait qu'elles étaient toujours si lourdement remplies.
                            “_ Mais s'exclama-t-elle, nous n'allons pas rester là à avoir faim comme les corbeaux. Viens  donc à la maison prendre un bon thé. Sarn m'en a apporté une boîte d'une livre, pas moins!
                            Je savais qu'il devait être bien amoureux pour en avoir apporté plus d'une demi-livre, mais je ne dis rien, je me contentais de finir mon sillon et de dételer les bestiaux.
                               _ Nous pourrons parler tranquillement, parce que Papa est occupé dans sa chambre à soigner la Polly du meunier, dit Jancis
                               _ Qu'a donc Polly?
                               _ Demande plutôt ce qu'elle a pas cette enfant? répondit Madame Beguildy, d'abord elle a attrapé la coqueluche et maintenant c'est la teigne. Elle a toujours quelque chose. Il l'a placée sur une chaise avec un collier d'oignons frits autour du cou, et pour les préparer j'ai bien versé plusieurs pintes de larmes. Ne sois jamais la femme d'un sorcier, Prue. C'est pareil à ce qui est écrit dans le livre saint, et j'aurais aimé pouvoir aller à l'église chrétienne pour l'entendre. On y dit “je meurs chaque jour”. Ah, c'est comme ça être femme de sorcier. Quand c'est pas les oignons, c'est quelque chose d'autre. J'ai failli me casser le cou en allant chercher du lichen sur les cloches de l'église, pour cette même enfant, pour la guérir de la varicelle, le maître étant bien trop paresseux pour aller le prendre lui-même.
                              _ T'inquiète pas, Maman, quand je serai mariée je m'occuperai de toi, dit Jancis
                            Je ne pouvais que soupirer à l'idée de ces projets qu'ils faisaient tous, alors que chaque projet contredisait celui des autres. Je mis les bœufs dans l'étable et pénétrai dans leur maison. Il y avait un bon feu et une agréable odeur de thé, et je me sentis un peu contente, même si ce n'était pas bien gentil, que Polly soit une si fragile enfant, parce qu'alors Beguildy devait prendre du temps pour la soigner. Mère disait toujours que si les enfants du meunier étaient fragiles, cela venait de ce que la fée des eaux de la mare sous le moulin, avait lancé son regard sur la mère alors qu'elle était enceinte d'eux, mais Gideon disait que c'était parce qu'ils étaient nourris de farine dans laquelle les rats étaient passés, tandis que Madame Beguildy prétendait que c'était parce qu'on les envoyait à son mari pour être soignés.
                               _ Une dose de soufre et de mélasse, voilà ce qu'il lui faut  avec de la bonne nourriture. Mais y'a pas de bon pain au moulin, comme y'a pas de bon beurre à la ferme, vu que ça vaut d'l'argent, les gens de la maison n'ont que les restes.
                             Juste alors la tête de Beguildy surgit dans l'embrasure de la porte et l'homme regardant sa femme d'un air rêveur lui demanda:
                               _ Je voudrais du beurre de mai
                               _ Du beurre de mai! Demande carrément de l'or tant qu'tu y es. Comment diable peux-tu penser que je puisse avoir du beurre de mai ou de juin, de juillet ou quelqu'autre beurre alors que nous vendons le moindre morceau à peine sorti de la baratte et qu'en fait de graisse nous n'utilisons que du lard.
                               _ Je suis obligé d'avoir du beurre de mai ou le sortilège ne fonctionnera pas.
                               _ C'est pour faire quoi?
                               _ C'est pour frire de l'aubier de sureau qui guérit de la coqueluche.
                               _ Eh bien,  vociféra madame Beguildy, elle risque fort de mourir de la coqueluche avec tout le beurre qu'elle pourra trouver chez nous, qu'il soit de mai ou de décembre.
                             Alors vint de l'intérieur de la chambre un terrible hurlement parce que la pauvre Polly se crut aux portes de la mort.
                              _ Va plutôt lire dans tes vieux bouquins et trouve quelque chose de plus facile, dit madame Beguildy. J'ai mieux à penser qu'à tes sortilèges.
                               _ Tu racontes n'importe quoi femme. Tu penses voir notre Jancis mariée et prête à te donner un petit-enfant. Mais je te le dis, tous les serments ne finissent pas à l'église, toutes les bagues ne conduisent pas au mariage, tous les jeunes mariés n'épousent pas leur vierge, et puis j'aime pas cette alliance. Le vieux Sarn me blâme encore pour un écu que pourtant il ne peut utiliser là où il est. Et je te le dis le jeune Sarn est né sous la planète des quat'sous et ne gardera donc pas son argent. De plus il dort sur le ventre. C'est la position des noyés. Ma fille n'est pas pour Sarn. Tu peux passer au-dessus de ma volonté, tu peux envoyer des invitations à une veillée d'amour,  fort bien. Mais de toute façon, je la donnerai à un prétendant beaucoup plus riche. Et pourquoi pas, elle est aussi blanche qu'une dame et aussi saine qu'une pomme de terre de qualité! Pas un châtelain, pas même un Seigneur, ne refuserait de coucher à ses côtés.
                               _ mais sans se marier avec elle?
                               _ et alors? Il paierait pas vrai?
                            Après ça, Jancis se mit à hurler et pleurer tout comme Polly. Beguildy retourna dans sa pièce et nous nous mîmes en devoir de la réconforter. Nous nous rapprochâmes du feu avec notre thé et finîmes par décider que je devais écrire les lettres d'invitation pour la veillée d'amour.
                               _ Et puis nous aurons les gâteaux traditionnels dit madame Beguildy. On fait de l'argent avec ça. Et le tisserand viendra deux ou trois jours tisser tout ce qu'on a filé.
                            Jancis battit des mains
                               _ Oh! dit-elle j'aime énormément les fêtes;
                               _ Ah! tout comme moi
                               _ Et les gâteaux quelle merveille! Oh J'aime Gideon pour m'avoir demandée en mariage”
                            Pendant tout le temps que nous parlions, la pauvre Polly toussait et haletait douloureusement tandis que Beguildy criait:
                               _ Assez maintenant! tais-toi j'te dis! sapristi tu es guérie!
                            Puis madame Beguildy me demanda d'écrire ces invitations afin qu'elles puissent les voir. C'est ce que je fis et elles furent ravies bien qu'elles n'arrivaient pas plus à lire ce que j'avais écrit que deux papillons d'une haie ne peuvent déchiffrer une borne.
                             

                             _ Écris encore, ajouta madame Beguildy, que Jancis, fille unique de monsieur Felix Beguildy et de Hepzibah sa femme est promise et fiancée à monsieur Gideon Sarn, fermier, vivant sur ses terres à Sarn. Et écris qu'ils se marieront aussitôt que possible et que Jancis les invite à une veillée d'amour.
                               _ Écris, interrompit monsieur Beguildy, pointant à nouveau sa tête dans la pièce, que vous êtes une bande de folles et que ce mariage ne se fera pas avant que l'étang de Sarn ne s'enfonce dans la terre d'où il vient. Parce que j'ai vu au travers d'un verre teinté, un jeune châtelain galopant par ici, les poches pleines d'écus.

