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- 30 août 2019 à 21h10 #14492330 août 2019 à 21h10 #162004
LONDON, Jack – Le courage d’une femme
Grit of Women, traduction par Georje
Un chien-loup aux yeux curieux et au poil givré glissa sa tête à travers l’ouverture de tente. ”Eh! Va-t-en! Siwash! Fiche le camp ! suppôt de Satan!” criaient les occupants de la tente.
Après avoir reçu un coup de gamelle en fer blanc de la part de bettles, le chien rebroussa chemin immédiatement. Louis Savoy ferma l’ouverture de la tente et poussa une poêle du feu d’un coup de pied afin de pouvoir se réchauffer les mains, le froid était terrible, 48 heures plus tôt le thermomètre à alcool affichait déjà -68 degrés et depuis la température n’avait cessé de baisser sans que l’on puisse savoir combien de temps cela allait durer. Et il aurait été suicidaire, à moins qu’on y soit contraint, de s’aventurer loin d’un poêle pendant cette période au risque de se geler les poumons. Et pour celui qui essayait, il avait une toux sèche et tenace dans un premier temps, identique à celle qu’on a, quand on grille du bacon à cause de la fumé. Puis il fallait attendre le printemps ou l’été pour creuser un trou, après avoir fait un feu, pour dégeler la terre afin d’y mettre le corps de l’homme qu’on recouvrait de mousse. Et ceux qui doutent que le corps ne peut pas rester pas intact au Klondike jusqu’au jour du jugement, devraient savoir qu’il n’y a pas de meilleur pays pour mourir, mais il ne faut pas en conclure pour autant que c’est un pays où il fait bon vivre. Aussi, les hommes préféraient rester près du poêle même s’il peinait à maintenir une différence de températures avec l’extérieur. La moitié du sol était recouverte de fourrures pour le couchage disposées sur des rameaux de pin afin de les isoler de la neige et sur la partie restante, celle-ci était tassée à force d’être piétinée. On pouvait y trouver des ustensiles de cuisine et l’équipement indispensable à un camp de l’Arctique. Le poêle était chauffé à blanc et pourtant les arêtes du bloc de glace, stocké à proximité, étaient restées aussi tranchantes qu’au moment où on l’avait retiré de la rivière. Un demi-pouce de glace cristallisée recouvrait la totalité de la tente ; la pression du froid poussait la chaleur vers le haut, au-dessus de la cuisinière, à l’endroit ou le tuyau des fumées traversait la toile et la seule partie qui restait sèche, se situait en périphérie pour former un 2e cercle fumant vers l’extérieur puis un 3e halo détrempé avant de laisser la place au givre.
“Oh! Oh! ” Un homme jeune, barbu, blême et fatigué, encore alité dans des fourrures, lança un râle dans son sommeil à cause de la douleur. Il finit par se découvrir à moitié, en s’asseyant et trembla de façon intermittente, comme s’il avait dormi dans un lit d’orties. « Retournez le tout de suite ! ordonna Bettles. Il a des crampes. » Sans tarder, une demi-douzaine de ses camarades le frictionnaient avec la meilleure efficacité possible. ”Maudite piste,” murmura-t-il en mettant de côté les fourrures afin de pouvoir s’asseoir “J’ai fait de la course à pied, j’ai joué au foot en quart arrière pendant trois saisons et je me suis endurci de toutes les façons possibles mais j’ai l’impression d’être aussi viril qu’un Athénien efféminé depuis que je traîne ma carcasse dans ce trou perdu” Il s’est rapproché avec peine jusqu’au feu et a roulé une cigarette.
“Oh, je pleurniche pas, je vais me retaper, mais je ne suis pas fier de moi. Me voici ici après trente kilomètres de piste, aussi claqué, raide et endolori qu’une cliente de salon de thé après une petite promenade de campagne. Bah! Ça me rend malade! T’as une allumette ?
– Te mets pas en colère, mon gars »
Bettles lui donna une allumette et s’adressa à lui sur un ton paternel
« T’as flanché cette fois et puis je me souviens de la première fois que j’ai pris la piste! Dur? Il m’a fallu pas moins de dix minutes pour pouvoir me sortir d’un trou d’eau et me relever avec chaque articulations qui craquent comme si tu allais mourir. Des crampes ! Quand cela m’arrivait. Il fallait une demi-journée aux camarades du camp pour me les faire passer. Tu te débrouilles pas mal pour un louveteau et t’as de l’avenir. Tiens une année et tu pourras clouer sur place les anciens quand tu le voudras. Et surtout, t’as pas la veine de graisse qu’a déjà envoyée des hommes forts dans le sein d’Abraham avant l’heure.
