AUSTEN, Jane – Lady Susan

Accueil Forums Textes AUSTEN, Jane – Lady Susan

6 sujets de 1 à 6 (sur un total de 6)
  • Auteur
    Messages
  • #144672
    Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
    Maître des clés
      #160679
      Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
      Maître des clés

        LADY SUSAN

        Jane Austen – env. 1794 – Traduit par Vincent de l’Epine    

        LETTRE I
        De Lady Susan Vernon à Mr. Vernon
        Langford, Décembre
        Mon cher frère,
        Je ne peux pas me refuser plus longtemps le plaisir de profiter de l’aimable invitation que vous m’avez faite lorsque nous nous sommes quittés, de passer quelques semaines avec vous à Churchhill, et par conséquent, s’il vous convient à vous et à Mrs. Vernon de me recevoir à présent, j’espère pouvoir dans quelques jours être introduite auprès d’une sœur que je désire connaître depuis si longtemps. Mes chers amis ici me pressent affectueusement de prolonger mon séjour parmi eux, mais leurs joyeuses et hospitalières dispositions les entraînent trop dans le monde pour ma présente situation et mon état d’esprit ; et j’attends avec impatience l’heure où je serai admise dans votre délicieuse retraite.
        Il me tarde de faire la connaissance de vos chers petits enfants ; je serais heureuse de trouver ma place dans leur cœur. Je vais bientôt avoir besoin de toute ma force, car je suis sur le point de me séparer de ma propre fille. La longue maladie de son cher père m’a empêché de lui porter l’attention que me commandaient également le devoir et l’affection, et j’ai bonne raison de craindre que la gouvernante à qui je la confiai n’était pas à la hauteur de la tâche. Je me suis donc résignée à la placer dans l’une des meilleures écoles privées de la ville, où j’aurai la possibilité de la déposer lors de mon voyage pour vous rejoindre. Vous le voyez, je suis déterminée à ne pas me voir refuser l’entrée de Churchhill. J’éprouverais une vive douleur si j’apprenais que vous n’êtes pas en capacité de m’accueillir.
        Votre sœur très obligée et affectionnée,
        Susan Vernon.

        LETTRE II
        De Lady Susan Vernon à Mrs. Johnson
        Langford.
        Vous vous trompiez, ma chère Alicia, si vous pensiez que je demeurerais au même endroit tout le reste de l’hiver ; cela me peine de dire à quel point vous vous trompiez, car j’ai rarement passé trois mois plus agréables que ceux qui viennent juste de s’écouler. Maintenant, rien ne se passe comme je le voudrais, car les femmes de la famille se sont liguées contre moi. Vous aviez prédit ce qui arriverait lorsque je vins pour la première fois à Langford, et Mainwaring est si extraordinairement plaisant que j’avais moi-même quelque appréhension. Je me souviens m’être dit, tandis que je me dirigeais vers la maison, « J’aime cet homme, le Ciel fasse qu’aucun mal n’en résulte ! ». Mais j’étais déterminée à être discrète, à garder à l’esprit que je n’étais veuve que de quatre mois, et à rester aussi tranquille que possible : et je l’ai été, chère créature, je n’ai accepté les attentions de personne d’autre que Mainwaring. J’ai évité toute forme de flirt ; je n’ai d’ailleurs distingué aucune créature, parmi tous ceux qui fréquentaient ces lieux, si ce n’est Sir James Martin, à qui j’ai accordé quelque attention, afin de le détourner de Miss Mainwaring. Mais si le monde pouvait connaître mes motivations dans cette circonstance, j’en serais félicitée. On m’a appelée une mère indigne, mais ce fut justement l’impulsion sacrée de l’affection maternelle, l’intérêt de ma fille qui me guidèrent, et si cette fille n’était pas la plus nigaude du monde, j’aurais été payée de mes efforts comme j’aurais dû l’être.
        Sir James me fit des propositions pour Frederica ; mais Frederica, qui est née pour être le tourment de ma vie, a choisi de s’élever si violemment contre cette union, que j’ai jugé préférable d’abandonner cette combinaison pour l’instant. Je me suis plus d’une fois repentie de ne pas l’avoir épousé moi-même, et s’il était ne serait-ce qu’un peu moins lamentablement faible, j’aurais certainement dû le faire. Mais je dois avouer que je suis plutôt romantique dans ces questions, et les seules richesses ne sauraient me satisfaire.
        Les conséquences de tout ceci sont désastreuses : Sir James est parti, Maria est tout à fait furieuse, et Mrs. Mainwaring insupportablement jalouse, tellement jalouse en fait, et tellement en rage contre moi, que je ne serais pas surprise que dans l’excès de sa colère, elle en appelle à son tuteur, si elle avait la liberté de s’adresser à lui. Mais votre mari reste mon ami, et l’action la plus touchante et la plus aimable de sa vie fut bien de la rejeter pour toujours le jour de son mariage. Entretenez donc son ressentiment, je vous le demande. Nous voici maintenant dans une mauvaise situation ; jamais maison ne fut plus bouleversée ; tout le monde est en guerre, et Mainwaring ose à peine me parler. Il est temps pour moi de partir ; je me suis donc décidée à les quitter, et passerai, je l’espère, une agréable journée avec vous en ville dans la semaine qui vient. Si je suis aussi peu que jamais en faveur auprès de Mr. Johnson, vous devez venir me retrouver au 10, Wigmore Street ; mais j’espère que ce ne sera pas nécessaire, car Mr. Johnson, malgré toutes ses fautes, est un homme qu’on qualifie toujours de ce grand mot de « respectable ». Et comme on me sait tellement intime avec sa femme, il serait inconvenant pour lui de me mépriser.
        Je passe par Londres pour me rendre à cette insupportable destination, ce village de campagne, car je vais réellement à Churchhill. Pardonnez-moi, ma chère amie, c’est là ma dernière ressource. S’il y avait un quelconque endroit en Angleterre qui me fut ouvert, je le préfèrerais. Je n’ai qu’aversion pour Charles Vernon, et j’ai peur de sa femme. Je resterai cependant à Churchhill, jusqu’à ce que je trouve mieux. Ma jeune fille m’accompagne en ville, où je vais la remettre aux bons soins de Miss Summers, de Wigmore Street, jusqu’à ce qu’elle devienne un peu plus raisonnable. Elle y fera de bonnes rencontres, car les filles y sont toutes de bonne famille. La dépense est immense, et bien au-delà de ce que je peux espérer réussir à payer.
        Adieu, je vous envoie un mot dès que j’arrive en ville.
        Toujours à vous,
        Susan Vernon.

        LETTRE III
        De Mrs. Vernon à Lady De Courcy
        Chruchhill.
        Ma chère mère,
        Je suis vraiment désolée de devoir vous dire que nous ne serons pas en mesure de tenir notre promesse de passer Noël avec vous ; et nous sommes privés de cette joie par une circonstance qui n’est pas susceptible de nous offrir la moindre consolation. Lady Susan, dans une lettre à son beau-frère, a déclaré son intention de nous rendre visite très prochainement, et comme une telle visite est très probablement une question de commodité, il est impossible de prévoir sa durée. Je n’étais en aucune façon préparée à un tel évènement, et ne puis pour l’instant expliquer la conduite de Milady. Langford semblait être pour elle le meilleur endroit à tous points de vue, aussi bien pour le style de vie élégant et dispendieux qui y règne, que pour son attachement particulier à Mr. Mainwaring. J’étais donc très loin de m’attendre à recevoir un tel honneur de façon aussi précipitée, bien que j’aie toujours pensé, au vu de son amitié croissante pour nous depuis la mort de son mari, que nous serions bien forcés de la recevoir un jour ou l’autre.
        Je crois que Mr. Vernon a été beaucoup trop amical avec elle quand il était dans le Staffordshire ; le comportement de Lady Susan envers lui, indépendamment de son caractère en général, a été si inexcusablement artificieux et sans cœur depuis les prémices de notre mariage, que seule une personne aussi douce et aimable que lui aurait pu l’ignorer. Et si en tant que veuve de son frère, il était approprié que mon mari lui vienne en aide financièrement dans une certaine mesure, je ne peux m’empêcher de penser qu’il était inutile de la convier avec tant d’insistance à  venir nous rendre visite à Churchhill.  Mais Mr. Vernon est comme toujours disposé à voir le meilleur côté de chacun. Il a  suffi pour qu’il adoucisse son cœur et ait confiance en sa sincérité, qu’elle multiplie les démonstrations de chagrin et de regret, et qu’elle déclare qu’elle serait dorénavant plus prudente. Mais pour ma part, je ne suis toujours pas convaincue. Milady a beau être très persuasive dans sa lettre, je ne pourrai pas me faire une opinion tant que je n’aurai pas compris les véritables raisons pour lesquelles elle vient nous rendre visite. Vous comprendrez donc, ma chère madame, avec quels sentiments j’attends son arrivée. Elle va avoir l’occasion de développer tous ces pouvoirs de séduction pour lesquels elle est réputée, afin de gagner ma considération, et je vais certainement m’efforcer de me protéger contre leur influence, s’ils ne s’accompagnent pas de quelque chose de plus substantiel. Elle exprime le plus vif désir de faire ma connaissance, et mentionne avec grâce mes enfants, mais je ne suis pas assez faible pour penser qu’une femme qui s’est comportée avec négligence, sinon avec méchanceté envers sa propre enfant, pourrait s’attacher à l’un des miens. Sa fille Miss Vernon va être placée dans une école de Londres avant que sa mère ne vienne chez nous, ce dont je suis heureuse, à la fois pour elle et pour moi.  Cela ne peut que lui profiter d’être séparée de sa mère, et une fille de seize ans qui a reçu une aussi déplorable éducation ne pourrait pas être une compagne très souhaitable ici. Reginald désire depuis longtemps, je le sais, voir la captivante Lady Susan, et il devrait nous rejoindre bientôt. Je suis heureuse d’entendre que mon père va bien, et je suis, avec mes meilleurs sentiments, etc.
        Catherine Vernon.
        LETTRE IV
        De Reginald De Courcy à Mrs. Vernon
        Parklands.
        Ma chère sœur, je vous félicite vous et Mr. Vernon d’être sur le point de recevoir dans votre famille la coquette la plus accomplie d’Angleterre. On m’a toujours invité à la considérer comme une charmeuse très distinguée, mais il m’est arrivé dernièrement d’entendre quelques détails de sa conduite à Langford, qui prouvent qu’elle ne se limite pas à cette sorte de flirts anodins qui convient à la plupart des gens, mais aspire à la satisfaction plus grande de rendre toute une famille malheureuse. Par son comportement envers Mr. Mainwaring, elle a rendu son épouse jalouse et misérable, et par ses attentions envers un jeune homme auparavant attaché à la sœur de Mr. Mainwaring, elle a privé une aimable jeune fille de son amoureux.