                            Quand Polly partit en toussant aussi péniblement qu'avant, j'allai dans l'autre pièce pour ma leçon en donnant à Jancis une petite tape sur l'épaule, parce que j'étais bien désolée pour elle. Elle ressemblait plus que jamais à une fleur d'aubépine par une froide journée de pluie.
                               _ Bon, bon à nous maintenant dit monsieur Beguildy, tu as sans doute labouré un bon bout, n'est-ce pas?
                               _ Oui
                               _Bien que vais-je donc t'apprendre?
                               _ Apprenez-moi à écrire  “le mariage vient du paradis” monsieur, et “Ce que Dieu a uni que l'homme ne le sépare pas”
                            Il eut un petit rire
                               _ Astucieuse demoiselle! astucieuse demoiselle! Mais tu n'auras pas le dessus avec moi. Tu écriras plutôt “Ne te mêle pas de choses qui te dépassent” Un sorcier qui connaît l'avenir des gens de son comté ne pourrait-il connaître ce qui est mieux pour les siens?
                               _ Qu'on la laisse tranquille monsieur! Elle en a bien assez la pauvre enfant, avec son destin et une tête de mule comme Gideon. Si vous vous en mêlez, vous pourriez faire un mal irréparable.
                               _ Assez! Assez! J'ai dit ce que j'ai dit. Ne m'ennuie pas”
                             Il se mit à pianoter un petit air, ce qui était signe qu'il était à bout de patience. Au tintement des notes je savais qu'il était inutile de continuer à argumenter. Car de même que sa musique sur silex n'exhalait ni  force ni  délicatesse comme peuvent le faire quelques notes sorties  d'une harpe ou d'un violon, de même ces qualités ne se trouvaient pas en son âme. Le silex rendait un son petit et froid parce que c'est un objet petit et froid. Quant à Beguildy, il n'avait pas de compassion parce qu'il n'avait pas de force. En effet ce ne sont pas les mauviettes qui éprouvent  le plus de compassion mais les hommes forts qui savent se maîtriser. Ils peuvent s'en affranchir, comme l'a fait mon frère. Cependant, cette compassion peut les reprendre un jour et plus longtemps ils l'auront ignorée plus fortement elle s'installera. Ah! cela peut même devenir si intense que l'homme en arrivera à détester sa propre vie.

                            #162086
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                              Chapitre 5 Le filage d'Amour

                              Il fallut un certain temps avant que nous fussions prêts pour la fête, et cela, bien sûr, à cause du jeu des gâteaux. Un bon nombre de dévots y voyait un grand mal, car c'était un jeu de hasard. Mais pour nous autres femmes, qui menions une vie si terne et effacée, il apportait un peu d'amusement et même la femme du sacristain assura qu'elle viendrait et amènerait Tivvy. Elle pria madame Beguildy de choisir le jour qui mènerait le sacristain, partant avec le pasteur, dans une contrée  éloignée où ils devaient considérer le cas d'une femme adultère. Elle savait bien que son mari voudrait rester jusqu'à l'amer dénouement et qu'il ne pourrait rentrer qu'aux petites heures du matin. Et quand bien même il apprendrait qu'elles avaient participé à la fête, le contentement qu'il aurait de la punition de la pécheresse serait tel qu'il ne ferait que maugréer au lieu de se mettre en colère.
                              Ce nom de “jeu des gâteaux” venait de ce que nous jouions les gâteaux aux cartes. Pour dire la stricte vérité c'était bien un jeu d'argent. La femme qui donnait la fête faisait une grande fournée de gâteaux, biscuits au safran ou génoises et les vendait un sou l'unité. Nous jouions et gagnions ces gâteaux, les perdants devaient en racheter, si bien qu'un bon joueur pouvait partir avec un gros panier rempli ou en revendre aux perdants à deux sous la pièce.
                              On n'aurait pas pu retenir Mère, il fallait qu'elle vienne. Gideon avait promis de s'occuper de nos tâches, aussi pûmes-nous partir tôt. La journée serait entièrement prise, d'abord par le filage le matin, puis après la pause déjeuner, on s'adonnerait aux cartes.
                              Ce fut une délicieuse matinée fraîche avec un vent léger plein des senteurs de notre foin. Rien de tel que ce parfum pour rappeler l'été en plein hiver. Quand je le respire maintenant, je revois les longues vagues herbeuses chatoyant comme du velours vert, les grosses têtes rouges des trèfles et les râles des genêts courant sous l'herbe épaisse assombrie par la rosée.
                              Mais à cette époque cette odeur de foin évoquait  pour moi le dur labeur que cela nous avait coûté, combien nous avions travaillé et transpiré, jusque tard,  à la clarté de la lune, puis, à peine couchés, le temps d'un rêve,  de nouveau, nous nous étions levés tôt  pour besogner et suer encore. Tout de même, cela sentait bon comme sentaient bon le feu de broussailles des haies de Gideon, l'épais tapis de feuilles  dans le bois, ainsi que la pinède  où pépiaient et jouaient sans discontinuer des mésanges à longue queue.
                              Mère était superbe dans son large bonnet et sa pélerine et ressemblait à un oiseau plein de gaîté avec ses yeux bruns vifs et ses joues rouges. Nous avions pris  les petits rouets, puisque nous devions filer, non de la laine, mais du lin et du chanvre; ce fut donc plus facile pour moi de les porter. L'étang était encore gelé dans sa partie nord, pourtant,  même si l'on n'était encore qu'en février, à voir le remue-ménage de nos merles d'eau et le va-et-vient de nos corneilles préparant leur nid, on sentait le printemps tout proche. Il y avait aussi des pousses en forme de langues sur nos lianes de chèvrefeuille, d'un vert si brillant qu'elles me faisaient penser aux langues de feu tombées du ciel. Dans cette saison morte, apparaissant avec une telle promptitude et dans une telle fraîcheur,  elles avaient sur moi, un retentissement plus grandiose qu'en leur pleine floraison d'été.
                              Quand nous traversâmes la chênaie, Mère caressa complaisamment ses gants et dit:
                                 “_ J'ai pas à m'occuper des cochons aujourd'hui, j'suis une grande dame!
                                    _ Parfaitement, dis-je, grâce à Dieu, c'est ce que tu es, parce que j'aimais tellement quand elle était un peu contente. Je poursuivis en disant qu'elle gagnerait sûrement suffisamment de gâteaux pour nous nourrir durant une semaine de neuf jours!
                                   _ Est-ce que tu crois, ma chérie, que Jancis sera une bonne fille pour moi me demanda-t-elle?
                                  _  Sans aucun doute mère lui assurai-je
                                  _ Est-ce qu'elle me laissera ma place près du feu, et est-ce qu'elle me parlera gentiment?
                                  _ Oh pour sûr voyons. Mais te fais pas de souci, il se passera encore bien du temps avant que ces deux-là disent “oui” dans l'église.
                                   _ J'espère que non car j'aimerais bien être grand-mère, Prue. Le bébé ressemblera plus à Gideon ou à elle?
                              Je répondis que je n'avais pas le don de double vue pour pouvoir répondre, mais que je pensais qu'il serait le portrait craché de son papa.
                                  _ Peut-être bien, peut-être bien. Ce serait mieux qu'il nous ressemble à nous plutôt qu'aux Beguildy. C'est dommage pour un bébé d'avoir un grand-père contre lequel on prêche!
                                 _ Oh, dis-je, il n'y a pas tant de méchanceté en Beguildy, ni d'ailleurs  de bonté. Il est comme une coquille vide, joliment peinte.
                                  _ J' suis bien aise qu'il sera pas là aujourd'hui dit-elle
                              Madame Beguildy avait adressé, par Gideon, un message à sa cousine de Lullingford la priant d'envoyer quérir Beguildy, ce jour précis, pour calmer le mal de dents de son homme à elle. Parce qu'apparemment, ce dernier s'était fait arracher une dent par le vétérinaire, qui étant d'une force terrible, avait ébranlé le reste de la dentition, et il se trouvait dans un état permanent de souffrance. Cela occuperait Beguildy d'aller le soigner. Il était si fier de son incantation qui commençait ainsi: ” Pierre s'assit, pleurant, sur une pierre de marbre” et il répétait cela tant et tant jusqu'à ce que l'on criât grâce. Puis il plaçait un cataplasme de sel, qui vous brûlait comme du feu, et soit que ce fût le sel soit que ce fût le charme, toujours est-il que, la plupart du temps le malade se disait guéri.
                                 _ Ils vont le garder longtemps pour qu'il gâche pas notre affaire dit mère, frappant doucement des mains comme une enfant.
                              Nous sortîmes du bois à l'air libre en plein champ, et je me disais qu'aucune journée n'avait été aussi belle et cependant je ne savais pourquoi. Les collines du côté de Lullingford étaient bleues comme un ciel d'été, d'un bleu profond plein de promesses, tout était beau et pouvait même être qualifié de “somptueux” comme aimait à dire notre pasteur. Il y avait dans le soleil le grenat des terres labourées, l'or du vieux chaume, le bleu transparent de l'étang de Plash et l'écarlate du toit d'un moulin dans la vallée. Toute la prairie était d'un vert clair, de ce vert que l'on voit sur les vitraux de l'église ou de celui des collines lointaines sur lesquelles ne poussait point l'herbe mais le trèfle du Calvaire. Même un jour d'été n'aurait pu rivaliser avec pareil jour, alors que la neige venait à peine de fondre et les eaux de se libérer de la glace, et que tout brillait de la terre au ciel.
                              À la Maison de Pierre, l'éclatant feu de cheminée qu'on apercevait par la fenêtre, vous laissait deviner que quelque chose d'inhabituel s'y préparait. Jancis arriva en courant à la porte et fit à Mère une révérence avec beaucoup de grâce . Nous étions les premières si l'on excepte la Polly du meunier et sa mère. Elles arrivaient toujours et partout les premières, parce que disaient-elles, une heure hors de chez elles étaient une heure en paradis. Elles n'expliquaient pas plus avant sauf si vous insistiez lourdement pour savoir pourquoi, était-ce à cause du moulin, de son eau ou de quelque autre chose? Alors elles répondaient que c'était à cause du meunier. Et si vous demandiez pourquoi? qu'est-ce qui n'allait pas avec cet homme? elles rétorquaient “L'avez-vous vu sourire ou éclater de rire une seule fois?” et effectivement ce n'avait jamais été le cas. Il avait aussi un problème d'élocution, alors l'un dans l'autre,  il n'y avait rien d'engageant à passer ses journées avec lui.  On racontait sur lui, cette fable absurde: ayant d'abord été amoureux d'une sirène, celle-ci, à son mariage, lui lança un sort  et le condamna au silence.