-Veine de graisse ? » - Oui, c’est une expression, pour la piste, c’est pas les plus costauds qui sont les meilleurs »
– Jamais entendu parler !
– T’en a jamais entendu parler? Eh bien, c’est la vérité et tout le monde le sait. La force, c’est bien pour un temps mais sans l’endurance, ça sert à rien, et la force et l’endurance, ça marche pas ensemble. Il faut des gars endurants pour tenir et s’accrocher et quand ça devient aussi dur que l’enfer, les grands costauds tiennent pas.
– Par Dieu! A interrompu Louis Savoy, ça me rappelle une histoire. Je connaissais un homme, aussi costaud qu’un buffle et un petit homme dénommé Lon McFane. Il l’accompagnait pendant la ruée de Sulphur Creek. Vous connaissez Lon McFane, ce petit irlandais toujours souriant avec ses cheveux roux. Il marchait jours et nuit, et le costaud lui demandait à s’allonger dans la neige parce qu’il était fatigué et le petit homme tape le costaud qui pleure, comment on dit déjà, à oui, comme un enfant et le petit homme le tape, le tape et les retape tout le long du chemin pour pousser le gros jusqu’à ma cabane et il a fallu attendre le printemps avant qu’il sorte de mes couvertures. Jamais vu une squaw comme lui ! Jamais ! Lui, la veine de graisse.. C’est sur, il l’avait en lui !
– Et il y avait aussi Axel Gunderson !” dit Prince, le grand scandinave “son corps endormi est encore là-bas, quelque part.” dit-il en balayant sa main dans la direction de l’Est mystérieux. Les événements tragiques qui ont suivi sa mort, avaient profondément marqué l’ingénieur des mines. ”Le plus grand homme que j’ai connu qu’était capable de prendre la mer ou de chasser l’orignal. C’était l’exception qui confirme la règle » comme on dit, ajouta Bettles; et regardez sa femme, Unga, elle faisait cent dix livres sur la balance, pas une once de graisse de plus et pour ce qui est du cran, elle en avait autant que lui et peut-être plus et elle n’avait peur de rien.
- Mais, c’est parce qu’elle l’aimait, remarqua l’ingénieur. - C’est pas seulement ça…
- Écoutez frères”, coupa Sitka Charley assis sur une caisse de provisions. “Vous avez parlé de la veine de graisse qui court dans les muscles des hommes forts, du courage des femmes et de l’amour et vous en avez bien parlé, mais j’ai à l’esprit des choses qui sont arrivées il a longtemps alors que les feux des hommes étaient aussi espacés que les étoiles dans le ciel. C’est alors que j’avais été entraîné dans une histoire avec la veine de graisse d’un homme fort et d’une femme. La femme était petite, mais son cœur était plus fort que le cœur de l’homme et elle avait un sacré courage; on a dû progresser sur une neige épaisse jusqu’à l’eau salée par un froid terrible, avec la faim qui nous tenaillait. Mais comment puis-je dire : le courage de la femme était plus fort que tout.
Après avoir fait une pause, il détacha avec sa hache des morceaux du bloc de glace, situé à côté de lui, pour les jeter dans la battée posée sur le poêle, pour avoir de l’eau à boire. Les hommes se rapprochèrent de lui et celui qui avait des crampes essaya d’en faire autant malgré ses douleurs.