        J’ai appris tout cela de Mr. Smith, qui est maintenant dans le voisinage (j’ai dîné avec lui chez Hurst et Wilford) ; il revenait justement de Langford où il a passé une quinzaine avec Milady, et est donc bien placé pour rendre compte de ces faits.
        Quelle femme ce doit être ! Je suis impatient de la voir, et je vais certainement accepter votre aimable invitation. Je pourrai ainsi me faire une idée de ces pouvoirs ensorcelants qui ont su  attirer en même temps, et dans la même demeure,  l’affection de deux hommes, dont aucun n’avait la liberté de l’accorder – et tout cela sans même les charmes de la jeunesse ! Je suis heureux que Miss Vernon n’accompagne pas sa mère à Churchhill, car elle n’a rien pour la recommander, pas même ses manières, et si j’en crois Mr. Smith, elle est aussi fière qu’insipide. Quand la fierté et la stupidité s’unissent, il ne peut y avoir de dissimulation vraiment remarquable, et Miss Vernon devrait être condamnée à être perpétuellement ignorée. Mais d’après ce que je sais, Lady Susan possède des talents pour la tromperie et la séduction qui doivent être plaisants à observer et à détecter. Je serai avec vous très bientôt, et suis toujours, votre frère affectionné,
        Reginald De Courcy.
        LETTRE V
        De Lady Susan Vernon à Mrs. Johnson
        Churchhill.
        J’ai reçu votre mot, ma chère Alicia, juste avant de quitter la ville, et je me réjouis que Mr. Johnson ne suspecte rien de votre engagement d’hier soir. Il est sans nul doute préférable de le tromper complètement, et comme il est borné, il doit être trompé. Je suis arrivée ici sans encombre, et n’ai aucune raison de me plaindre de l’accueil de Mr. Vernon, mais je le confesse, je ne suis pas aussi satisfait du comportement de son épouse. Elle est très bien élevée, vraiment, et a l’air d’une femme à la mode, mais ses manières ne sont pas pour me persuader qu’elle est prédisposée en ma faveur. Je voulais qu’elle soit ravie de me voir, j’étais aussi aimable que possible en cette occasion, mais ce fut en vain. Elle ne m’aime pas. En vérité, si l’on considère que je me suis donné beaucoup de mal pour que mon beau-frère ne l’épouse pas, ce manque de cordialité n’est pas très surprenant, et pourtant cela révèle un esprit intolérant et vindicatif que de me reprocher un projet qui a été le mien il y a six ans, et qui finalement n’a même pas réussi.
        Il m’arrive de me reprocher de ne pas avoir laissé Charles acheter Vernon Castle, quand nous fûmes obligés de le vendre, mais les circonstances étaient alors difficiles, tout particulièrement parce que la vente se déroula au moment même de son mariage. Tout le monde devrait comprendre la délicatesse de sentiments de mon époux qui ne pouvait, au prix de sa dignité, admettre que son frère cadet prît possession du domaine familial. Si les choses avaient pu être arrangées de façon à ce que nous n’ayons pas à quitter le château, si nous avions pu vivre avec Charles en le gardant célibataire, il ne me serait pas venu à l’esprit de persuader mon époux de vendre ailleurs. Mais Charles était sur le point d’épouser Miss de Courcy, et les faits m’ont donné raison. Maintenant qu’il y a des enfants en abondance, quel bénéfice aurais-je pu tirer de l’achat de Vernon Castle par Charles ? Le fait que je l’aie empêché a peut-être donné à sa femme une impression défavorable, mais quand il y a une prédisposition à ne pas aimer, les motifs ne manquent jamais, et en ce qui concerne l’argent, cela ne l’a pas dissuadé de se montrer utile envers moi. J’ai vraiment de l’affection pour lui ; il est tellement facile de le manœuvrer !
        La maison est très bien, le mobilier confortable, et tout y respire l’opulence et l’élégance. Charles est très riche j’en suis sûre. Quand un homme s’est fait un nom dans la banque, il roule sur l’or, mais il ne sait pas quoi en faire, a peu de compagnie, et ne va à Londres que pour affaires. Montrons-nous aussi sotte que possible. Je veux dire pour gagner le cœur de ma belle-sœur à travers ses enfants ; je connais déjà tous leurs prénoms, et je vais m’attacher avec la plus grande sensibilité à l’un d’entre eux en particulier, le jeune Frédéric, que je prends sur mes genoux et qui me fait pousser des soupirs à chaque évocation de son cher oncle.
        Pauvre Mainwaring ! Je n’ai pas besoin de vous dire à quel point il me manque, à quel point il ne quitte jamais mes pensées. J’ai trouvé une lettre lugubre de lui à mon arrivée ici, pleine de complaintes à propos de sa femme et de sa sœur, et de lamentations sur la cruauté de son destin. Aux Vernon, j’ai présenté sa lettre comme venant de sa femme, et quand je lui écrirai à lui, cela devra être sous votre couvert.
        Eternellement vôtre,
        Susan Vernon.
        LETTRE VI
        De Mrs. Vernon à Mr. De Courcy
        Churchhill.
        Eh bien, mon cher Reginald, j’ai vu cette dangereuse créature, et je dois vous en faire la description, même si j’espère que vous pourrez bientôt vous faire votre propre jugement. Elle est vraiment extrêmement jolie ; et bien que vous puissiez sans nul doute mettre en question le charme d’une Lady qui n’est plus toute jeune, je dois, pour ma part, dire que j’ai rarement vu une femme aussi charmante que Lady Susan. Son teint est délicatement clair, avec de beaux yeux gris et des cils noirs, et à en juger par son apparence, personne ne lui donnerait plus de vingt-cinq ans, bien qu’elle doive en réalité en avoir dix de plus. Je n’avais certes pas de prédisposition à l’admirer, même si j’avais entendu dire qu’elle était belle, mais je ne peux m’empêcher de trouver qu’elle allie d’une façon peu commune la beauté des proportions, l’éclat et la grâce. Son attitude à mon égard a été tellement douce, franche et même affectueuse, que, si je n’avais pas su qu’elle m’avait toujours détesté pour avoir épousé Mr. Vernon, et que nous ne nous étions jamais rencontrées, j’aurais pu la croire une amie sincère. On est porté, je crois, à associer un comportement assuré à de la coquetterie, et l’on s’attend à ce qu’une personne impudente s’adresse à vous d’une façon impudente ; tout au moins je m’étais préparée à trouver en Lady Susan une confiance en soi déplacée, mais son comportement reste très doux, et sa voix et ses manières très agréables. Je suis désolée qu’il en soit ainsi, mais de quoi peut-il s’agir sinon d’une tromperie ? Malheureusement, on ne la connaît que trop bien.
        Elle est intelligente et agréable ; sa culture lui permet une conversation aisée, et elle parle très bien, maniant habilement les mots, mais souvent, je le crains, pour faire prendre le blanc pour du noir. Elle m’a déjà presque persuadée qu’elle était tendrement attachée à sa fille, moi qui ai longtemps été convaincue du contraire. Elle parle d’elle avec tant de douceur et d’anxiété, se lamentant si amèrement des carences de son éducation, qu’elle se représente cependant comme totalement inévitables, que je dois, pour parvenir à ne pas la croire, me forcer à me souvenir du nombre de printemps que Sa grâce a passés en ville, tandis que sa fille restait en Staffordshire aux bon soins des servantes, ou au mieux d’une gouvernante.
        Si ses manières ont une telle influence sur mon cœur pourtant prévenu, vous pouvez vous imaginer quel pouvoir elles ont sur le tempérament facile de Mr. Vernon. J’aimerais pouvoir comme lui me convaincre que c’était véritablement son choix de quitter Langford pour Churchhill. Si elle n’était pas restée là-bas des mois avant de découvrir que la façon de vivre de son amie ne convenait pas à sa situation ou à ses sentiments, j’aurais pu croire que le chagrin éprouvé à l’occasion de la perte d’un époux tel que Mr. Vernon, envers lequel elle n’avait pas toujours eu un comportement irréprochable, aurait pu la conduire à chercher à se retirer du monde. Mais je ne peux pas oublier la durée de son séjour chez les Mainwaring, et quand je pense à la différence entre la vie qu’elle menait chez eux et sa vie parmi nous, je ne peux que supposer que seul le désir d’asseoir sa réputation en suivant, certes bien tard, le chemin de la vertu, a pu la conduire à quitter une famille où elle se trouvait en réalité parfaitement heureuse. L’histoire de votre ami Mr. Smith, ne peut être tout à fait exacte, car elle correspond régulièrement avec Mrs. Mainwaring. Ou tout au moins, cette histoire doit être exagérée. Il est presque impossible d’imaginer qu’elle ait pu abuser aussi grossièrement deux hommes en même temps.
        Bien à vous, etc.
        Catherine Vernon.
        LETTRE VII
        De Lady Susan Vernon à Mrs. Johnson
        Churchhill.
        Ma chère Alicia, vous êtes vraiment trop bonne de vous soucier de Frederica, et je vous en suis reconnaissante comme d’une preuve de votre amitié ; mais comme je ne peux pas avoir le moindre doute sur la chaleur de cette amitié, je suis loin d’exiger de vous un tel sacrifice. C’est une fille stupide, et elle n’a rien pour elle. Je ne voudrais donc surtout pas, pour ma part, vous faire perdre un instant de votre précieux temps en l’envoyant à Edward Street, d’autant que chaque visite serait prise sur le temps consacré au grand projet de son éducation, à laquelle je suis très vigilante tant qu’elle demeure chez Miss Summer.
        Je veux qu’elle soit capable de jouer et de chanter avec quelque bon goût et suffisamment d’assurance, puisqu’elle a mes bras et mes mains, et une voix acceptable. En ce qui me concerne, j’ai été tellement gâtée dans mes jeunes années, que je n’ai jamais eu à me soucier de quoi que ce soit, et ne suis en conséquence pas aussi accomplie que doit l’être une jolie femme. Non pas que je défende la mode actuelle qui veut qu’on doive acquérir une connaissance parfaite de tous les langages, de tous les arts et de toutes les sciences. C’est gaspiller son temps que de chercher à maîtriser le français, l’italien, et l’allemand : la musique, le chant et le dessin vaudront à une femme quelques succès, mais n’ajouteront pas un seul prétendant à sa liste – la grâce et les manières, après tout, voilà le plus important. Je veux donc dire que Frederica ne devrait pas apprendre plus que ce qui est superficiel, et je me réjouis du fait qu’elle ne pourra pas rester suffisamment de temps à l’école pour approfondir quoi que ce soit. J’ai bon espoir de la voir mariée à Sir James dans un an. Vous savez sur quoi je fonde cet espoir, et c’est certainement un fondement raisonnable, car l’école doit être très humiliante pour une jeune fille de l’âge de Frederica.  Et à propos, vous feriez justement bien de ne plus l’inviter, car je voudrais que sa situation soit aussi déplaisante que possible. Je suis sûre de Sir James, et un seul mot de moi suffira pour lui faire renouveler sa proposition. Je vous demanderai toutefois, d’ici là, de veiller à ce qu’il ne forme pas d’autre attachement quand il viendra en ville. Invitez-le chez vous à l’occasion, et parlez-lui de Frederica, afin qu’il ne l’oublie pas. Par-dessus tout, je me félicite de mon comportement dans cette affaire, et y vois un modèle de circonspection et de tendresse. Certaines mères auraient insisté pour que leur fille accepte une si belle offre à la première occasion, mais je ne pouvais me résoudre à forcer Frederica à accepter un mariage contre lequel son cœur se révoltait, et plutôt que d’adopter une mesure aussi extrême, j’ai préféré lui proposer de faire son propre choix, en lui rendant la vie aussi inconfortable que possible jusqu’à ce qu’elle l’accepte – mais assez parlé de cette fille épuisante.