                              La femme du meunier était une petite créature, comme un ver de farine, mais elle parlait avec beaucoup d'amabilité. La femme du sacristain était exactement l'inverse. Elle me faisait toujours penser à un grand et large coche, nouvellement peint, lancé  à toute vitesse sur la grand-route, au son joyeux et bruyant du cor. Elle était aussi rayonnante de gaieté dans sa robe qu'une linotte aux sept couleurs, et si elle pouvait rajouter un châle, un volant ou une broche, elle le faisait. Elle enfilait une telle quantité de jupons que c'était merveille si elle pouvait marcher. Une fois, sa fille m'a dit que la voir se déshabiller, c'était comme voir peler un  oignon jusqu'au cœur, et Tivvy n'était pas fille à faire des blagues, c'est dire que ce n'était pas rien de la regarder  se déshabiller. Quand je les voyais tous deux, elle et son mari, je me faisais souvent la réflexion qu'elle ressemblait à une grosse pelote de laine colorée, et lui à un mince fuseau noir sur lequel elle allait s'enrouler. Quand Tivvy et elle arrivèrent nous étions déjà huit, et dans la pièce douillette, nos rouets ronronnaient agréablement tandis que nous causions. La femme du bouvier, de la ferme de Plash vint ensuite avec ses deux grandes filles, bien calmes et effacées malgré leur taille. Les gens disaient que leur père, les attachait au joug des bœufs, tous les samedis soirs et les battaient pour leur rappeler les bonnes manières. Elles se levaient toujours quand leur mère leur parlait et penchaient leur long cou comme des cygnes dociles. La douzième fut la femme du berger de la lande au-delà de Plash. C'était une personne étrange mais agréable à regarder et les hommes y étaient sensibles. Elle avait les épaules tombantes, les hanches fines, et des cheveux comme des ailes de merle, ses yeux étaient vert clair, son visage avait un beau teint de pêche mûre et elle se souriait à elle-même d'un air mystérieux comme ferait une fée. On disait, mais était-ce avec un brin de vérité, je ne sais, que le berger ne payait pas la lande qui appartenait à un tavernier de Silvertone, mais que Felena, sa femme, le jour de la Saint-Jean, grimpait sur les rochers en haut de la colline et y passait la nuit avec le tavernier. D'autres histoires plus curieuses circulaient sur elle,  on y décrivait sa présence, en tenue d'Ève,  au clair de lune dans un cercle de moutons et de bœufs et comment une créature velue avec des cornes de bouc, qui ne pouvait être que le diable, arrivait et dansait avec elle, sautant et se trémoussant au milieu du cercle de bêtes qui mugissaient doucement. Mais à moi, elle semblait une personne aimable, sans malice, et très habile dans tout ce qu'elle faisait.
                              Je voyais bien que la femme du bouvier, ne tenait pas à ce que ses filles soient près d'elle pour filer. Elle était d'une telle respectabilité et d'une telle hauteur de vue, qu'elle n'abordait jamais ce qui avait bien pu se passer entre les bans et le baptême et n'évoquait rien de ce qui occupait les jeunes mariés durant cette période. Elle s'abstint de parler à Felena et ce fut Mère qui lui dit fort gentiment:
                                 “_ Vous filez comme une fée madame Felena
                                    _ Il n'y a rien d'autre à faire dans les montagnes, répondit Felena d'une voix basse et chantante, que filer filer et filer, matin midi et soir.
                                  _ sauf pendant la nuit de la Saint-Jean, gloussa la femme du sacristain parce que m'a-t-on dit vous avez beaucoup à faire cette nuit-là.
                              Felena devint écarlate et pencha la tête, et tout à coup Moll  et Sukey s'exclamèrent, comme si depuis des années elles en avaient eu envie:
                                  _ Oh madame Felena, est-ce que c'est vrai que vous dormez avec le tavernier et que vous dansez toute nue?
                              Jamais je n'ai vu femme si en colère que leur mère
                                 _ Sukey et Moll, cria-t-elle
                                 _ Mère très honorée, dirent-elles dans un souffle
                                  _ Vos mains, reprit la mère
                                 Et se baissant pour ôter sa sandale, qu'elle avait mise parce que c'était la fête, elle en frappa durement les mains de ses deux filles tant et tant qu'elles hurlaient.
                              J'ai appris par la suite, que l'une avait épousé un fermier et l'autre un cocher à la retraite, et les deux se conduisirent bien, ce n'aurait pas été faute de corrections si elles s'étaient mal conduites.
                              Elles se remirent à filer, silencieuses comme des souris et reniflant au-dessus de leur rouet. Madame Beguildy était très ennuyée parce que la fête tournait un peu tristement. Aussi demandais-je à Jancis de chanter “Le gravier vert” pour nous réjouir un peu. Nous chantâmes toutes avec elle, Polly y compris, qui toussait de temps à autre. Felena chantait d'une voix fraîche, la femme du sacristain chantait très fort, Mère d'une voix chevrotante et la femme du meunier comme un oiseau venant de quitter sa cage.
                              Si bien qu'avec les chants et le ronronnement des rouets, la cuisine était comme un arbre plein de sansonnets. C'était déjà le moment de s'arrêter de filer quand Mère voulut que l'on chantât “l'Eternel est mon Berger”; après cela je demandais: “Il m'emmena dans Sa demeure et Sa bannière était l'Amour”.
                              Ce fut alors que, tandis que nous chantions ce cantique,  dans le ronronnement des rouets, il y eut un bruit de pas à l'extérieur, puis une bouffée d'air frais en même temps qu'un rayon de soleil qui s'étendit de la porte jusqu'à moi, et il se tint là dans la lumière, le regard posé sur nous.
                              Je viens de dire “il” comme si vous pouviez, vous aussi, le reconnaître parmi tous les hommes de la terre, ainsi que je le fis.
                              Il se tenait donc dans l'embrasure de la porte, et je jaillis de ma chaise située dans la pénombre au fond de la pièce, comme s'il était l'invité que j'attendais.