” Frères, le sang rouge des Siwash coule dans mes veines à cause des fautes de mes pères, mais vous savez aussi que mon cœur est blanc grâce aux vertus de mes amis. Une grande vérité m’est venue quand j’étais encore enfant. J’ai compris que la terre serait occupée par les blancs et que les Siwash n’y pourraient rien et que comme le caribou et l’ours, il devait périr dans le froid. Alors, j’ai décidé de m’asseoir avec vous, près de vos feux pour me réchauffer et je suis devenu l’un d’entre vous. J’ai vu beaucoup de choses dans ma vie et parfois des choses surprenantes et j’ai parcouru de longues pistes avec des hommes très différents et vous savez que j’ai acquis la même manière de penser que vous. Pour cette raison, lorsque je juge un blanc, je sais que vous ne le prendrez pas mal et quand je dis du bien d’un homme du sang de mon père, je sais que vous ne direz pas : ” Sitka Charley est un Siwash et ses yeux sont fourbes et sa parole ne vaut rien. « Oui ou non ? »
Les hommes disposés en cercle marquèrent leur assentiment en murmurant. « La femme dont je vous parle s’appelait Passuk. Je l’avais acheté en accord avec les règles de sa tribu, qui était de la Côte et dont le totem Chilkat se tenait debout sur un bras salé de la mer. Je ne me suis même pas préoccupé de savoir si elle était belle, car mon cœur ne s’en est mêlé à aucun moment. Ses yeux n’ont presque pas quitté le sol. elle était timide et craintive, comme les filles le sont lorsqu’elles sont jetées dans les bras d’un étranger. Comme je l’ai dit, il n’y avait pas de place dans mon cœur pour qu’elle puisse s’y glisser, car j’avais un grand voyage en tête, et j’avais besoin d’une personne pour nourrir mes chiens et manier la pagaie avec moi durant de longues journées sur les rivières. Une seule fourrure nous protégerait du froid, tous les deux, pendant les nuits. J’ai donc choisi Passuk.
“Est-ce que j’ai dit que j’étais au service du gouvernement ? Il est important que vous le sachiez. J’ai donc embarqué avec Passuk sur un navire de guerre, avec mes traîneaux et mes chiens et de la nourriture déshydratée. Et nous avons pris cap vers le nord, jusqu’au bord de la mer de Béring où nous avons été débarqués, moi, Passuk, et les chiens. J’étais missionné par le gouvernement et je disposais d’une somme d’argent, des cartes de territoires inhabités et du courrier. Ces lettres étaient scellées et protégées des intempéries, et je devais les livrer aux vaisseaux-baleines de l’Arctique, prisonnier des glaces du grand Mackenzie. c’était la plus grande rivière, après notre Yukon, mère de toutes les rivières.
“Cependant, mon histoire ne concerne pas les baleiniers, ni l’hiver que j’ai passé immobilisé à proximité du Mackenzie. Au printemps, quand les jours ont rallongés et que la neige formait une croûte et avait durcie. Passuk et moi, nous avons pris la direction du sud, vers le Yukon. Il suffisait de marcher en direction du soleil, mais le voyage n’en demeurait pas moins épuisant. C’était une terre encore vierge, comme je l’ai dit, et nous avons dû nous battre contre le courant, à la perche et à la pagaie, pour atteindre Forty miles. On retrouvait à nouveau des visages blancs et nous avons pu enfin nous poser. L’hiver a été très dur. L’obscurité et le froid se sont installés et la nourriture n’a pas tardé à manquer. À chaque homme, la compagnie avait donné quarante livres de farine et vingt de bacon. Il n’y avait pas de haricots. Les visages étaient creusés et les chiens avaient les ventres plats et ils hurlaient sans arrêt. Beaucoup d’hommes avaient le scorbut et les plus forts d’entre eux sont devenus faibles et les plus faibles mouraient…
“Alors, on est allé au magasin un soir, les étagères vides nous ont ramenées à la réalité. Nous avons parlé à voix basse, à la lumière du feu, car les bougies avaient été mises de côté pour ceux qui seraient encore là au printemps. Après avoir discuté et il a été décidé qu’un homme devrait aller en direction de l’eau salée et avertir le monde de notre situation. Aussi, tous les yeux se sont tournés vers moi car j’avais une réputation de grand pisteur ” Il y a sept cents miles, ” Ai-je dit, ” pour atteindre la mission Haines située sur la côte et chaque pouce devra être franchi en raquettes. Donnez-moi plus forts de vos chiens et le meilleur de votre nourriture et j’irai. Et avec moi viendra Passuk. ”
«Après m’avoir écouté, Ils ont acquiescé. soudain un Yankee grand et solide dénommé Long Jeff a pris la parole. Il s’est vanté d’être, un grand voyageur élevé au lait de bison et rompu à l’exercice de la marche en raquettes. Il m’accompagnerait, jusqu’à la Mission pour le cas où il m’arrive quelque chose sur la piste. J’étais jeune et je ne connaissais pas les Yankee. Comment pouvais-je savoir que la veine de graisse se cachait souvent derrière les beaux parleurs, ou que les hommes capables de cela ne s’en vantaient jamais? Donc nous avons pris les plus forts des chiens et le meilleurs de la nourriture et nous avons pris la piste, Passuk, Long Jeff et moi.