        Vous devez vous demander comment je vais réussir à m’occuper ici ; en effet la première semaine était d’un insupportable ennui. Mais maintenant, je commence à m’y faire ; notre société s’est enrichie du frère de Mrs. Vernon, Reginald, un élégant jeune homme, qui me promet quelque amusement.  Il y a quelque chose en lui qui m’intéresse, une sorte d’impertinence et de familiarité que je lui apprendrai à corriger. Il est gai, et semble intelligent, et lorsque je parviendrai à lui inspirer plus de respect pour moi qu’il n’y a été préparé par les bons offices de sa sœur, il fera un agréable flirt. C’est un grand plaisir que de parvenir à dominer un esprit insolent, et d’amener à reconnaître votre supériorité une personne qui a été prévenue contre vous. J’ai déjà commencé à le déconcerter par ma calme réserve, et ce sera mon objet de toujours rabaisser l’orgueil de ces De Courcy pleins de suffisance, de convaincre Mrs. Vernon que ses conseils fraternels ont été dispensés en vain, et de persuader Reginald qu’elle m’a scandaleusement calomniée. Ce projet aura au moins le mérite de m’amuser, et m’empêchera de trop penser à cette cruelle séparation d’avec vous et tous ceux que j’aime.
        Bien à vous,
        Susan Vernon.
        LETTRE VIII
        De Mrs. Vernon à Lady De Courcy
        Churchhill.
        Ma chère mère – Vous ne devez pas espérer le retour de Reginald avant quelque temps. Il souhaite que je vous dise que le beau temps l’incite à accepter l’invitation de Mr. Vernon à prolonger son séjour dans le Sussex, afin de faire quelques parties de chasse ensemble. Il compte envoyer chercher ses chevaux immédiatement, et il est impossible de dire quand vous pourrez le revoir dans le Kent. Je ne vous cacherai pas mes sentiments sur ce changement de ses plans, ma chère mère, même si je pense que vous ne devriez pas vous en ouvrir à mon père, car l’excessive attention qu’il porte à Reginald pourrait l’alarmer au point d’affecter sérieusement sa santé et sa tranquillité d’esprit. Lady Susan est sans aucun doute parvenue, en une quinzaine de jours, à se faire aimer de mon frère. Pour être claire, je suis persuadée que le prolongement de son séjour ici au-delà du terme initialement prévu, est tout autant dû à la fascination qu’il éprouve pour elle qu’au désir de chasser avec Mr. Vernon, et bien sûr je ne tire pas de la prolongation de la visite de mon frère le plaisir que je devrais normalement en attendre. Je suis véritablement choquée des artifices de cette femme sans principes : quelle meilleure preuve pourrait-on demander de ses dangereux talents que cette perversion du jugement de Reginald, qui était pourtant à son arrivée tellement prévenu contre elle ! Dans sa dernière lettre, Reginald m’a donné  sur le comportement de Lady Susan à Langford quelques détails qu’il a obtenus d’un gentleman qui la connaît parfaitement, et en qui Reginald a toute confiance, et à vrai dire il y a là vraiment de quoi la prendre en horreur. Je suis sûre que lorsqu’il est arrivé, il voyait en elle la pire femme d’Angleterre, ne méritant ni délicatesse ni respect, et qu’il pensait qu’elle serait charmée des attentions de tout homme disposé à flirter avec elle.
        Le comportement de Lady Susan, je le reconnais, était calculé pour réfuter une telle idée ; je n’y ai pas perçu la moindre inconvenance – aucune vanité, aucune prétention, aucune légèreté, et il faut reconnaître qu’elle est si charmante que je ne m’étonnerais pas qu’il soit sous son charme s’il n’avait rien su d’elle avant de faire sa rencontre en personne. Mais contre toute raison, contre toute évidence, qu’elle puisse lui plaire autant, voilà qui ne cesse de m’étonner. Son admiration pour elle dès le début était très forte, mais pas plus qu’il n’est naturel, et je ne m’étonne pas qu’il ait été frappé par sa douceur et la délicatesse de ses manières. Mais lorsqu’il parle d’elle maintenant, ce sont d’extraordinaires concerts de louanges, et hier il est allé jusqu’à dire qu’il pouvait facilement concevoir l’effet qu’un tel charme et de tels talents pouvaient avoir sur le cœur d’un homme. Et lorsqu’en réponse je déplorai son amoralité, il répondit que quelles qu’aient pu être ses erreurs, elles devaient être imputées aux lacunes de son éducation et à son mariage précoce, et que de toute façon elle était une femme formidable. Cette tendance à excuser son inconduite, ou à l’oublier, dans l’enthousiasme de l’admiration, me navre, et si je ne savais pas que Reginald peut toujours se considérer comme chez lui à Churchhill, au point de n’avoir pas besoin d’une invitation pour prolonger sa visite, je regretterais que Mr. Vernon le lui eût jamais proposé. Les intentions de Lady Susan ne sont bien sûr que de la pure coquetterie, ou un désir de susciter une admiration universelle. Je ne puis imaginer un instant qu’elle ait quoi que ce soit de plus sérieux en vue, mais je suis mortifiée de voir qu’un jeune homme de bon sens comme Reginald puisse être ainsi dupé par elle.
        Je suis, etc.
        Catherine Vernon.
        LETTRE IX
        De Mrs. Johnson  à Lady Susan Vernon
        Edward Street.
        Ma très chère amie – je me félicite pour vous de l’arrivée de Mr. De Courcy, et je vous conseille fortement de l’épouser ; le domaine de son père est, nous le savons, considérable, et je suis sûre qu’il restera dans la famille. Sir Reginald est infirme, et ne restera pas bien longtemps en travers de votre chemin. J’ai entendu dire du bien du jeune homme, et même si aucun homme ne peut vraiment vous mériter, ma très chère Susan, Mr. De Courcy doit avoir quelque valeur. Mainwaring tempêtera bien sûr, mais vous savez l’apaiser, et de plus le sens de l’honneur le plus rigoureux ne saurait exiger de vous que vous attendiez que lui soit libre. J’ai vu Sir James, il est venu en ville quelques jours la semaine dernière, et nous a rendu visite à quelques reprises à Edward Street. Je lui ai parlé de vous et de votre fille, et il est si loin de vous avoir oubliées que je suis bien certaine qu’il épouserait l’une de vous deux avec grand plaisir. Je lui ai donné des espérances quant à la soumission de Frederica, et lui ai longuement exposé les progrès qu’elle faisait. Je l’ai grondé pour avoir flirté avec Maria Mainwaring ; il s’est défendu en me répondant qu’il ne s’agissait que d’un jeu, et nous avons tous deux bien ri de la déception qu’elle avait éprouvé. Finalement c’était très agréable. Il est toujours aussi sot.
        Sincèrement vôtre,
        Alicia.
        LETTRE X
        De Lady Susan Vernon à Mrs. Johnson
        Churchhill.
        Je vous suis très obligée, ma chère amie, pour votre conseil au sujet de Mr. De Courcy, et je sais que vous me les avez prodigués avec la sincère conviction de leur justesse, mais je ne suis pas déterminée à les suivre. Je ne puis facilement me résoudre à une chose aussi sérieuse qu’un mariage, d’autant plus que je ne suis pas présentement en manque d’argent, et il se pourrait, en attendant la mort du vieux gentleman, que je gagne bien peu par cet arrangement. Mais il est vrai que je suis suffisamment vaniteuse pour croire que cet objectif serait à ma portée. Je l’ai soumis à mon pouvoir, et puis maintenant savourer le plaisir de triompher d’un esprit qui avait été préparé à me détester, et prévenu contre toutes mes actions passées. Sa sœur aussi, je l’espère, aura compris combien peu peuvent compter les allégations mensongères d’une personne envers une autre, quand elles se heurtent à l’influence directe de son esprit et de ses manières.  Je vois clairement qu’elle n’est pas satisfaite des progrès que j’ai faits dans l’opinion de son frère, et j’en déduis qu’elle ne reculera devant rien pour me contrecarrer. Mais, ayant déjà réussi à faire douter Reginald de la justice de l’opinion qu’elle avait de moi, je pense être capable de la défier. C’était un régal de voir progresser cette intimité entre lui et moi, et surtout de voir le changement de son comportement lorsque, par ma froide dignité, je lui reprochai ses insolentes tentatives de familiarité. Je fis preuve d’une grande retenue dès le début, et jamais je ne me suis moins conduite en coquette de toute ma vie, bien que mon désir de domination n’ait peut-être jamais été aussi fort. Je l’ai subjugué uniquement par le sentiment et par de sérieuses conversations, et je peux me risquer à dire que je l’ai rendu à moitié amoureux de moi, sans la moindre apparence d’un flirt vulgaire.
        Seule la conscience que pourrait avoir Mrs. Vernon de mériter toute sorte de vengeance qu’il pourrait être en mon pouvoir d’exercer sur elle pour ses mauvais procédés, pourrait lui permettre de se rendre compte que j’ai en réalité de bonnes raisons de me montrer si douce et franche. Mais laissons-la penser et faire ce qu’elle veut. Je n’ai jamais entendu dire que les conseils d’une sœur aient pu empêcher un jeune homme de tomber amoureux s’il le désire. Nous  sommes maintenant arrivés à une certaine confiance mutuelle, et avant peu nous serons sans doute liés par une sorte d’amitié platonique. Pour ma part, vous pouvez être certaine qu’il n’en résultera pas plus, car si je n’étais pas attachée plus qu’il n’est possible à une autre personne, je mettrais un point d’honneur à ne pas témoigner d’affection à un homme qui a eu l’audace d’avoir une si mauvaise opinion de moi. Reginald est bel homme et mérite bien les éloges dont vous vous êtes fait l’écho, mais il reste très inférieur à notre ami de Langford. Il est moins raffiné, moins subtil que Mainwaring, et est comparativement moins habile à dire ces choses délicieuses qui vous mettent en harmonie avec vous-même et le reste du monde. Il est suffisamment agréable, cependant, pour me divertir, et pour faire s’écouler plaisamment ces heures, au lieu d’avoir à m’efforcer de supporter la réserve de ma belle-sœur, et les conversations insipides de son mari. Votre rapport sur Sir James est des plus satisfaisants, et j’ai l’intention de toucher un mot de mes intentions à Miss Frederica très bientôt.