                              #162087
                              BruissementBruissement
                              Participant

                                LIVRE 2
                                Chapitre 6 Le Jeu des Couleurs précieuses

                                Comment m'apparut-il? À quoi ressemblait-il? Était-il bien fait de sa personne? C'est difficile à dire. Lorsque votre âme est submergée d'amour, vos yeux ne  voient  plus l'apparence, ni les caractéristiques  physiques. Quand vous n'êtes que le papillon de nuit attiré par la flamme de ses yeux, pouvez-vous parler de sa taille ou de la couleur de ses cheveux? Marie-Madeleine, à qui Felena ressemblait, savait-elle, quand elle s'allongea aux pieds du seul homme qu'elle ait jamais aimé sans pourtant l'avoir touché, si les traits du Fils du charpentier s'apparentaient à ceux de sa mère ou non, s'il était de grande ou de petite taille? Est-ce que nous saurons, quand nous viendrons en la présence de Celui qui nous a créés, quelle apparence extérieure recouvre sa Majesté? Non. Nos cœurs tressailliront de bonheur dans Sa lumière tout  simplement. Et je ne pourrai jamais vous dire à quoi il ressemblait quand il se tint là, dans l'embrasure de la porte. Mais ce que je peux vous dire, c'est à quoi ressemblaient les femmes qui le regardaient.
                                Tivvy et Polly avaient la bouche ouverte d'admiration, un doigt sur les lèvres. Moll et Sukey étaient penchées en avant comme on le fait pour s'approcher du feu en hiver et leur mère les rapprocha d'elle jalousement. La femme du sacristain étala ses volants et Jancis  rougit et émit son “O!”, puis replaça une de ses anglaises et redit “O”. Mère lui souriait et Felena?_ eh bien, les yeux de Felena  s'abattirent sur lui comme une chouette brune tombe sur sa proie. Quant à moi, je me rassis au fond dans mon coin et fus prise de faiblesse. Car voici qu'il était là, l'amour de ma vie et mon seigneur! Et ô malheur! J'avais un bec-de-lièvre.
                                La pièce était devenue tellement silencieuse qu'on pouvait entendre l'eau s'égoutter du toit.
                                Soudain, il éclata de rire, et assurément, ce devait être bien comique, de nous surprendre ainsi telles des souris à l'apparition du chat, de se trouver en présence d'un silence total, alors que la seconde d'avant nous faisions un bruit du tonnerre.
                                Il retira son chapeau, nous fit une petite révérence et dit:
                                “_ Votre serviteur mesdames! Le tisserand s'il vous plaît”
                                S'il nous plaisait! Comme si quoi qu'il pût dire n'était pour nous plaire. Ainsi, il était tisserand! Eh bien, je n'y attachais aucune importance. S'il avait dit être le roi du Pays des Fées ou un meurtrier que des chiens poursuivaient, cela n'aurait fait aucune différence pour moi.
                                “_Kester Woodseaves, s'il vous plaît madame”, ajouta-t-il, joyeusement moqueur, à l'adresse de la femme du sacritain, laquelle était la plus imposante, tant par sa taille que par sa corpulence.
                                Alors madame Beguildy l'amena près du feu et lui offrit de quoi boire et manger. Et je me mis hors de sa vue.
                                “_ Venez-vous de loin, monsieur? demanda Felena de sa voix caressante. Ses lèvres étaient rouges et plaisantes mais sans chaleur.
                                _ De Lullingford, madame répondit-il, en la toisant du regard, “ni tout près, ni bien loin”
                                _ À vol d'oiseau assez près sembla-t-elle implorer
                                _ Sauf que nous ne sommes pas des oiseaux, madame
                                _ J'habite sur la montagne là-bas, dit-elle, et je suis bien plus près de Lullingford que toutes ces dames.
                                _ Une longue trotte fit-il
                                _ Pas vraiment. C'est sur votre chemin où que vous alliez.
                                Je pensais: “Elle dit tout ce que j'aimerais dire”
                                _ Ma foi, madame, je crains que ce soit sur le chemin de l'enfer.
                                Ils étaient comme des gens qui s'affrontaient sans qu'on pût savoir d'où venait leur querelle.
                                _ Oh, dit Jancis, je suis bien contente que c'est vous qui allez tisser mon trousseau et pas l'affreux homme qu'on aurait dû louer.
                                _ Vous allez donc vous marier, jeune enfant?
                                _ Oui, à Gideon  Sarn, monsieur. Connaissez-vous Gideon?
                                _ J'en ai entendu parler.
                                Je me demandais ce qu'il avait bien pu entendre à propos de Gideon. En l'espace d'une minute, il me devint plus important qu'il puisse aimer Gideon, Mère et moi, que de maîtriser la lecture de l'Apocalypse, laquelle me tracassait encore, parce qu'on y trouvait des mots étranges et une façon bien subtile de raconter les événements. Je l'avais beaucoup étudiée, et le travail rapproche les choses du cœur. De plus et en dehors de cela, je voulais me familiariser avec les facultés intellectuelles de Jean, lui qui était isolé sur son île, comme nous à Sarn, et qui pourtant avait quantité de pensées, à la fois profondes et brillantes. Une fille comme Tivvy, par exemple, n'avait pas la moindre pensée, et l'on se fatiguait vite à regarder une écuelle vide. Quant à Mère elle avait deux ou trois idées et Gideon seulement deux. Aussi l'esprit de Jean m'avait attirée plus que tout autre chose auparavant. Mais voilà que maintenant ce livre de l'Apocalypse n'était plus qu'un fétu de paille à la merci du caprice de cet homme.
                                “_ Oh, monsieur Woodseaves, viendrez-vous à mon mariage si Prue vous écrit une lettre d'invitation? demanda Jancis.
                                _ Peut-être répondit-il en regardant sa mère d'un air de dire qu'elle pouvait l'envoyer commencer son travail. Et qui est cette Prue qui sait écrire des lettres d'invitation?”
                                Je me sentis trempée de sueur, mais juste au moment où Jancis allait s'élancer vers moi pour me tirer de ma cachette, Sukey et Moll qui ne pouvaient jamais rester tranquilles bien longtemps, s'écrièrent:
                                “_ S'il vous plait monsieur, et à notre mariage viendrez-vous aussi?
                                Et elles se mirent à glousser bruyamment et joignirent leurs deux têtes, en secouant leurs boucles et en penchant leur long cou. Puis elles posèrent leurs mains sur la bouche et traversèrent la cuisine en courant pour lui murmurer quelque chose chacune à une oreille, avant de courir à nouveau à leur banc en riant. Jancis qui était tout près avait entendu Sukey murmurer “j'aimerais que vous soyez le marié”. J'espérais que leur mère n'allait pas l'apprendre et frapper encore ces pauvres petites qui venaient de m'épargner d'être vue. Je redoutais qu'il pût me voir car je craignais trop un regard froid ou méprisant. J'aurais aimé rester sous terre, comme la jonquille, tant que dure l'hiver.  Car si elle est trop impatiente de sortir, pour profiter du soleil, il ne lui reste plus qu'à frissonner sous l'amère gelée, déchirée par les morsures des vents. Ainsi elle perd sa douce quiétude sans parvenir pour autant à tenir jusqu'à l'été.
                                “_Êtes-vous marié, monsieur?  demanda Felena et sa jolie voix  ondulait comme un serpent dans l'herbe.
                                   _ Pas encore madame
                                   _ Ni fiancé?
                                   _ Vous me donnez l'impression d'avoir été procureur autrefois, vrillant les pauvres gens de questions avant de les soustraire à leur misérable vie.
                                Elle ne fit pas attention à ses dires et  ajouta:
                                   _ Vous n'êtes pas de ces contrées, vous venez de plus loin.
                                   _ Pour sûr que si, il est de par ici madame Felena, dit Mère de son ton de petit oiseau. Il revient de son apprentissage après la noyade de son oncle. Ça été son oncle qui avait tissé le linge de deuil quand mon pauvre mari est mort, tombant d'un coup et mourant dans ses bottes le dimanche  que les abeilles ont essaimé.
                                   _ Et maintenant qu'il est mort et que votre tante aussi est morte, vous vivez tout seul je suppose dit Jancis.
                                   _ Eh bien oui et non
                                   _  Bonté divine, maître, avez-vous une maîtresse?
                                C'était Felena
                                   _ Vos pensées sont toutes enfilées sur un même cordon dit Kester
                                Au même moment, Sukey et Moll lancèrent:
                                   _ Qui cuisine pour vous?
                                   _ Qui vous fait le ménage?
                                   _ Qui coud vos boutons?
                                   _ Qui tricote vos chaussettes?
                                   _ Je fais tout cela moi-même mes chères et mes pensées me tiennent compagnie.
                                Il jeta un œil à la ronde fort satisfait, et je le sentis heureux de ce qu'aucune de ces femmes ne pût franchir le seuil de sa maison.
                                   _ Bon, merci beaucoup madame, dit-il, reposant son verre et son assiette, et maintenant au travail. Le métier est dans le grenier, je suppose.
                                   _ Oh, je vais vous montrer. Il y a aussi un lit pour vous. il est impossible de finir en moins de deux ou trois jours. Il y a beaucoup à faire. Mais n'hésitez pas à descendre souper avec nous, parce que c'est pas tous les jours fête par chez nous.