Eh bien, vous avez déjà tous tracé votre piste en traîneau dans la neige vierge et vous n’êtes pas aussi sans connaître les dangers des fleuves, donc je ne m’étendrais pas. Si certains jours nous arrivions à parcourir trente miles cela tournait plus souvent autour de 10. Le meilleur de la nourriture ne pesait pas lourd et nous avons dû restreindre les portions dès le début. De même, les plus forts des chiens n’étaient pas vaillants et nous avons dû peiner avant de les remettre sur les pattes. À White river, nous avons perdu un équipage sur les trois que nous avions, alors que nous n’avions parcouru que 200 miles. Mais rien n’a été perdu, les chiens qui avaient quitté la piste sont aller dans le ventre des autres.
“Pas un signe de vie, pas une fumée, avant que nous n’ayons pu rejoindre Pelly. j’avais compté y trouver des vivres et y déposer Long Jeff, qui ne cessait de se plaindre de la piste mais les poumons du chef de comptoir sifflaient et ses yeux étaient brillants. Il nous a montré son garde mangé et celui du missionnaire vide, ainsi que sa sépulture de ce dernier protéger des chiens sous un tas de pierres empilées. Il y avait quelques indiens, mais parmi eux, aucun bébés, ni aucun homme âgés. Il était clair que peu d’entre eux ne reverraient le printemps.
Alors nous avons repris la piste avec l’estomac vide et le cœur lourd avec un demi-millier de miles à parcourir dans la neige et le silence entre nous et la mission Haines jusqu’à la mer. La nuit polaire était à son apogée et à midi le soleil ne pouvait même pas dégager la ligne d’horizon au sud. Heureusement, les congères encombraient moins la piste et j’ai poussé les chiens pour parcourir le plus de distance possible pendant la journée. Comme je l’ai dit à Forty miles, chaque pouce devait être gagné en raquettes et les chaussures finissaient par blesser nos pieds qui craquelaient jusqu’à former une croûte et ne guérissaient jamais. Chaque jour, ces plaies devenaient de plus en plus douloureuses et chaque matin, lorsque nous mettions les chaussures, Long Jeff pleurait comme un enfant. Je l’ai placé devant le traîneau le plus léger afin qu’il puisse damer la piste avec ses raquettes, mais au bout d’un moment, il a préféré les retirer et à cause de ça , ses mocassins ont fait de grands trous qui ont fatigués encore plus les chiens, déjà exsangues. Après l’avoir réprimandé, il a promis de ne pas recommencer mais il n’a pas tenu parole. Alors pour soulager les chiens, je n’ai pas eu d’autres choix que d’utiliser mon fouet pour l’obliger à obtempérer. Il portait bien en lui la veine de graisse car il supportait la douleur autant qu’un enfant.
“Mais, revenons à Passuk. Tandis que l’homme était couché près du feu et pleurait, elle préparait à manger et elle m’aidait à équiper les traîneaux le matin et à les dételer le soir. Et elle a sauvé les chiens. Elle était toujours à l’avant avec les raquettes aux pieds pour damer la piste. Passuk… Comment dire? Je considérais comme allant de soi qu’elle fasse ces choses et je ne cherchais pas à en savoir plus car mon esprit avait d’autres préoccupations et en outre, j’étais encore jeune et je ne connaissais pas bien les femmes. C’est seulement en regardant en arrière que j’ai pu comprendre. ” Les chiens n’avaient presque plus de force en eux mais l’homme ne faisait plus rien, il demeurait à l’arrière du traîneau pour ne pas avoir à ouvrir la piste. Passuk a dit qu’elle prendrait sa place, donc il n’avait plus rien à faire. Le matin, je lui donnais sa part de nourriture et je le laissais partir devant tout seul. Alors la femme et moi on levait le camp, après avoir chargé les traîneaux et attacher les chiens. À midi, alors que le soleil nous éclairait à peine, nous rattrapions l’homme, et lorsque nous le dépassions, nous pouvions voir des larmes gelées sur ses joues. Et le soir après avoir installer le camp, on lui mettait de côté sa part de nourriture et on étendait ses fourrures pour la nuit. À cet effet, nous faisions un grand feu pour qu’il puisse nous retrouver. Il arrivait en boitant des heures plus tard et avalait sa portion de nourriture en gémissant avant de s’endormir. L’homme n’était pas malade, il était seulement éreinté par la piste et épuisé à cause de la faim. Et il en était de même pour Passuk et moi aussi mais nous faisions tout le travail et lui aucun. Mais il avait cette veine de graisse dont notre Frère Bettles a parlé. De plus, nous donnions toujours à l’homme sa part de nourriture.