        Susan Vernon.
        LETTRE XI
        De Mrs. Vernon à Lady De Courcy
        Churchhill.
        Je suis de moins en moins tranquille, ma très chère mère, à propos de Reginald, en constatant les rapides progrès de l’influence de Lady Susan. Ils sont maintenant sur le pied d’une amitié très particulière, fréquemment engagés dans de longues conversations, et elle a dû recourir à la plus artificieuse des coquetteries pour soumettre le jugement de Reginald à ses propres fins. Il est impossible de voir l’intimité qui s’est établie entre eux si rapidement sans en ressentir quelque alarme, même si j’ai du mal à croire que les plans de Lady Susan aillent jusqu’au mariage. J’aimerais que vous puissiez amener Reginald à rentrer à la maison sous un prétexte plausible ; il n’a aucunement l’intention de nous quitter, et je lui ai fait autant d’allusions à la santé précaire de mon père que la décence me permet de le faire dans ma propre maison. Le pouvoir qu’elle a sur lui doit maintenant être sans limites, car elle a entièrement effacé la mauvaise opinion qu’il avait d’elle, et l’a persuadé non seulement d’oublier sa conduite mais même de lui trouver des justifications. Le récit qu’a fait Mr. Smith de ses procédés à Longford, où elle a fait en sorte que Mr. Mainwaring ainsi qu’un jeune homme engagé auprès de Miss Mainwaring tombent tous deux éperdument amoureux d’elle, tout ceci, à quoi Reginald croyait fermement à son arrivée, n’est plus maintenant, il en est persuadé, qu’une scandaleuse invention. Il me l’a dit avec une ferveur qui montre bien combien il regrette d’avoir cru le contraire lui-même. Comme je regrette sincèrement qu’elle ait jamais franchi le seuil de cette demeure ! J’avais toujours été mal à l’aise à l’idée de sa visite, mais j’étais loin de penser qu’il pût y avoir quoi que ce soit à redouter pour Reginald. Je m’attendais bien à une compagne désagréable pour moi-même, mais je ne pouvais imaginer que mon frère puisse courir le moindre danger d’être subjugué par une femme contre laquelle il avait été si bien prévenu, et dont il méprisait si profondément le caractère. Si vous parveniez à l’éloigner, ce serait une bonne chose.
        Bien à vous, etc.
        Catherine Vernon.
        LETTRE XII
        De Sir De Courcy à son fils
        Parklands.
        Je sais que les jeunes hommes n’aiment pas les ingérences dans leurs affaires de cœur, même venant de leurs relations les plus proches, mais j’espère, mon cher Reginald, que vous saurez vous montrer supérieur à ceux qui ignorent l’anxiété d’un père, et pensent avoir le droit de lui refuser leur confiance et de mépriser ses conseils. Vous devez être conscient qu’en tant que fils unique, et représentant d’une ancienne famille, la façon dont vous dirigez votre vie est très importante pour tous vos parents. Et tout particulièrement  pour ce qui concerne le mariage, tout est en jeu : votre propre bonheur,  celui de vos parents, et le crédit de votre nom. Je ne suppose pas que vous pourriez délibérément contracter un engagement formel de cette nature sans en informer votre mère et moi-même, ou, tout au moins, sans être certain que nous approuverions votre choix. Mais je ne peux m’empêcher de craindre que vous puissiez être incité par la dame qui a su récemment éveiller votre affection, à contracter un mariage qui ne pourrait qu’être hautement réprouvé par toute votre famille, proche et lointaine. L’âge de Lady Susan est en lui-même une objection importante, mais les défauts de son comportement en sont une plus sérieuse encore, à tel point que cette différence d’âge de pourtant douze ans compte en comparaison pour peu de choses. Si vous n’étiez aveuglé par une sorte de fascination, il serait ridicule que je doive vous rappeler ses écarts de conduite, qui sont si bien connus de tous.
        Sa façon de négliger son mari et d’encourager les autres hommes, son extravagance et sa dissipation, sont si évidents et notoires que personne ne peut maintenant les ignorer, et que vous ne sauriez les avoir oubliés. Notre famille l’a toujours vue sous un jour plus indulgent, à cause de la bienveillance de Mr. Charles Vernon, et pourtant, en dépit de ses généreux efforts pour lui trouver des excuses, nous savons qu’elle a, pour des motifs hautement égoïstes, fait tous les efforts possibles pour l’empêcher d’épouser Catherine.
        Mon âge, et mes infirmités qui s’aggravent, me rendent très désireux de vous voir établi dans le monde. L’étendue de mes biens est telle que je serai indifférent à la fortune de votre femme, mais sa famille, et son caractère, devront eux être exempts de tout reproche. Quand votre choix sera fait et qu’il ne pourra faire l’objet d’aucune objection, je puis vous promettre un prompt et chaleureux consentement, mais il est de mon devoir de m’opposer à une union qui ne peut être le fruit que de manœuvres artificieuses, et dont l’issue sera forcément funeste. Il est possible que son comportement ne soit que le fruit de sa vanité, ou de sa satisfaction à se gagner l’admiration d’un homme qu’elle doit imaginer particulièrement prévenu contre elle, mais plus probablement, elle a des objectifs plus ambitieux. Elle est pauvre, et doit naturellement rechercher une alliance qui soit avantageuse pour elle ; vous savez quels sont vos droits, et vous savez aussi qu’il n’est pas en mon pouvoir de vous empêcher d’hériter du domaine familial. Et ma capacité à vous nuire tant que je serai vivant est un expédient auquel j’aurais du mal à me résoudre quelles que soient les circonstances.
        Je vous informe honnêtement de mes sentiments et de mes intentions ; je ne veux pas jouer sur vos peurs, mais sur votre bon sens et votre affection. Cela détruirait tout le bien-être de ma vie de vous savoir marié à Lady Susan Vernon, ce serait la fin de cette honnête fierté avec laquelle j’ai toujours jusqu’ici considéré mon fils ; je rougirais de le voir, d’entendre parler de lui, et même de penser à lui. Peut-être cela ne fera-t-il pas grand bien que je vous révèle mes sentiments par cette lettre, mais je crois qu’il est de mon devoir de vous dire que votre inclination pour Lady Susan n’est pas un secret pour vos amis, et de vous mettre en garde contre elle. Je serais heureux d’entendre pour quelles raisons vous mettez en doute le bon sens de Mr. Smith ; vous n’aviez aucun doute à ce sujet il y a un mois. Si vous pouvez me garantir que vous n’avez aucune intention si ce n’est jouir de la conversation d’une femme intelligente pendant une courte période, et si vous n’admirez que sa beauté et ses talents, sans pour autant fermer les yeux sur ses fautes, alors vous pourrez me rendre ma tranquillité. Mais si vous ne pouvez le faire, expliquez-moi, au moins, ce qui a pu à ce point vous faire changer d’avis sur elle.
        Je suis, etc.
        Sir de Courcy.
        LETTRE XIII
        De Lady De Courcy à Mrs. Vernon
        Parklands.
        Ma chère Catherine, malheureusement, je devais garder la chambre lorsque votre lettre est arrivée ; j’ai pris froid et mes yeux en étaient tellement affectés que je n’ai pu vous lire ; je n’ai donc pu refuser à votre père lorsqu’il s’est proposé de la lire pour moi. A mon grand désarroi, il est donc maintenant informé de toutes vos craintes au sujet de votre frère. J’avais l’intention d’écrire moi-même à Reginald dès que mes yeux me le permettraient, pour le mettre en garde, autant que possible, contre les dangers d’un commerce intime avec une femme aussi artificieuse que Lady Susan, pour un jeune homme de son âge, avec de si grandes espérances. J’avais l’intention, de plus, de lui rappeler combien nous sommes seuls maintenant, et combien nous avons besoin de lui pour nous occuper pendant ces longues soirées d’hiver. Nous ne saurons jamais quel bien en aurait résulté, mais je suis extrêmement mal à l’aise que Sir Reginald ait tout appris d’une affaire dont nous avions bien prévu combien elle l’affecterait. Il a fait siennes toutes vos craintes dès qu’il a lu votre lettre, et je suis certaine qu’il n’a pas cessé un instant d’y penser depuis. Il a envoyé par retour du courrier une longue lettre sur ce seul sujet à Reginald, lui demandant tout particulièrement ce qu’elle avait bien pu lui dire qui aurait pu contredire les rapports choquants qui nous étaient déjà arrivés sur elle. Sa réponse nous est arrivée ce matin, et je la joins à cette lettre ; je pense que vous aimerez la voir. J’aimerais qu’elle soit plus rassurante, mais elle semble écrite avec une telle obstination à penser du bien de Lady Susan que les assurances qu’il nous donne sur le mariage et toutes ces choses, ne parviennent pas à me tranquilliser. Je fais tout ce que je peux, toutefois, pour tranquilliser votre père, et il est sans aucun doute moins agité depuis que nous avons reçu cette lettre de Reginald.
        Quel malheur, ma chère Catherine, que cette invitée malvenue ne se soit pas contentée d’empêcher notre réunion de Noël, mais soit aussi à l’origine de tant de soucis et de troubles !
        Embrassez nos chers enfants pour moi.
        Votre mère affectionnée,
        C. De Courcy.
        LETTRE XIV
        De Mr. Reginald De Courcy à son père.
        Churchhill.
        Mon cher Monsieur,
        Je viens de recevoir votre lettre, qui m’a causé plus d’étonnement que je n’en ai jamais ressenti de toute ma vie. Je dois remercier ma sœur, je suppose, de m’avoir dépeint à vos yeux sous un jour si défavorable et de vous avoir à ce point  alarmé.  Je ne comprends pas pourquoi elle a décidé de mettre mal à l’aise toute la famille ainsi qu’elle-même, en redoutant un évènement que, je peux l’affirmer, nul  à part elle-même n’aurait jamais pu croire possible. Imputer à Lady Susan de tels desseins serait lui enlever toute prétention à cette fine intelligence que même ses ennemis les plus acharnés ne lui ont jamais déniée, et ce serait pareillement placer bien bas ma prétention au bon sens que de croire que mon attitude à son égard puisse être suspecte de projets matrimoniaux. Notre différence d’âge serait un obstacle insurmontable, et je vous supplie, mon cher père, de vous tranquilliser, et de ne plus donner cours à une suspicion qui ne peut qu’être préjudiciable à votre tranquillité d’esprit, et insultante pour notre entendement à tous deux.