                                Le temps que Madame Beguildy revienne toutes les langues étaient sur le sujet.
                                Sukey et Moll se disputaient pour savoir, au cas où elles auraient la possibilité de faire ce qu'elles voulaient, laquelle d'entre elles irait lui rendre service, lui verser sa bière du soir, remplir sa pipe. Il y avait de quoi faire se gausser une chouette.
                                   _ Un agréable jeune homme, dit la femme du Sacristain, et craignant Dieu, et je demande que les femmes le laissent tranquille.
                                Elle regarda Felena d'un air entendu.
                                Mais Felena était plongée dans ses rêves.
                                   _ J'l'aime bien plus que Gideon, beaucoup plus, même si Gideon est ton frère Prue, dit Tivvy.
                                Madame Miller parla pour la première fois et dit:
                                   _ Il est aussi différent du meunier qu'un mortel peut l'être.
                                C'était le plus grand compliment qu'elle pouvait faire.
                                Polly eut une grosse quinte de toux qui sembla confirmer les dires de sa mère.
                                   _ Bon, le temps passe, et même une rage de dents peut finir par guérir un jour, dit madame Beguildy. Aussi on ferait bien de s'y mettre avant que mon maître arrive. Je vous remercie bien chaleureusement pour le filage. Nous en avons fait suffisamment pour maintenir ce jeune homme occupé un bon moment.
                                Elle apporta un grand plat en céramique bleu tout rempli de gâteaux au safran, de biscuits à la cuiller, de bonshommes en pain d'épices dont les yeux étaient faits de raisins secs.
                                Sukey et Moll s'exclamèrent de joie en les voyant.
                                   _ Je me fiche des autres dit Sukey si je gagne je choisis un bonhomme en pain d'épices.
                                   _ J'en gagnerai six dit Moll. Six petits aux raisins pour moi;
                                   _ Il te faudra un peu plus de cervelle alors, lui dit la femme du sacristain, parce qu'il n'y a pas de jeu plus compliqué que celui des Couleurs précieuses. J'y ai joué à chaque fête depuis que je suis jeune fille de même que ta maman, madame Sarn et madame  Miller. Et c'est encore pour nous un jeu difficile. Alors pour toi, qui y a rarement joué ou même pas du tout, ce sera dur, tu perdras tous tes gâteaux.
                                   _ Explique-leur le jeu, dit madame Beguildy, toi qui a une telle tête.
                                Bien qu'elle pensât très sérieusement ce qu'elle venait de dire, la réflexion me parut comique. Ah oui, vraiment, la tête de Madame Sexton était une merveille à voir, avec ses cheveux huilés en bandeaux, en boucles et en torsades retenus par un grand peigne et des rubans, le tout surmonté d'une large coiffe.
                                Elle traversa la cuisine telle un carrosse à six chevaux, et se tenant près du feu elle expliqua les règles du jeu des Couleurs précieuses_ comment il fallait compter, ce qu'étaient les atouts,  que trois cartes qui se suivaient formaient une tierce,  et  quatre cartes qui se suivaient devenaient une suite précieuse, qu'on pouvait soit tirer une carte soit changer toute la main et passer son tour, et ce qu'il fallait savoir sur les mariages et les valets et le nombre de points qu'apportait le valet d'atout, un point quand le haut de la carte était la tête et deux s'il s'agissait des talons et que si on n'avait rien gagné en fin de partie cela s'appelait le nid du coq et alors on devait donner un gâteau à chacun des autres joueurs.