“Alors, un jour nous avons rencontré deux fantômes qui marchaient dans le silence. Il y avait un homme et un garçon, des blancs. La glace était ouverte sur le lac le Barge et ils avaient perdu l’essentiel de leur équipement et ils n’avaient, chacun, plus qu’une seule couverture sur leurs épaules. Le soir, il faisait un feu et restait à côté pour tenir jusqu’au matin. Ils leur restaient un peu de farine qu’ils mélangeaient à de l’eau chaude qu’ils buvaient. L’homme m’a montré tout ce qu’il leur restait, huit tasses de farine, et deux cents miles les séparaient encore de Pelly, touchée par la famine. Ils ont dit, aussi, qu’il y avait un indien qui était resté derrière parce qu’il avait du mal à suivre mais qu’ils avaient partagé la nourriture. Mais, je savais qu’il mentait, car sinon l’indien aurait été avec eux. Je ne pouvais leur donner aucune nourriture et ils ont tenté de voler un chien, celui qui paraissait le moins squelettique et je leur ai braqué mon pistolet sous leur nez et ils sont partis, en chancelant affaiblis et ivres de fatigue, dans le silence, en direction de Pelly.
“À présent, il ne me restait plus qu’un traîneau et trois chiens qui n’avaient plus que la peau sur les os. On dit que lorsqu’il ne reste presque plus de bois, la maison se refroidit et il en allait de même pour nous. Avec rien à avaler les morsures du froid étaient tranchantes et nos visages étaient tellement noirs et gelés que nos propres mères ne nous auraient pas reconnus. Et nos pieds étaient très douloureux. Le matin, quand je reprenais la piste, je faisais des efforts afin de ne pas crier tellement les raquettes me faisaient mal. Passuk n’a jamais ouvert les lèvres et elle se plaçait devant pour ouvrir la piste pendant que l’homme hurlait.
“Le courant avait érodé la glace au-dessous des rapides de Thirty miles et il y avait beaucoup de crevasses et de trous ouverts sur l’eau. Le matin, l’homme prenait un peu d’avance. Un jour, nous nous sommes tombé sur lui alors qu’il se reposait, mais nous étions séparés par une étendue d’eau . Il avait pu la contourner par un passage qui semblait trop étroit pour un traîneau. Nous avons fini par trouver un pont de glace. Passuk qui était la moins lourde est passée devant avec une longue perche dans les mains comme une équilibriste au cas où glace aurait rompu et elle a réussi à passer puis elle a appelé les chiens. Mais comme ils n’avaient ni perche et ni raquettes la glace à rompue et ils furent emportés par le courant. Je me suis accroché au traîneau jusqu’à ce que les harnais cèdent et que les chiens disparaissent sous la glace. J’avais pensé qu’il aurait pu nous nourrir pendant une semaine même s’il n’avait plus que la peau sur les os. À présent, il ne fallait plus y penser. « Le lendemain matin j’ai divisé le peu de nourriture qui nous restait en trois parts égales. Et j’ai proposé à long Jeff de marcher séparément s’il le souhaitait car nous allions voyager vite et léger. Mais il a protesté et s’est apitoyé sur son sort et ses pieds écorchés et m’a accusé de remettre en cause les règles de camaraderie. Après inspection, nous nous sommes rendu compte, Passuk et moi, que nos pieds étaient encore plus meurtris à force de marcher devant les chiens. Long Jeff a juré qu’il préférait mourir plutôt que de reprendre la piste, alors Passuk a pris un pardessus en fourrure et moi une gamelle et une hache et nous nous sommes préparé à partir mais après avoir regardé la ration de l’homme, elle a dit :
” Pourquoi gaspiller de la bonne nourriture pour ce bébé ? Il vaudrait mieux qu’il soit mort !”