        Je ne puis avoir d’autre but en restant avec Lady Susan, que celui de profiter pour une courte période (pour reprendre votre propre expression), de la conversation d’une femme d’une grande intelligence. Si Mrs. Vernon voulait bien voir dans la longueur de mon séjour chez elle l’expression de mon affection pour elle-même et son mari, elle nous rendrait mieux justice à tous, mais il n’y a malheureusement aucun espoir de vaincre les préjugés de ma sœur à l’encontre de Lady Susan. Son affection pour son mari, qui en soi les honore tous deux, l’empêche d’oublier les efforts déployés par Lady Susan pour empêcher leur union, efforts qu’elle attribue à l’égoïsme de cette dernière. Mais dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, le monde a gravement blessé cette Lady, en lui supposant les motifs les plus vils, alors que ceux-ci n’étaient pas connus. Lady Susan avait entendu des rapports si manifestement défavorables  à ma sœur qu’elle était persuadée que le bonheur de Mr. Vernon, à qui elle avait toujours été très attachée, serait anéanti par ce mariage. Et cette circonstance, en plus de nous éclairer sur les véritables motivations de Lady Susan, et de la laver de tous les reproches qui lui ont été adressés, devrait également nous convaincre du peu de crédit que l’on doit accorder à de tels rapports, puisque nul, même le plus droit d’entre nous, ne peut échapper à la malveillance de la calomnie. Si ma sœur, dans la sécurité de sa retraite, manquant autant d’occasions que d’inclination pour faire le mal, n’a pu éviter le blâme, nous ne devons pas trop nous empresser de condamner ceux qui, vivant dans le monde et entourés de tentations, sont accusés d’erreurs dont on sait bien qu’ils ont l’opportunité de les commettre.
        Je me mortifie d’avoir si facilement cru aux contes diffamatoires inventés par Charles Smith au détriment de Lady Susan, car je sais maintenant à quel point ils l’ont calomniée. La jalousie de Mrs. Mainwaring était une pure invention, tout comme la façon dont elle se serait attaché le soupirant de Miss Mainwaring. Sir James Martin a été séduit par cette jeune Lady, afin qu’il lui porte quelque attention, et comme il est un homme riche, il était aisé de se rendre compte que ses desseins à elle allaient bien jusqu’au mariage. Il est bien connu que Miss Mainwaring est en chasse pour se trouver un mari, et personne ne peut en conséquence la plaindre d’avoir perdu, à cause des séductions supérieures d’une autre femme, l’occasion de plonger dans le malheur un homme de valeur.
        Une telle conquête n’entrait pas du tout dans les intentions de Lady Susan. Constatant combien Miss Mainwaring réagissait vivement à la défection de son soupirant, elle se décida, en dépit des plus vives protestations de Mr. et Mrs. Mainwaring, à quitter cette famille. J’ai des raisons de croire qu’elle avait reçu de sérieuses propositions de Sir James, mais son départ pour Langford dès qu’elle a découvert cette inclination, devrait la disculper de tout soupçon dans l’esprit de  toute personne un tant soit peu impartiale. Vous sentirez j’en suis sûr mon cher Monsieur, la vérité de ceci, et saurez dorénavant rendre justice au caractère d’une femme qui a été gravement blessée. Je sais que Lady Susan lorsqu’elle vint à Churchhill n’était animée que des intentions les plus honorables et les plus amicales ; sa prudence et sa parcimonie sont exemplaires, son respect pour Mr. Vernon est à la mesure des mérites de celui-ci, et son désir d’obtenir les bonnes grâces de ma sœur devrait lui gagner en retour plus que ce qu’elle n’a reçu. En tant que mère, elle est exceptionnelle ; elle a montré sa grande affection pour son enfant en plaçant celle-ci auprès de quelqu’un qui saura lui donner une éducation convenable, mais parce qu’elle ne montre pas la partialité aveugle et faible de la plupart des mères, on l’accuse de manquer de tendresse maternelle. Cependant, toute personne de bon sens saura louer à apprécier à sa juste valeur cette affection bien dirigée, et sera de mon avis quand je dis que Frederica Vernon saura peut-être se rendre plus digne qu’elle ne l’a été jusque-là des bons soins de sa mère.
        Je vous ai maintenant fait part, mon cher père, de mes réels sentiments envers Lady Susan ; cette lettre vous aura appris combien j’ai d’admiration pour ses facultés et d’estime pour son caractère, mais si vous n’êtes pas pleinement convaincu par ma complète et solennelle assurance que vos craintes ont été bien mal placées, vous me blesserez et me causerez beaucoup de peine.
        Je suis, etc.
        Reginald De Courcy
        LETTRE XV
        De Mrs. Vernon à Lady De Courcy
        Churchhill.
        Ma chère Mère – Je vous retourne la lettre de Reginald, et je me réjouis de tout mon cœur qu’elle ait su apaiser mon père : dites-le-lui, avec mes félicitations, mais entre nous, je dois dire qu’elle m’a seulement convaincue, MOI, que mon frère n’a aucune intention d’épouser Lady Susan POUR LE MOMENT. Mais je ne sais pas ce qu’il en sera dans trois mois. Il donne un compte-rendu très plausible du comportement de la dame à Langford : j’aimerais qu’il en soit ainsi, mais tout ce qu’il en sait lui vient d’elle, et je suis moins disposée à la croire qu’à déplorer le degré d’intimité entre eux que peut laisser supposer de tels sujets de discussion.
        Je suis désolée d’avoir déplu à Reginald, mais je ne puis rien attendre de mieux quand je vois à quel point il est prompt à chercher à justifier Lady Susan. Il est vraiment très sévère à mon égard, et pourtant j’espère que je n’ai pas jugé cette femme trop hâtivement. La pauvre ! Bien que j’aie suffisamment de raison de ne pas l’aimer, je ne puis m’empêcher de la plaindre à présent : elle est dans une réelle détresse, et avec raison. Elle a reçu ce matin une lettre de la dame chez laquelle elle a placé sa fille, pour demander qu’on vienne immédiatement chercher Miss Vernon, qui a été surprise dans une tentative de fuite. Pourquoi, et où comptait-elle fuir, on l’ignore, mais comme la situation ne peut être contestée, c’est une chose bien triste, et bien sûr fort inquiétante pour Lady Susan. Frederica doit avoir seize ans, et devrait mieux se conduire, mais d’après ce que laisse entendre sa mère, j’ai bien peur que ce ne soit une fille obstinée. Elle a été vraiment très négligée, toutefois, et sa mère devrait s’en souvenir. Mr. Vernon est parti pour Londres dès qu’elle eut déterminé la conduite à tenir. Il doit, si c’est possible, convaincre Miss Summers de garder Frederica, et s’il ne peut y parvenir, il doit la ramener à Churchhill en attendant qu’une autre situation pût lui être trouvée. En attendant, sa grâce se console en se promenant le long des massifs de fleurs avec Reginald, faisant appel, je le suppose, à toutes les tendres démonstrations de sentiments dont il est capable en cette triste circonstance. Elle m’en a longuement parlé. Elle parle infiniment bien ; peut-être manqué-je de compassion, mais je dirais qu’elle parle TROP bien pour que ses sentiments soient vraiment profonds.
        Mais je ne veux pas trop chercher ses défauts : elle pourrait devenir la femme de Reginald ! Le ciel nous en préserve ! Mais pourquoi devrais-je être plus perspicace que les autres ? Mr. Vernon affirme qu’il n’a jamais vu désespoir plus profond que le sien, à la réception de la lettre, et son jugement est-il inférieur au mien ? Elle était très réticente à ce que Frederica vienne à Churchhill, et avec quelque justesse, puisque cela semble une récompense pour un comportement qui mériterait bien autre chose. Mais il était impossible qu’elle aille ailleurs, et de plus elle ne restera pas bien longtemps. « Il est absolument nécessaire », m’a dit Lady Susan, « comme vous devez certainement vous en rendre compte, ma chère sœur, de traiter ma fille avec une certaine sévérité tant qu’elle restera ici. C’est une nécessité bien douloureuse, mais je m’efforcerai de m’y plier. Je crains d’avoir souvent été trop indulgente, mais le tempérament de ma pauvre Frederica n’a jamais bien pu supporter la contrainte ; vous devez me supporter et m’encourager, vous devez me rappeler la nécessité de la réprimander si vous me voyez trop indulgente. »
        Tout cela a l’air très raisonnable. Reginald est très remonté contre cette pauvre petite sotte. Certainement, le fait qu’il soit aussi dur avec sa fille n’est pas à mettre au crédit de Lady Susan ; l’idée qu’il se fait d’elle doit venir de la description que sa mère a faite d’elle.
        Bien, quel que doive être son destin, nous pouvons nous consoler en pensant que nous avons fait tout ce que nous pouvions pour le sauver. Nous devons maintenant nous en remettre à un pouvoir supérieur.
        Sincèrement vôtre,
        Catherine Vernon.

        #160680
        Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
        Maître des clés

          LETTRE XVI
          De Lady Susan à Mrs. Johnson
          Churchhill.
          Jamais de ma vie, ma chère Alicia, je n’ai été aussi  courroucée par une lettre que quand j’ai reçu ce matin celle de Miss Summers. Mon horrible fille a essayé de s’enfuir. Je ne me rendais pas compte à quel point elle était un petit démon, elle me semblait avoir toute la douceur des Vernon, mais lorsqu’elle a reçu la lettre dans laquelle je lui faisais part de mes intentions concernant Sir James, elle a effectivement essayé de s’enfuir. Du moins ne vois-je pas d’autre raison à sa tentative. Je suppose qu’elle avait l’intention de se rendre chez les Clark du Staffordshire, car elle ne connait personne d’autre. Mais je vous garantis qu’elle sera punie, et il faudra bien qu’elle l’accepte. J’ai envoyé Charles en ville pour arranger les choses si c’est possible, car je ne veux d’elle ici pour rien au monde. Si Miss Summers ne veut pas la garder, vous devrez me trouver une autre école, à moins que nous ne parvenions à la marier immédiatement. Miss Summers écrit qu’elle n’est pas parvenue à faire dire à la jeune fille quelle était la cause de son extraordinaire conduite, ce qui me conforte dans mon interprétation. Frederica est trop timide, je crois, et elle a bien trop peur de moi pour parler, mais même si la douceur de son oncle parvenait à lui soutirer des confidences, je n’ai rien à craindre. Je suis sûre que je suis capable de produire une version des faits aussi crédible que la sienne. Si je suis bien fière de quelque chose, c’est de mon éloquence. La considération et l’estime sont aussi intimement liées au langage que l’admiration peut l’être à la beauté, et j’ai ici de quoi exercer mon talent, puisque je passe le plus clair de mon temps en conversations.