                                    [note de la traductice: pour bien comprendre cette affaire de “tête” et de “talons” il faut savoir que sur les cartes de ce temps (Mary Webb raconte une histoire qui se déroule au 19ème siècle), les figures (rois, dames, valets) étaient représentées en leur entier, de la tête aux pieds. Le joueur qui recevait une telle carte se  gardait de la replacer à l'endroit pour ne pas informer les autres qu'il était en possession d'une figure. C'est ainsi que le joueur qui mettait son valet d'atout pouvait le présenter “tête” en haut (il gagnait un point) ou “talons” en haut (il gagnait deux points).
                                Par la suite les figures ont été représentées en bustes symétriques pour éviter l'inconvénient des cartes sens dessus-dessous.
                                Fin de la note retour au texte]

                                   _ J'ai rien compris dit la pauvre Tivvy.
                                   _ Moi non plus dit Polly
                                Elles partirent et nous n'étions plus que dix, mais on ne pouvait être que huit aux deux tables. Aussi proposai-je de m'en aller.
                                   _ Oh non, c'est toi qui joue le mieux dit Jancis.
                                Alors la maman de Sukey et Moll régla  la chose en disant: Debout les filles allez jouer avec Polly et Tivvy mais sans bruit!
                                Elles éclatèrent en pleurs car elles auraient tant voulu gagner des gâteaux. Mais leur mère leur demanda si elles voulaient tâter de nouveau de sa sandale, et elles se turent. Puis elle  acheta à chacune un petit bonhomme en pain d'épices et leur en promit d'autres pour la fin.
                                 Felena se dirigea à la table où j'étais. En fait ce n'était pas vraiment une table mais le socle qui servait à tuer le cochon surmonté d'une planche recouverte d'une nappe blanche, parce qu'ils n'avaient qu'une seule table.
                                Il n'y en a pas qu'une d'entre nous qui souhaiterait un bonhomme en pain d'épices, n'est-ce pas Prue Sarn? dit Felena et comme nous sommes trop grandes pour des gâteaux, ne pourrions-nous jouer  pour l'âme du tisserand?
                                   _ Si vous voulez répondis-je mais il me semble que c'est pas notre affaire.
                                   _ Alors pourquoi, Prue, tu es aussi blanche qu'un linceul et la minute suivante te voilà rouge comme une pivoine et tes yeux sont brûlants! Qu'est-ce qui t'arrive?
                                J'étais furieuse, et cependant un peu de réconfort me venait de ce qu'elle semblait me tenir pour son égale et ne me rejetait pas hors du jeu de l'amour. Je suppose qu'étant elle-même suspectée de danser avec le diable, elle avait un sentiment fraternel pour moi qu'on mêlait à des histoires de sorcières. Car on avait commencé à dire que, par les sombres nuits sans lune, je prenais la forme d'un lièvre et gambadais à travers les collines et que j'avais un passage secret sous le cimetière. Ce genre de choses  se disait d'abord, simplement par ennui ou par méchanceté ou pour faire peur aux enfants, puis cela prenait corps dans la solitude des vieilles fermes pleines de craquements lugubres par les nuits ventés, et ensuite cela s'amplifiait. Et personne ne pouvait dire jusqu'où pouvait grossir pareille rumeur ni combien de peine elle pouvait engendrer. Je n'avais pas trop aimé que Felena prononça son nom entre ses lèvres, ce nom qui, si soudainement m'était devenu précieux. Et il me sembla alors, comme ce fut le cas depuis, qu'il n'était pas un homme dont on pouvait  parler avec légèreté. Le considérant attentivement depuis ma sombre cachette, je m'étais dit que sa colère devait ressembler à l'éclatement d'un lourd nuage, bien que son sourire fut comme un jour de printemps embaumé du chaud parfum des giroflées.
                                Felena me tira loin des autres.
                                   _ Un homme dit elle, comme  je n'en ai  encore jamais vu  ni sur les routes ni au marché. Les autres ont piètre allure à côté de lui. As-tu vu la couleur de ses yeux?
                                   _ Non dis-je
                                   _ Moi non plus reprit-elle. Ses paupières les coupent si fort et la flamme de ses yeux est si intense et sombre qu'on ne peut voir la couleur. J'aurais voulu être plus près pour voir.
                                Ses yeux verts s'embuèrent et une expression de faiblesse s'empara d'elle.
                                Un homme pour lequel il vaut la peine de jouer. dit-elle
                                   _ À vos places! À vos places! cria la femme du sacristain. Coupez pour la première manche du jeu des Couleurs précieuses!
                                Comme je m'asseyais en tournant les mots de Felena dans ma tête, je me dis au plus profond de moi: “Non pas un homme pour lequel jouer, mais un homme pour lequel mourir.”
                                Nous nous concentrâmes sur le jeu et comme les quatre filles avaient été envoyées dans la cour, la pièce était  silencieuse à souhait.
                                Je pouvais les entendre chanter le Pont d'Orge

                                Oh!Partez danser d'un pied léger
                                Et soyez rentrées à la nuit tombée.
                                Ouvrez grand les portes vers la nuée
                                Pour que le roi entre sur son destrier.