J’ai dit non d’un mouvement de tête en lui expliquant qu’on ne lâche jamais un camarade. Alors elle a parlé des hommes de forty miles; qu’ils étaient nombreux et braves; et qui comptaient sur moi pour avoir de la nourriture au printemps. Mais comme je n’étais toujours pas d’accord avec elle, elle a saisi le pistolet de ma ceinture en un éclair, et comme notre frère Bettles le dit si bien, Long Jeff est allé rejoindre le sein d’Abraham avant l’heure. J’ai aussitôt réprimandé Passuk qui ne semblait ressentir aucune animosité ni regret . Mais au fond de moi, je savais qu’elle avait raison. “
Sitka Charley fit une pause et jeta à nouveau des morceaux de glace dans la battée sur le poêle; les hommes restaient silencieux et un frisson leurs parcouru le dos quand ils entendirent les longs hurlements des chiens dans le froid glacial.
“Tous les jours, nous pouvions retrouver, Passuk et moi, le lieu ou les deux fantômes avaient passé la nuit dans la neige et cela nous donnait une motivation supplémentaire d’atteindre l’eau salée. Alors nous avons rencontré l’indien, comme s’il s’agissait d’un autre fantôme, avec son regard tourné vers Pelly.
Il nous expliqua que l’homme et le garçon lui avaient laissé très peu de nourriture, et il n’avait plus de farine depuis trois jours. Chaque soir, il n’avait pas d’autre choix que de faire bouillir les morceaux de ses mocassins dans une tasse pour les manger et il ne lui en restait plus beaucoup aux pieds. c’était un Indien de la Côte et Passuk, pouvait le comprendre, car elle parlait sa langue. Il ne connaissait pas bien les pistes du Yukon, car il était étranger et il souhaitait rejoindre Pelly. À quelle distance était-il? Deux nuits? Dix? Cent ? il ne savait pas, mais c’était son seul but. Il était maintenant trop tard pour reculer; il n’avait plus le choix. « Il ne nous a rien demandé, car il devait voir que nous manquions nous aussi de nourriture. Passuk m’a regardé, puis à regarder l’homme comme si son cœur était déchiré, comme une perdrix dont les petits sont en danger . Aussi, je me suis tourné vers elle et je lui ai dit : ” Cet homme a été traité injustement. Est-ce que je dois lui donner une partie de notre nourriture? » Il m’a semblé voir brusquement un éclair dans ses yeux ; elle a réfléchi longtemps et après que ses lèvres se soient serrées, elle a dit d’un ton ferme :
« Non. Nous ne savons pas à quelle distance nous sommes de l’eau salée et la mort nous guette encore. Mieux vaut qu’elle prenne cet étranger et qu’elle laisse mon homme Charley »
Alors l’homme est parti dans le silence en suivant la direction de Pelly. Cette nuit Passuk a pleuré et c’était la première fois que je la voyais dans cet état et ce n’était pas à cause de la fumée du feu, car le bois était sec. Je n’avais pas imaginez-la voir pleurer un jour et j’ai pensé qu’elle n’en pouvait plus de supporter la piste et la douleur.
“La Vie est une chose étrange, j’y ai longuement réfléchi et cherché à éclaircir à maintes reprises ce mystère, cependant j’ai le sentiment qu’il s’épaissit jour après jour . Pourquoi cet amour pour la Vie ? C’est un jeu auquel personne aucun homme ne peut gagner. Vivre c’est lutter et souffrir, jusqu’à ce que le poids des années insidieux s’abattent sur nous et que nous laissions finalement tomber nos mains sur les cendres froides de feux éteints. La vie est dure. c’est dans la douleur que l’enfant prend son premier souffle, dans la douleur que les vieillards rendent leur dernier souffle et chaque jour apportent son lot de souffrance et de peine; pourtant l’homme avance les bras ouverts vers la mort, trébuchant, tombant, avec les souvenirs du passé à l’esprit jusqu’au dernier instant. Et la mort est douce. C’est seulement la Vie, et les choses de la Vie qui nous font du mal. Et malgré tout, nous aimons la vie et détestons la mort . Comme c’est étrange.
“Nous avons parlé peu, Passuk et moi, les jours suivants. À la nuit, nous nous allongions dans la neige comme des morts-vivants et au matin nous reprenions la piste comme des automates et toutes les choses semblaient mortes. Il n’y avait ni perdrix, ni écureuil, ni aucun lapin, rien. Il était impossible de deviner la rivière sous le manteau neigeux ; même la sève des arbres semblait gelée et il s’est mis à faire encore plus froid et pendant la nuit, les étoiles brillaient de mille feux et semblaient très proches de nous et le jour l’astre solaire semblait se dédoubler en une myriade de soleils. Les flocons de neige présents dans l’air ambiant scintillaient comme des cristaux de diamant et il n’y avait ni chaleur, ni bruit, seulement le froid glacial et le silence. Comme je le disais, nous marchions comme des morts-vivants, comme dans un rêve et nous avions perdu toute notion du temps. Tout notre être était tourné vers l’eau salée. Nous avons campé tout près du Tahkeena sans le savoir. Nos yeux ont vu White horse, sans le réaliser. Nos pieds ont suivi le portage du canyon, sans le voir. Et il nous semblait ne plus rien ressentir. Et à présent, nous tombions l’un après l’autre sur la piste, avec le regard inexorablement tourné vers l’eau salée.