          Reginald n’a de cesse que nous soyons entre nous, et lorsque le temps est supportable, nous parcourons ensemble le parc pendant des heures. Dans l’ensemble, je l’aime bien. Il est intelligent, et a beaucoup à dire, mais il est parfois impertinent et bien ennuyeux. Il fait preuve d’une sorte de délicatesse ridicule qui le pousse à essayer de comprendre tout ce qui a été dit contre moi, et il n’est satisfait que quand il est certain d’avoir tout compris du début à la fin. C’est une forme d’amour, mais je reconnais qu’elle ne me convient pas tout à fait. Je préfère de beaucoup la tendresse et la liberté d’esprit de Mainwaring, qui, profondément convaincu de mes mérites, se contente de penser que tout ce que je fais est bien. Je ne puis m’empêcher de mépriser ce cœur inquisiteur et pétri de doutes qui semble toujours s’interroger sur la sagesse de ses émotions. Mainwaring est vraiment, sans aucune comparaison possible,  supérieur à Reginald – supérieur en tous points, sauf dans sa capacité à être maintenant avec moi ! Pauvre homme ! Il est rongé par la jalousie, ce qui ne me déplait pas, car je ne connais pas de plus sûr allié pour l’amour. Il me harcèle pour que je l’autorise à venir dans le pays, et à loger incognito aux environs, mais je lui interdis tout procédé de cette sorte. Les femmes qui oublient ce qui leur est dû à elles, ainsi qu’à l’opinion du monde, sont inexcusables.
          Eternellement vôtre,
          Susan Vernon.

          LETTRE XVII
          De Mrs. Vernon à Lady de Courcy
          Churchhill.
          Ma chère mère – Mr. Vernon est rentré jeudi soir, et il a ramené sa nièce avec lui. Lady Susan avait reçu un mot de lui par le courrier de ce jour, pour l’informer que Miss Summers avait absolument refusé de continuer à accueillir Miss Vernon dans son institution ; nous étions donc préparés à son arrivée, et nous les avons attendus tous deux toute la soirée. Ils sont arrivés alors que nous prenions le thé, et jamais je n’ai vu une créature aussi terrifiée que Frederica quand elle est entrée dans la pièce. Lady Susan, qui n’avait été que larmes jusqu’alors, et avait montré une grande agitation à la seule idée de cette rencontre, la reçut en contrôlant parfaitement son émotion, et sans lui témoigner la moindre tendresse. Elle lui adressa à peine la parole. Quand Frederica éclata en sanglots, dès que nous fûmes assis, elle l’emmena hors de la pièce, et ne revient pas avant un moment. Quand elle rentra, ses yeux étaient tout rouges, et elle était toujours aussi agitée. Nus ne revîmes plus sa fille.
          Le pauvre Reginald était on ne peut plus préoccupé de voir sa belle amie si désespérée, et la regardait avec une si tendre sollicitude, que j’étais presque à bout de patience, car je remarquai qu’elle exultait en observant son attitude du coin de l’œil. Cette représentation pathétique dura toute la soirée, et c’était une démonstration tellement ostentatoire et artificieuse que je fus pleinement convaincue qu’en fait, elle n’éprouvait rien. Je suis encore plus fâchée contre elle depuis que j’ai vu sa fille ; la pauvre a l’air si malheureux que cela me fend le cœur. Lady Susan est sans aucun doute trop sévère, car Frederica ne me semble pas avoir un caractère susceptible de justifier qu’on soit aussi dur avec elle. Elle a l’air tout à fait timide, découragée, et repentante. Elle est absolument ravissante, quoi que pas aussi élégante que sa mère ; mais elle ne lui ressemble pas du tout. Elle a le teint délicat, mais pas aussi clair ni éclatant que celui de Lady Susan, et elle a vraiment le genre de physionomie des Vernon : le visage ovale, les yeux sombres, et ce regard particulièrement doux quand elle parle à son oncle ou à moi-même, car, nous comportant aimablement avec elle, nous avons bien sûr suscité sa reconnaissance.
          Sa mère a insinué que son caractère était difficile, mais jamais je n’ai vu visage où l’on pouvait moins deviner de mauvaises dispositions que le sien, et d’après ce que je peux voir de leur attitude l’une vis-à-vis de l’autre, la sévérité inflexible de Lady Susan, et le silencieux abattement de Frederica, je continue à penser que la première n’a aucun amour véritable pour sa fille, et ne s’est jamais montrée envers elle ni juste ni affectueuse. Je n’ai pas pu avoir la moindre conversation avec ma nièce ; elle est timide, et je crois me rendre compte des efforts qui sont déployés pour l’empêcher de rester longtemps en ma présence. Aucune explication satisfaisante à sa fuite ne peut être trouvée. Vous pouvez être certaine que c’est par délicatesse que son oncle ne l’a pas beaucoup interrogée pendant le voyage, afin de ne pas trop la bouleverser. Je pense qu’il m’aurait été possible, si j’avais été à sa place, de découvrir la vérité au cours d’un voyage de trente milles.
          Le petit pianoforte a été déplacé ces derniers jours, à l’initiative de Lady Susan, dans son cabinet, et Frederica y passe une grande partie de la journée, à s’exercer, comme on dit, mais il est rare que j’entende de la musique lorsque je passe dans les parages. Comment elle s’occupe, je ne saurais le dire. Il y a quantité de livres, mais ce n’est pas une jeune fille qu’on a laissée livrée à elle-même les quinze premières années de sa vie qui pourra ou voudra lire. Pauvre créature ! La vue depuis sa fenêtre n’est pas très intéressante, car cette chambre donne sur la pelouse, vous voyez, avec les bosquets d’un côté, où elle peut apercevoir sa mère se promener, en grande conversation avec Reginald. Une jeune fille de l’âge de Frederica doit être bien innocente en vérité, si une telle chose ne la frappe pas. Il n’est pas acceptable de donner un tel exemple à sa propre fille.  Et pourtant, Reginald voit toujours en Lady Susan la meilleure des mères, et il continue à penser que Frederica est une fille sans valeur ! Il est convaincu que sa tentative d’évasion n’avait aucune raison valable, ne répondait à aucune provocation. Bien sûr je ne puis affirmer que c’était le cas. Mais Miss Summers déclare que Miss Vernon n’a durant tout son séjour à Wigmore Street, montré aucune inclination à la perversité ou à l’obstination, jusqu’à ce que son plan fût dévoilé. Je ne peux pas admettre ce que Lady Susan fait croire à Reginald, et essaie de me faire croire à moi : que ce serait pour fuir les contraintes et échapper à la tutelle des professeurs qu’elle aurait élaboré ce plan de fuite. 
          O, Reginald, comme ton jugement est asservi ! C’est tout juste s’il accepte de reconnaître qu’elle est charmante, et lorsque j’évoque sa beauté, il me répond que ses yeux n’ont aucun éclat ! Parfois, il semble même penser qu’elle est faible d’esprit. A d’autres moments, il ne critique que son caractère. En clair, quand on est en permanence trompé, il est difficile d’être constant ! Lady Susan juge nécessaire que Frederica soit blâmée, et sans doute juge-t-elle commode de l’accuser d’avoir une mauvaise nature et de déplorer son manque de bon sens. Reginald ne fait que répéter ce que dit sa grâce.
          Je reste, etc.,
          Catherine Vernon.
          LETTRE XVIII
          De Mrs. Vernon à Lady de Courcy
          Churchhill.
          Ma chère mère, je suis très heureuse de constater que ma description  de Frederica vous a intéressée, car je la crois vraiment digne de votre intérêt, et quand je vous aurai communiqué une idée qui m’est récemment venue, la bonne impression que vous avez eue d’elle sera, j’en suis sûre, encore meilleure. Je ne puis m’empêcher de penser qu’elle commence à montrer une inclination pour mon frère ; très souvent je la vois, pensive, regarder fixement son visage avec une expression d’admiration très remarquable. Certainement il est très séduisant, et plus encore, cette impression de franchise qui se dégage de ses manières le rend très avenant, et je suis sûre qu’elle y est sensible. D’un caractère réfléchi et pensif en général, elle s’éclaire toujours d’un sourire lorsque Reginald dit quelque chose d’amusant, et même si le sujet de sa conversation est particulièrement sérieux, je ne crois pas me tromper en disant que pas une seule des syllabes qu’il prononce ne lui échappe. Je veux qu’il en prenne conscience, car on sait quel est le pouvoir de la gratitude sur un cœur tel que le sien, et si l’innocente affection de Frederica pouvait parvenir à le détacher de sa mère, il ne nous resterait plus qu’à bénir le jour où elle est arrivée à Churchhill. Je pense, ma chère mère, que vous pourriez l’accepter comme votre fille. Elle est extrêmement jeune, bien sûr son éducation a été très négligée, et elle a eu en sa mère un déplorable exemple de légèreté, et pourtant je trouve que son tempérament est excellent, et que ses talents sont nombreux. Bien qu’elle ne soit absolument pas une demoiselle accomplie, elle est loin d’être aussi ignorante qu’on pourrait s’y attendre, car elle adore les livres et passe le plus clair de son temps à lire. Sa mère la laisse plus livrée à elle-même que jamais, et elle est avec moi le plus souvent possible. J’ai déployé les plus grands efforts pour arriver à vaincre sa timidité.  Nous sommes de très bonnes amies, et même si elle n’ouvre jamais la bouche devant sa mère, elle me parle suffisamment lorsque nous sommes seules pour que je puisse me rendre compte que si Lady Susan la traitait correctement, elle apparaîtrait bien plus à son avantage. Il ne peut exister cœur plus doux ni plus affectionné, ou manières plus aimables que celles qu’elle peut montrer lorsqu’elle n’est pas sous sa contrainte. Ses petits cousins l’adorent.
          Votre fille affectionnée,
          Catherine Vernon.

          LETTRE XIX
          De Lady Susan à Mrs. Johnson
          Churchhill.
          Vous êtes impatiente, je le sais, de lire des nouvelles de Frederica, et peut-être me jugez-vous négligente de ne pas avoir écrit plus tôt. Elle est arrivée avec son oncle jeudi il y a deux semaines. Bien sûr, je lui ai sans perdre de temps demandé les causes de sa conduite, et j’ai pu vérifier que j’avais parfaitement raison quand je l’attribuais à ma propre lettre. Son contenu l’avait tellement terrifiée, qu’avec un mélange de folie et de puérile perversité, elle avait décidé de s’échapper de l’établissement et de se rendre directement en voiture chez ses amis, les Clarke, et elle avait en vérité déjà parcouru deux rues lorsque, heureusement, sa fuite fut découverte, et qu’elle fut poursuivie et rattrapée. Tel fut le premier et très remarqué exploit de Miss Frederica Vernon, et, si l’on considère qu’il fut accompli à l’âge tendre de seize ans, nous avons de quoi fonder les meilleures espérances sur sa renommée à venir. Je suis extrêmement choquée, toutefois, par les démonstrations de bienséance de Miss Summers qui l’ont empêchée de garder la jeune fille auprès d’elle. Cela me semble d’une délicatesse véritablement extraordinaire, quand on pense aux relations de la famille de ma fille, que je ne peux m’empêcher de penser qu’elle n’a pu être motivée que par la crainte de ne jamais toucher son argent.