                                Après quelques instants le chant cessa et je me demandais quelle bêtise se préparait. Mais j'avais assez  à faire, étant déterminée à battre Felena;  comme elle avait la femme du sacristain pour partenaire tandis que la mienne était la femme du meunier, je savais qu'il me faudrait mettre les bouchées doubles.
                                Le feu, alimenté par du bois de pin, répandait une odeur douce et agréable ainsi qu'une lumière chaude et suffisante pour jouer. Il éclairait les murs, les bonshommes en pain d'épices tout collants sur le plat bleu et Jancis, amplifiant sa blondeur de façon telle qu'on l'eût crue faite d'or massif pour un autel des temps anciens. C'est dans cette douce quiétude, avec le  Pont de Barley en tête,  qu'une sorte de rêve éveillé vint m'envahir.
                                Je voyais une foule immense près des eaux troubles de Sarn. Les gens portaient des vêtements aux couleurs de fêtes mais les figures étaient méchantes. Alors quelqu'un fendit la foule sur un grand cheval, et son visage était celui du tisserand. Une femme se tenait en avant de la foule. Elle portait un collier de perles vertes et ses yeux brillants étaient verts. Elle criait:
                                “Mon corps, mon corps pour un tour sur votre selle!”
                                Mais il se détourna d'elle et vint vers une autre, qui se tenait cachée dans sa robe déchirée de couleur terne, et qui était affublée d'un bec-de-lièvre.
                                Il s'abaissa vers elle et lui dit:
                                “Ah, ma chère amie!”
                                Elle lui offrit une branche de romarin. Elle ne dit pas un mot croyant qu'il allait partir. Mais il mit ses bras autour d'elle et la souleva sur la selle devant lui, il la maintint de son bras droit si  fort. Ils chevauchèrent ainsi au loin, et le grondement de la foule s'amenuisit à mesure de leur avancée jusqu'à ce qu'il ne devint plus qu'un bourdonnement de moucheron. Puis il n'y eut plus que l'odeur de romarin, la chaleur du soleil et la course du cheval vers les montagnes d'où arrivait l'air du matin.
                                ”   _ Deux pour le valet” dit madame Sexton “À toi de distribuer, Prue”
                                Aussi, je rentrai mes jambes sous le banc du mieux que je pus, à cause de ses jupons, et commençai à m'y mettre résolument. Et je puis dire que madame Miller et moi gagnâmes encore et encore à son intarissable étonnement. Elle avait l'air de croire qu'il était bien impertinent de sa part de battre la femme du sacristain.
                                   _”Vous avez joué comme un démon, Prue Sarn” dit Felena.
                                Il était tard, aussi Jancis ouvrit la porte et appela pour le souper. Les quatre filles se ruèrent à l'intérieur, elles me paraissaient encore bien gamines à moi qui pourtant étais à peu près du même âge. Elles racontèrent bruyamment leurs faits et gestes bien qu'elles eussent mieux fait de garder cela pour elles:
                                   _”On est allé au grenier
                                   _  On s'est mis sur le lit
                                   _ Il siffle comme une grive musicienne
                                   _ Il tisse plus vite qu'on ne peut dépenser cinq pence
                                   _ Il a un manteau vert pour le dimanche et une Bible avec des images et il sait lire la Bible.
                                   _ Il a une montre, une pipe à bague d'argent, et a gagné la médaille des lutteurs à Silverton
                                   _ Ce qu'il peut pas supporter: les combats de taureaux, les combats de coqs  et les femmes sans honte;
                                   _ Ce qu'il aime: un beau chant, une bière maison raisonnablement, une danse sur la prairie et le son des cloches.
                                   _ Il a un paquet de muscles sur le bras, dur comme une boule de  neige gelée
                                    _ On l'a mesuré sur la porte du grenier avec sa toise
                                    _ Il fait quatre-vingt quinze centimètres de tour de poitrine et un mètre soixante-quinze de haut.
                                    _ Il a des bottes Wellington mais il ne les porte pas souvent comme elles sont au-dessus de sa condition et aussi parce qu'elles sont sacrément pénibles à nettoyer
                                    _ C'est lui qu'a dit “sacrément” pas nous.
                                    _ Il aime les enfants, les chiens et une vie tranquille
                                    _ Il a rien contre se marier s'il trouve une femme douce . Jusque-là il a pas encore trouvé celle qu'il aimerait avoir.
                                    _ Ses yeux sont bleu ciel, du moins ce qu'on peut en voir avec les paupières et les cils.
                                    _ Et s'il avait eu des sœurs il aurait aimé qu'elles soient gentilles avec Sukey et moi!
                                    _ Dieu m'assiste! dit la mère de Sukey et Moll et je pouvais voir sa sandale s'agiter. “Dieu m'assiste, mille étourneaux dans les roseaux ne font pas un tel raffut.
                                Ce fut une chance pour les filles que leur mère venait de gagner.
                                    _ Mettez vos pèlerines immédiatement leur dit-elle.
                                    _ Dis-lui de descendre, Jancis! supplièrent elles.
                                Alors elle l'appela pour souper. Le bruit des pédales et le cliquetis des lattes s'arrêtèrent et il descendit. Sukey courut à lui et lui mit quelque chose dans la main. Puis elles firent leur révérence en disant: merci et suivirent leur mère.
                                Mais Sukey reparut à la porte et murmura en se trémoussant: “je lui ai donné mon bonhomme en pain d'épices”
                                Allons les filles, ordonna la mère et elles partirent avec une lanterne pour les éclairer et un aiguillon à bœuf en cas de mauvaise rencontre sur le chemin.
                                J'étais sortie vers la grange, pour que Kester Woodseaves ne pût me voir et quand je revins il était retourné dans le grenier. Felena était partie plus tôt avec un sourire  engageant  en lui disant:
                                ” Si vous passez par chez moi, monsieur, je vous apprendrais l'histoire d'Adam et Ève “
                                Les deux femmes du moulin n'avaient pas envie de s'en aller mais finalement elles partirent et Mère et moi nous nous préparâmes nous aussi.
                                   _ “Une fête magnifique! dit madame Beguildy. “J'ai gagné assez sur les gâteaux pour payer le tisserand et on a filé énormément. Une veillée d'Amour en filant est d'un grand secours. Aussi maintenant, madame Sarn vous pouvez dire à votre fils, que dès qu'il nous dira de faire le lit, la mariée et son trousseau seront prêts”.
                                Beguildy arriva au moment où nous partions. Il était un peu éméché sans être saoul. Il dit qu'il avait rencontré le cousin de Mademoiselle Dorabella qui ne voulait pas croire que, lui, Beguildy pouvait faire apparaître Vénus. Aussi lui a-t-il dit de venir voir par lui-même.
                                   _ Vénus? Où sont ses affaires? répondit sa femme. Comment peux-tu la faire apparaître alors qu'elle n'est pas là?
                                Mais il ne fit que chanter: “Pierre s'assit en pleurant” en jouant sur ses petits silex la même note répétée longtemps.

                                #162088
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                                  Chapitre 7: Le Maître est là