“Nous arrivions à la fin des provisions et avec Passuk nous avons partagé le peu qu’il nous restait, mais elle tombait plus souvent que moi et à Caribou Crossing ses forces on finit par l’abandonner peu à peu. Le matin nous nous sommes couchés sous la couverture de fourrures et nous n’avions plus assez de force pour reprendre la piste. Je m’étais résolu à rester là et accepter la mort en tenant la main de Passuk; car j’avais changé et j’avais appris ce qu’était l’amour d’une femme. De plus, le sommet du grand Chilkoot balayée par des vents violents, se tenait dressé au-dessus de la forêt et quatre-vingts miles nous séparaient encore de la mission Haines. Passuk s’est mis à me parler à voix basse et il m’a fallu coller mon oreille contre ses lèvres pour pouvoir l’entendre. Et maintenant, alors qu’elle ne craignait plus ma colère, elle a ouvert son cœur et m’a dit son amour et beaucoup d’autres choses que je n’avais pas pu comprendre.
” Enfin elle me dit: « Tu es mon homme, Charley et j’ai été une bonne compagne pour toi. Chaque jour, j’ai fait ton feu et ton repas, nourri les chiens, manié la pagaie ou tracé la piste. Jamais je ne me suis plainte. Jamais non plus je ne t’ai dit qu’il faisait plus chaud dans la hutte de mon père ou qu’il y avait plus de nourriture sur le Chilkat. Quand tu parles, j’écoute. Quand tu ordonnes, j’obéis. N’est-ce pas la vérité, Charley ?
J’ai répondu: ” Oui, c’est vrai. » Et elle a dit: « Quand tu es venu à Chilkat, tu m’as acheté et tu m’as emmené sans me regarder, comme un homme achète un chien. Mon coeur était dur, plein de crainte et de rancœur contre toi, mais c’était il y a longtemps déjà. Tu m’as respecté, Charley, tu as été juste. Pourtant, il n’y avait toujours pas plus de place pour moi dans ton cœur que dans celui d’un homme pour son chien.
Je t’ai toujours suivi quand tu as mené de grandes expéditions et pris des risques. J’ai pu t’observer parmi des hommes d’autres races. J’ai vu qu’ils respectaient ta parole comme celle d’un sage. Et je suis devenue fière de toi, au point que tu as fini par occuper entièrement mon cœur et mes pensées. Tu étais comme le soleil du milieu de l’été, dont le sillage illumine le ciel sans jamais le quitter. Partout où mes yeux se tournaient je voyais la lumière. Mais ton cœur était toujours froid, Charley et il n’y avait pas de place pour moi. »
– Alors j’ai dit : « C’est la vérité mon cœur était froid, et n’avait pas de place pour toi. Mais, c’est du passé. Maintenant mon cœur est comme la neige au printemps, quand le soleil transforme la glace en rivière, et que la végétation réapparaît. Maintenant, on peut entendre la parade des perdrix, le chant des merles, et la grande musique de la nature car l’hiver est vaincu, Passuk, et j’ai enfin appris ce qu’est l’amour d’une femme. »
« Elle sourit et changea de position afin que je la tienne contre moi. Et elle dit : « Je suis heureuse » Après cela, elle resta silencieuse pendant un long moment, respirant doucement, la tête sur ma poitrine. Puis elle chuchota :
« La piste se termine ici pour moi, car je suis fatiguée. Mais avant, je voudrais te dire quelque chose. Il y a longtemps, quand j’étais encore petite fille sur le Chilkat, je jouais parmi les fourrures et les peaux dans la hutte de mon père pendant que les hommes étaient partis à la chasse, que les femmes et les garçons étaient occupés à ramener la viande. C’était le printemps, et j’étais restée toute seule. Soudain, un grand ours brun, à peine réveillé du sommeil de l’hiver, affamé, avec seulement la peau sur les os, a passé sa tête dans la hutte en grognant. Au même moment, mon frère revenait de la chasse avec le premier traîneau. Sans réfléchir, il combattit l’ours avec des bâtons brûlants tirés du feu, et les chiens encore attelés au traîneau se jetèrent sur l’animal. Le combat fut terrible et fit beaucoup de bruit. Ils roulèrent dans le feu, les peaux volaient dans tous les sens, la hutte fut toute retournée. Mais mon frère réussit à avoir raison de l’animal malgré les traces de ses griffes sur son visage ; plusieurs de ses doigts étaient restés dans la gueule de l’ours. As-tu remarqué la main de l’Indien que nous avons croisé quand il a retiré ses moufles pour se les réchauffer au feu ? C’était mon frère. Et je l’ai laissé partir dans le silence alors qu’il mourrait de faim ».