          Mais quoi qu’il en soit, Frederica m’est revenue, et n’ayant rien d’autre à faire, elle s’emploie à poursuivre ses romances commencées à Langford. En réalité, elle est en train de tomber amoureuse de Reginald de Courcy ! Désobéir à sa mère en refusant une offre exceptionnelle ne lui suffit pas ; il lui faut aussi donner son amour sans le consentement de sa mère ! Je n’ai jamais vu une fille de son âge se disposer avec autant de bonne volonté à devenir la risée de tous ! Ses sentiments sont si vifs, et elle les étale avec une ingénuité tellement désarmante, qu’elle met toutes les chances de son côté pour n’être que ridicule et méprisable pour tout homme qui poserait les yeux sur elle.
          L’ingénuité ne sert jamais à rien en amour, et une fille qui en fait étalage, que ce soit par nature ou par affectation, est une idiote. Je ne suis même pas certaine que Reginald se rende compte de ce qu’il en est, bien que cela soit à vrai dire de peu d’importance. Elle lui est présentement indifférente, mais elle serait l’objet de son mépris s’il connaissait ses sentiments. Sa beauté est très admirée par les Vernon, mais elle n’a aucun effet sur lui. Toutefois elle est en grande faveur auprès de sa tante – bien sûr, puisqu’elle me ressemble si peu. Elle est la compagne idéale pour Mrs. Vernon, qui aime tellement être sur le devant de la scène, et accaparer tout l’esprit et toute l’intelligence de la conversation ; Frederica ne l’éclipsera jamais. A son arrivée, je m’efforçais de l’empêcher de passer trop de temps avec sa tante ; mais j’ai relâché ma surveillance, car je crois qu’elle respectera le cadre que j’ai fixé pour leurs échanges. Mais n’allez pas imaginer qu’avec toute cette mansuétude j’ai oublié ne serait-ce qu’un moment les plans de mariage que j’ai formés pour elle. Non, je suis absolument décidée sur ce point, bien que je n’aie pas encore réfléchi aux moyens que j’emploierai pour atteindre ce but. Je ne veux pas aborder la question en ces lieux, pour la voir analysée par les esprits subtils de Mr. et Mrs. Vernon ; et je n’ai tout simplement pas les moyens d’aller à Londres. Miss Frederica devra donc attendre un peu.
          Bien à vous,
          Susan Vernon.
          LETTRE XX
          De Mrs. Vernon à Lady De Courcy
          Churchhill.
          Nous avons un visiteur très inattendu parmi nous en ce moment, ma chère Mère : il est arrivé hier. J’ai entendu une voiture qui arrivait à la porte, alors que j’étais assise avec mes enfants qui dînaient, et, supposant qu’on aurait besoin de moi, je quittai bien vite la nursery, et j’avais descendu la moitié de l’escalier, quand Frederica, d’une pâleur de cendres, me croisa en montant les marches quatre à quatre pour se précipiter dans sa chambre. Je la suivis à l’instant, et lui demandai ce qui se passait. « Oh » dit-elle, « il est là – Sir James est là, que dois-je faire ? ». Ce n’était pas là une explication ; je lui demandai donc de m’expliquer ce qu’elle voulait dire. A ce moment, nous fûmes interrompues par des coups frappés à la porte : c’était Reginald, qui venait, suivant les instructions de Lady Susan, prier Frederica de descendre. « C’est Mr. De Courcy ! dit-elle, rougissant violemment. « Maman m’a fait appeler, je dois y aller. »
          Nous descendîmes tous trois, et je vis mon frère qui examinait avec surprise le visage terrifié de Frederica. Dans la salle du petit déjeuner nous trouvâmes Lady Susan, et un jeune homme qui avait l’apparence d’un gentilhomme, qu’elle nous présenta comme Sir James Martin – ce même jeune homme, comme vous vous en souvenez peut-être, dont on disait qu’elle avait eu tant de mal à l’arracher à Miss Mainwaring ; mais il semblait bien qu’elle n’avait pas eu l’intention de profiter pour elle-même de cette conquête, ou alors elle avait changé d’avis depuis, et décidé d’en faire profiter sa fille. En effet, Sir James est maintenant désespérément amoureux de Frederica, et avec la bénédiction de maman. La pauvre fille toutefois, ne l’aime pas, j’en suis sûre, et bien qu’il soit très bien de sa personne, il nous a semblé, à Mr. Vernon comme à moi-même, un bien pauvre sire. Frederica semblait tellement intimidée, tellement confuse quand elle est entrée dans la pièce ! J’étais de tout cœur avec elle. Lady Susan s’est montrée très attentionnée pour son visiteur, et pourtant il me semblait déceler qu’elle n’éprouvait aucun plaisir particulier à le voir. Sir James parla beaucoup, et me présenta des excuses fort civiles pour la liberté qu’il avait pris en venant à Churchhill – en mêlant à son discours beaucoup plus d’éclats de rire  que ne le demandait pareil sujet. Puis il parla encore et encore, et dit trois fois à Lady Susan qu’il avait vu Mrs. Johnson quelques jours plus tôt. Il s’adressait parfois à Frederica, mais plus souvent à sa mère. La pauvre fille restait assise sans desserrer les lèvres – les yeux baissés, et changeant de couleur à chaque instant ; et Reginald observait tout ceci dans un complet silence. A la longue, Lady Susan, fatiguée je pense de la situation où elle se trouvait, proposa une promenade, et nous laissâmes ensemble les deux gentlemen afin d’aller mettre nos pelisses. Tandis que nous montions, Lady Susan me demanda la permission de s’entretenir avec moi quelques instants dans mon cabinet, car elle désirait vivement me parler en particulier. Ainsi fut fait, et dès que la porte fut refermée, elle me dit : « Jamais je n’ai été aussi surprise de ma vie qu’en voyant arriver Sir James, et cela est si soudain que je dois m’en excuser auprès de vous, ma chère sœur, encore que pour MOI, en tant que mère, cela soit très flatteur. Il est si vivement attaché à ma fille qu’il ne pourrait plus vivre sans la voir. Sir James est un jeune homme d’un commerce agréable et d’un excellent caractère, peut-être un peu bruyant, certes, mais une année ou deux suffiront à corriger cela. Et à tous autres égards, il est un parti tellement souhaitable pour Frederica, que j’ai toujours considéré cet attachement avec le plus grand plaisir. Je suis persuadée que vous-mêmes et mon frère soutiendrez de tout cœur cette alliance. Je n’ai jusqu’ici jamais évoqué devant personne la probabilité qu’elle se réalisât, parce que je pensais que tant que Frederica était en pension, il valait mieux que cela ne se sache pas. Mais maintenant que je crois Frederica trop âgée pour se soumettre à une telle réclusion, je commence à envisager son union avec Sir James comme une éventualité beaucoup moins lointaine. Et j’avais l’intention de vous faire part de toute l’affaire dans les jours qui viennent, à vous et à Mr. Vernon. Je suis sûre, ma chère sœur, que vous me pardonnerez ce long silence, et vous reconnaîtrez avec moi que de tels projets, tant qu’ils ne sont pas absolument sûres, ne sauraient être cachés avec trop de soin. Dans quelques années, quand vous aurez le bonheur d’accorder la main de votre douce petite Catherine, à un homme tout aussi exceptionnel quant à ses relations et son caractère, vous saurez ce que je ressens maintenant. Même si, grâce au Ciel, vous n’aurez pas les mêmes raisons que moi de vous réjouir d’un tel évènement. Vous pourvoirez amplement aux besoins de Catherine, tandis que ma Frederica est condamnée à rechercher un établissement avantageux pour s’assurer une existence confortable. »
           Elle conclut ce discours en me demandant mes félicitations. Je les lui prodiguai, je crois, avec un certain embarras, car en vérité cette révélation soudaine d’une affaire si importante m’avait privée de ma capacité à m’exprimer clairement. Elle ne m’en remercia pas moins, très chaleureusement, pour le souci que j’avais du bien-être de sa fille et d’elle-même, puis elle dit : « Les grandes déclarations ne sont pas mon fort, ma chère Mrs. Vernon, et je n’ai jamais eu ce talent bien commode d’exprimer des émotions étrangères à mon cœur, c’est pourquoi je sais que vous me croirez si je vous dis que, malgré toutes les bonnes choses qu’on m’avait dit sur vous avant de vous rencontrer, je n’imaginais pas vous aimer autant que je vous aime maintenant. J’irais même jusqu’à dire que votre amitié m’est particulièrement chère parce que j’ai des raisons de croire qu’on a essayé de vous prévenir contre moi. Je voudrais que ceux, quels qu’ils soient, à qui je dois ces si charmantes attentions, puissent voir en quels termes nous sommes maintenant, et l’affection que nous éprouvons l’une pour l’autre. Mais je ne veux pas vous retenir plus longtemps ; Dieu vous garde, pour votre bonté envers ma fille et moi, et que votre présent bonheur dure toujours. »
          Que répondre à une telle femme, ma chère mère ? Un tel sérieux, des expressions tellement solennelles ! Et pourtant, je ne pouvais m’empêcher de douter de tout ce qu’elle m’avait dit.
          Quant à Reginald, je crois bien qu’il ne sait pas du tout quoi penser de tout cela. A l’arrivée de Sir James, il n’était qu’étonnement et perplexité, entièrement absorbé par la sottise du jeune homme et par la confusion de Frederica. Même si un petit entretien avec Lady Susan  a depuis produit quelque effet, je suis certaine qu’il est choqué qu’elle puisse approuver qu’un tel homme courtise sa fille. Avec beaucoup d’aplomb, Sir James s’est invité lui-même à rester quelques jours. Il pensait que nous ne trouverions pas cela malvenu. Il se rendait compte de son impertinence, mais prenait les mêmes libertés que s’il était de la famille, et il conclut en riant qu’il espérait que ce serait le cas très bientôt. Même Lady Susan a semblé quelque peu déconcertée par cette audace ; je suis certaine qu’au fond de son cœur elle aurait souhaité le voir partir.
          Mais il faut faire quelque chose pour cette pauvre fille, si ses sentiments sont bien tels que son oncle et moi le pensons. Elle ne doit pas être sacrifiée à la politique ou à l’ambition, ni même vivre dans la crainte de cette éventualité. Une jeune fille dont le cœur a su aimer Reginald de Courcy mérite, quel que soit l’accueil que lui fera celui-ci, un meilleur destin qu’un mariage avec Sir James Martin.  Dès que je pourrai être seule avec elle, je découvrirai la vérité, mais elle semble chercher à m’éviter. J’espère que cela n’est pas mauvais signe, et que je ne découvrirai pas que je m’étais fait d’elle une opinion trop flatteuse. Son comportement avec Sir James montre bien certainement sa timidité et son embarras, mais rien qui puisse ressembler à des signes d’encouragement.  Adieu, ma chère mère,
          Je suis, etc.