                                   _ “Eh ben, Sarn, dit mère, à notre retour, on en a filé une bonne quantité et la fête a été réussie, maintenant tes draps de noces sont sur le métier”
                                  Gideon paraissait un peu gêné quand il déclara qu'il se passerait encore pas mal de jours avant que la somme d'argent nécessaire soit réunie pour cet événement.
                                   _ Notre Prue a gagné à sa table!
                                   _ Oh vraiment? Bien joué!
                                  C'est une chose qu'il comprenait bien et pouvait apprécier, parce que  lui-même aimait gagner!
                                   _ Assez de gâteaux pour une semaine de neuf jours ajouta-t-elle, elle a dû se dire que ça ferait des économies.
                                   _ Pas du tout Mère rétorqu'ai-je
                                   _ Mais alors pourquoi?
                                   _ J'en sais rien mais c'est juste que j'voulais gagner aux Couleurs Précieuses, Mère, répondis-je stupidement.
                                   _ Mais à quoi ça sert si ça rapporte pas les gâteaux?
                                  Je dis que bien sûr, ça n'avait pas d'intérêt, mais que je les voulais quand même ces Couleurs Précieuses.
                                   _ Elle est à moitié endormie répliqua Gideon sinon elle  aurait son bon sens. Mieux vaut aller vous coucher toutes les deux;
                                   _ Et mon tour pour les agneaux? lui demandai-je
                                  Parce qu'en période d'agnelage, je veillais une partie de la nuit pour permettre à Gideon de prendre un peu de sommeil. Mais il me dit  que ce n'était pas la peine et qu'après cette bonne journée je n'avais qu'à finir  en beauté par une bonne nuit.
                                   _ J'ai été, comme un châtelain, à pas faire grand chose, toute la journée, ajouta-t-il, obligé que j'étais de faire ces petits travaux d'la maison.
                                  Au fond, c'était un bon gars, malgré tout, et s'il lui arrivait de ne pas faire quelque chose de gentil, c'était uniquement parce qu'il n'y pensait pas ou parce qu'il avait l'esprit tellement fixé sur une  seule chose. Il lui arrivait, quand il avait été odieux et qu'il finissait par s'en rendre compte, assez longtemps après d'ailleurs, de le regretter amèrement.
                                   _ Allons, alors au lit Prue!
                                   Mère sautillait avec sa canne comme un rouge-gorge pris de rhumatismes
                                   _ Ça a été une journée magnifique. Une journée dont on se souviendra longtemps. Y'a pas eu d'mal à ça, parc'que même si on est encore en deuil, on y est allées pour rendre service. Personne peut nous reprocher de rendre service. J'me suis bien comportée tu crois, Prue?
                                   _ Oh oui, pas d'inquiétude là-dessus Mère!
                                   _ J'ai bien filé?
                                   _ Tu files merveilleusement bien
                                  Elle posait toujours ce genre de questions, comme un enfant, et c'est aussi comme un enfant qu'on voulait la blottir contre son cœur.
                                   _ Et quel plaisant jeune homme, ce tisserand, Sarn! Un homme que n'importe quelle femme aimerait avoir pour fils.
                                   _ C'était ce Woodseaves?
                                   _ Oui
                                   _ On dit que c'est un bon lutteur. Et pour quelqu'un de notre milieu, il a aussi étudié dans les livres. Le châtelain lui a proposé un travail d'écriture à la mairie mais il a refusé. Il a dit qu'il aimait mieux travailler de ses mains et qu'il pouvait pas supporter les  politiques, parce que c'était tous des menteurs et qu'il préférait rester propre. “Je tisserai du linge blanc plutôt que de noirs mensonges” qu'il a dit et le vieux châtelain en a été tout irrité. Il aurait bien aimé pouvoir menacer Woodseaves de quitter l'endroit, seulement la maison était à lui, léguée par son oncle.
                                  Mère voulut savoir si le tisserand me plaisait.
                                   _ J'ai pensé que non, ma chérie, puisque tu n'as pas dit un mot et que tu es restée derrière le banc.
                                   _ S'il me plaisait? dis-je Oh!…s'il me plaisait?
                                   _ Mais regarde-toi Prue, tu dors debout, dit Gideon, ouste au lit ou tu f'ras pas ta journée de travail demain.
                                  En réalité, ce n'était pas que je tombais de sommeil, mais j'étais fort troublée. Je trouvais la situation invraisemblable, totalement invraisemblable: voilà que le maître était là et que vous auriez aimé lui apporter tout ce qu'il y avait de meilleur, du beurre frais, des fromages sur de grands plats, un pichet à ras bord de bon lait, vous auriez voulu être en robe du dimanche avec un bouquet de fleurs et  acquiescer à toutes ses demandes, avec le sourire…mais voilà… quel malheur! rien de tout cela n'était possible, parce que vous aviez un bec-de-lièvre, et qu'on vous accusait de sorcellerie.
                                  “Le maître est là et te demande. Le Maître est là…”
                                  [note de la  traductrice: l'auteure fait référence à un verset de l'évangile de Jean, quand Marthe dit à Marie que Jésus est là et qu'Il l'attend]
                                  fin de la note reprise du texte:
                                  “Le Maître est là et te demande. Le Maître est là…”
                                  Toute la nuit, dans le grenier, ces mots résonnèrent en moi triomphants et cependant si tristes. Et quand l'obscurité diminua, que des formes commençèrent à sortir des ténèbres, que les parfums de l'aube parvinrent jusqu'à moi, que notre coq lança son chant vibrant et mélodieux pour saluer la venue du printemps, eh bien ces mots, je les entendais encore, il émanait d'eux un profond bien-être mêlé d'un frisson d'angoisse_”Le Maître est là”
                                  Ces mots me hantaient tant, et ils me perçaient l'âme d'une telle suavité que je les inscrivis dans mon cahier.
                                  De tout ce que j'avais pensé écrire sur la veillée d'amour, sur le jeu des Couleurs Précieuses et sur sa venue, à lui, j'écrivis bien peu. Pourtant quand j'ouvre le cahier et que je vois ces quatre mots, de ma plus belle écriture, tout me revient aussi nettement que si cela datait d'hier.
                                  Il m'a toujours suffit de poser les yeux sur le métier pour le revoir là en train de tisser, ou de regarder mon cahier pour me rappeler que je m'étais demandée s'il savait faire la grande et la petite écriture, en rouge et en noir, avec des lettres simples ou ornées et de ne pas avoir douté qu'il savait tout cela et plus encore.
                                  Le lendemain matin, Jancis descendit l'allée en courant et j'aurais voulu lui demander “Va-t-il bien?” Parce qu'il m'apparaissait que n'importe quoi aurait pu lui être arrivé pendant les heures sombres de la nuit. Mais je ne pus que dire  “Quand est-ce qu'il part, le tisserand?
                                   _ Oh demain, répondit-elle, comme si cela n'avait eu aucune importance.
                                  Alors elle se mit à pleurer et à implorer mon aide, parce que Beguildy avait décidé de faire apparaître Vénus pour confondre le jeune châtelain quoi qu'il  arrive.
                                   _ Et, Vénus ce sera moi! Oh mon Dieu, mon Dieu. C'est pour après-demain et j'ai peur Prue.  Parce que si jamais Sarn apprend que je me suis présentée dans une pièce entièrement nue  sous une lumière rose alors qu'un étranger s'y trouvait, il ne me reparlera plus jamais.
                                   _ C'est sûr dis-je car je connaissais fort bien Gideon
                                   _ Et il finira par le savoir.
                                   _ oh c'est bien possible.
                                   _ Mais  Père est fou à propos de ça. Faire apparaître Vénus, voilà ce qu'il veut. Il dit que le jeune Maître Camperdine a bien ri, qu'il lui a tapé sur l'épaule et lui a dit qu'il lui donnerait cinq livres quelle que soit la chose qu'il ferait apparaître. Cinq livres Prue! Et quand j'ai dit non il m'a frappée. Il m'a dit que si je ne voulais pas lui obéir, il me ferait faire les travaux des champs et qu'il me frapperait tous les samedis pendant un an. Oh Prue, qu'est-ce qu'on peut bien faire?
                                   _ Comment est-ce que ça marche?
                                   _ Oh, je dois me trouver dans la cave sous sa chambre, et la trappe sera ouverte, la corde qui me soutiendra sous les bras est accrochée à une poulie fixée au toit, Mère doit se trouver à la cave pour actionner le propulseur de fumée qui doit m'envelopper et pour me mettre la corde correctement. Alors Père tirera la corde depuis la cuisine sous la porte, et je monterai lentement sous la lumière rouge. Il a dit que ce serait trop brumeux pour qu'on puisse voir mon visage, mais ça me console pas. Ça sera pas une excuse pour  Sarn.
                                   _ Non. Aimes-tu vraiment Gideon, Jancis?
                                   _ Oh, oui!
                                   _ Te rappelles-tu ce texte “Le Maître est là?”
                                   _ Dans la Bible? Ah oui je m'en souviens
                                   _ Ressens-tu la même chose pour Gideon?
                                  Son visage se colora joliment.
                                   _ Oh oui vraiment Sarn est  le maître.
                                   _ Et l'autre…il part demain tu m'as dit?
                                   _ Quel autre?
                                   _  Ben Monsieur Woodseaves
                                   _ Ah! oui,  il part demain
                                   _ Bon écoute bien Jancis, je vais le faire pour toi.
                                   _ Toi?

                                  Sa bouche devint rouge et ronde d'un tel étonnement que je l'aurais  battue.
                                   _ Oui moi! Je sais que c'est une chose bien drôle de prétendre jouer les Vénus dis-je amèrement.
                                   _ Mais Père va le savoir
                                   _ T'as dit qu'il doit se trouver dans la cuisine
                                   _ Et le jeune homme!
                                   _ T'as dit qu'il ne peut pas voir ton visage. Il fera sombre et je me tournerai de côté. Je poserai sur ma tête la mousseline, qu'on utilise pour les groseilliers, de façon à ce qu'il voit pas mes cheveux bruns. Il verra ce qu'il est venu voir ce stupide jeune coq, une femme nue. Alors il donnera l'argent et tu seras libre.
                                   _ Oh Prue que tu es gentille! Je t'aime Prue! Je te le rendrai un jour. Ce qu' y a de bien dans tout ça c'est que ça peut pas te faire de tort vu que t'auras jamais d'amoureux.
                                  Les gens peuvent être si cruels sans le vouloir. Telle fut la récompense de ma gentillesse. Et ceux qui prétendent, que les bonnes actions sont récompensées, ont bien tort.
                                  J'aurais aimé l'étrangler pour cette parole. Le sang me fustigeait les oreilles tant j'étais en colère.
                                   _ Va-t-en maintenant lui dis-je, on en reparlera demain mais maintenant disparais de ma vue.
                                  Toute décontenancée et apeurée, elle partit.

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