« Voilà, mes frères, ce qu’était l’amour de Passuk, qui mourrait dans la neige, près de Caribou crossing. C’était un amour profond, car elle avait condamné son frère pour sauver l’homme qui l’avait mené sur des pistes sans fin jusqu’à la mort . Et, en outre, son amour était si grand, qu’elle s’est sacrifiée. Avant que ses yeux ne se ferment pour la dernière fois, elle a pris ma main et l’a glissée à sa taille sous son parka en peau d’écureuil et ses yeux se sont fermés . J’ai senti un sac rempli et j’ai compris du même coup les raisons de sa fatigue. Jour après jour, nous avions partagé équitablement, jusqu’à la moindre portion et jour après jour, elle n’avait mangé que la moitié de sa part et elle avait mis l’autre moitié dans le petit sac jusqu’à ce jour.
Puis elle dit:
«C’est la fin du chemin pour Passuk ; mais le tien, Charley, continue encore et encore, au-delà du grand Chilkoot, jusqu’à la mission Haines et la mer. Il te conduira à la lumière de nombreux soleils, sur des terres vierges et des eaux inconnues, pendant de longues années pleines d’honneurs et de gloire. Il te conduira jusqu’aux cabanes de nombreuses femmes, des femmes de cœur aussi. Mais jamais il ne te mènera à un plus grand amour que l’amour de Passuk».
Et je savais que la femme disait vrai. Et j’avais le sentiment de perdre la raison brusquement, j’ai jeté la pochette loin de moi, en jurant que mon chemin s’arrêtait ici aussi, jusqu’à ce que ses yeux fatigués fondent en larmes, et qu’elle dise :
«Parmi les hommes, Sitka Charley s’est tenu avec honneur et sa parole n’a jamais failli. Comment peut-il oublier cet honneur maintenant et dire de telles paroles près de Caribou Crossing ? Ne se souvient-il plus des hommes de Forty Mile, qui lui ont donné le meilleur de leur nourriture et l’élite de leurs chiens ? Passuk n’a jamais eu honte de son homme. Qu’il se relève, chausse ses raquettes et continue le chemin, afin qu’elle puisse encore être fière de lui.»
« Alors, elle s’était refroidi peu à peu dans mes bras et je me suis levé et j’ai ramassé la pochette et j’ai repris la piste après avoir chaussé mes raquettes, en titubant, car mes genoux avaient du mal à me soutenir. Ma tête tournait, mes oreilles bourdonnaient et des éclairs de feu aveuglaient mes yeux. Les souvenirs oubliés de mon enfance me sont revenus. J’étais assis près des marmites pleines de la fête du Potlatch, je dansais et j’accompagnais les chants des hommes et des jeunes filles avec le grondement des tambours des morses. Et Passuk me tenait la main et à marchait à mes côtés. Si je m’endormais, elle me réveillait.
Quand je trébuchai et tombait, elle me relevait. Quand je m’égarais dans la neige épaisse, elle me ramenait sur la piste. Et, comme un homme qui perd la raison, habité par des visions étranges et dont les pensées sont semblables à l’ivresse, j’ai pu atteindre la Mission de Haines située en bord de mer. »
Sitka Charley ouvrit la tente. Il était midi. En regardant L’astre du soleil glacial, on pouvait deviner au sud, les eaux d’Henderson sur la sombre ligne d’horizon. Les reflets du soleil miroitaient de chaque côté. Une myriade de cristaux scintillait dans l’espace. Au premier plan, en bordure de la piste, un chien-loup, hérissé de givre, poussa son long museau vers le ciel et hurlait. - AuteurMessages
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