          Catherine Vernon
          LETTRE XXI
          De Miss Vernon à Mr. De Courcy
          Churchhill.
          Monsieur – j’espère que vous voudrez bien excuser cette liberté ; c’est la profonde détresse dans laquelle je me trouve qui m’y force, sinon j’aurais honte de vous importuner.  Je suis désespérée au sujet de Sir James Martin, et je ne vois aucune autre solution pour moi que de vous écrire, car on m’interdit même d’aborder ce sujet avec mon oncle et ma tante. Mais même ainsi, je crains que ma démarche ne vous semble bien équivoque, comme si je ne voulais obéir qu’à la lettre et non à l’esprit des ordres de maman. Mais si vous ne prenez pas mon parti pour la persuader d’arrêter tout ceci, j’en deviendrai folle, car je ne peux pas le supporter. Vous êtes le seul qui puisse avoir une chance de la convaincre. Mais si vous aviez l’infinie bonté de plaider ma cause auprès d’elle, et de la persuader de renvoyer Sir James, je vous serais plus obligée que je ne saurais l’exprimer. Il m’a déplu dès que je l’ai rencontré, je vous assure, Monsieur, qu’il ne s’agit pas d’un caprice soudain, je l’ai toujours trouvé sot, impertinent et désagréable, et il est maintenant pire que jamais. Je préfèrerais gagner ma vie en travaillant que de devoir l’épouser.  Je ne sais comment m’excuser pour cette lettre, je sais qu’elle est d’une grande impudence. Je me rends compte que Maman sera terriblement en colère, mais je suis prête à prendre le risque.
          Je suis, Monsieur, votre très humble servante.
          Frederica Vernon.
          LETTRE XXII
          De Lady Susan à Mrs. Johnson
          Churchhill.
          C’est insupportable ! Ma très chère amie, jamais je n’ai été à ce point en colère, et il me faut me libérer en vous écrivant, à vous qui, je le sais, comprendrez mes sentiments. Savez-vous qui nous est arrivé mardi ? Sir James Martin ! Imaginez mon étonnement  et ma contrariété, car, vous le savez bien, je n’ai jamais voulu le voir à Churchhill. Quel dommage que vous n’ayez pas connu ses intentions ! Non content de venir, il est allé jusqu’à s’inviter ici pour plusieurs jours. J’aurais été capable de l’empoisonner ! J’ai fait de mon mieux, cependant, et j’ai réussi à inventer une histoire à pour Mrs. Vernon, et celle-ci, quels qu’aient pu être ses sentiments réels, n’a rien dit contre moi. J’ai aussi exigé de Frederica qu’elle se montre aimable envers Sir James, et lui ai laissé entendre que j’étais absolument déterminée à ce qu’elle l’épouse. Elle a bien dit quelque chose de son désespoir, mais rien de plus. Depuis quelque temps je suis particulièrement décidée à cette union, car que je constate les rapides progrès de son affection pour Reginald. Si ce dernier s’en aperçoit, peut-être un sentiment réciproque pourrait-il s’éveiller en lui. Aussi méprisable que puisse les faire apparaître à mes yeux un sentiment fondé sur la seule compassion, je ne puis être certaine que tel n’en serait pas la conséquence. Il est vrai que Reginald se montre toujours aussi empressé envers moi, mais il y a peu, il m’a parlé de Frederica spontanément et sans nécessité, et une fois même il a dit du bien d’elle.  Il était vraiment étonné à l’arrivée de mon visiteur, et a d’abord posé sur Sir James un regard d’où j’étais heureuse de constater que la jalousie n’était pas absente, mais malheureusement, il ne m’était pas vraiment possible de le tourmenter, car Sir James, bien qu’extrêmement galant à mon égard, a bien vite fait comprendre à tout le monde que son cœur appartenait à ma fille.
          Je n’ai pas eu de réelles difficultés à convaincre De Courcy, une fois que nous étions seuls, que j’avais parfaitement raison, tout bien considéré, de désirer cette union.  Toute l’affaire paraissait parfaitement réglée. Il n’a pu échapper à aucun d’eux que Sir James n’est pas une lumière, mais j’avais formellement interdit à Frederica de se plaindre à Charles Vernon ou à sa femme, et ils n’avaient en conséquence aucun prétexte pour intervenir, même si mon impertinente sœur, je crois, n’attendait qu’une opportunité pour agir.
          Cependant, les choses allaient leur cours calmement et sereinement, et, bien que je comptasse les jours avant le départ de Sir James, j’étais pleinement satisfaite de la tournure que prenait cette affaire. Imaginez donc ce que j’ai ressenti lorsque tous mes plans furent soudainement dérangés, ce dérangement ayant son origine là où j’avais pourtant le moins à redouter. Reginald est venu ce matin dans mon cabinet avec une contenance inhabituellement solennelle, et après quelques mots, il m’expliqua longuement qu’il souhaitait me faire prendre conscience de l’inconvenance et de la cruauté qu’il y avait à autoriser Sir James à courtiser ma fille en dépit des inclinations de cette dernière. J’étais stupéfaite. Quand je compris qu’il ne suffirait pas d’en rire pour le faire renoncer à son projet, je lui demandai calmement une explication, et désirai savoir ce qui l’avait poussé, et aussi qui l’avait incité, à venir me réprimander ainsi. Il m’expliqua alors, mêlant à ses propos quelques compliments impertinents, et des expressions de tendresse fort malvenues et que je reçus avec une parfaite indifférence, que ma fille s’était entretenue avec lui de certains faits à propos d’elle-même, Sir James et moi ; et il en était très perturbé. En fait, je compris que c’est elle qui la première lui avait écrit pour lui demander d’intervenir. Après avoir reçu la lettre, il s’en était entretenu avec elle, afin d’en comprendre tous les aspects et de s’assurer de ce qu’elle souhaitait réellement. Je suis absolument certaine que cette fille a saisi là l’opportunité de le séduire. J’en suis convaincue, rien qu’à la manière dont il m’a parlé d’elle. Grand bien lui fasse ! Je ne puis que mépriser un homme qui se réjouit de ce qu’il n’a jamais cherché à inspirer et dont il n’a de plus jamais sollicité l’aveu. Je les détesterai toujours tous les deux. Il ne peut avoir de véritable estime pour moi, sinon il ne l’aurait même pas écoutée, et elle, avec son petit cœur rebelle et ses sentiments déplacés, qui s’abandonne à la protection d’un jeune homme avec qui elle n’avait pas échangé plus de deux mots ! Je suis tout autant consternée de l’impudence qu’elle montre que de la crédulité dont il fait preuve. Comment a-t-il osé croire tout ce qu’elle lui a raconté contre moi ? N’aurait-il pas dû comprendre que j’avais de très bonnes raisons  de faire ce que j’ai fait ? N’avait-il aucune confiance en mon bon sens et en ma bonté ? Pourquoi n’a-t-il pas éprouvé ce ressentiment qu’un véritable amour aurait dû lui dicter à l’égard de celle qui me diffamait, une gamine, une enfant sans talent ni éducation, qu’on lui avait toujours appris à mépriser ? Je restai calme un certain temps, mais la plus grande patience peut trouver ses limites, et j’espère par la suite avoir été suffisamment aimable. Il s’efforça longuement d’atténuer mon ressentiment, mais quelle femme victime d’accusations insultantes peut être adoucie par des compliments ? Il finit par me laisser, tout aussi exaspéré que moi, et manifestant encore plus sa colère. J’étais restée calme, mais de son côté il avait cédé à la plus vive indignation : je puis donc espérer qu’elle n’en sera que moins durable et pourra disparaître à jamais, tandis que la mienne restera vive et implacable.
          Il est maintenant cloîtré dans ses appartements, où je l’ai entendu entrer en sortant de chez moi. On peut imaginer quelles pensées déplaisantes l’agitent ! Mais il est des gens dont on ne parvient pas à comprendre les sentiments. Je ne suis pas encore assez calme pour voir Frederica. Elle n’est pas près d’oublier les évènements de ce jour. Elle découvrira qu’elle a prodigué en vain ses jolis mots d’amour, et s’est exposée pour toujours au mépris du monde, et au vif ressentiment de sa mère blessée.
          Votre affectionnée
          Susan Vernon.
          LETTRE XXIII
          De Mrs. Vernon à Lady De Courcy
          Churchhill.
          Laissez-moi vous féliciter, ma très chère mère ! Cette histoire qui nous a causé tant de soucis s’achemine vers un dénouement heureux. Nos perspectives sont des plus agréables, et puisque les évènements ont pris un tour si favorable, je suis bien désolée de vous avoir fait part de mes craintes, car le plaisir de savoir le danger écarté a été acheté bien chèrement par tous les tourments que vous avez soufferts auparavant. Je suis tellement folle de joie que je puis à peine écrire. Je suis bien décidée à vous faire porter ces quelques lignes par James, afin de vous donner quelques explications sur ce qui va grandement vous étonner, à savoir que Reginald est sur le point de retourner à Parklands. J’étais assise il y a de cela une demi-heure avec Sir James dans la salle du petit déjeuner, lorsque mon frère m’invita à sortir de la pièce. Je vis immédiatement qu’il y avait quelque chose ; son visage était rouge, et il parlait avec beaucoup d’émotion. Vous connaissez ses manières passionnées, ma chère mère, quand il est ému. « Catherine », dit-il, « Je rentre à la maison aujourd’hui, je suis désolé de vous quitter, mais il me faut partir. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas vus mon père et ma mère. Je vais envoyer immédiatement envoyer James qui me précèdera, et donc si vous avez une lettre, il pourra la prendre. Je n’arriverai quant à moi pas avant mercredi ou jeudi, car je dois passer à Londres pour affaires. Mais avant de vous quitter », continua-t-il en baissant la voix, mais toujours avec une grande énergie, « je dois vous avertir d’une chose – ne laissez pas Frederica Vernon faire son malheur avec ce Martin. Il veut l’épouser, sa mère encourage cette union, mais Frederica ne peut supporter cette idée. Soyez assurée que je vous parle en étant absolument certain de ce que j’avance ; je sais que Frederica est désespérée du séjour prolongé de Sir James. C’est une douce jeune fille, et elle mérite un meilleur destin. Renvoyez-le immédiatement, ce n’est qu’un sot, mais ce que peut faire la mère de Frederica, Dieu seul le sait ! Au revoir » ajouta-t-il, me serrant la main avec gravité, «  Je ne sais pas quand vous me reverrez, mais souvenez-vous de ce que je vous ai dit à propos de Frederica : vous devez vous attacher à ce qu’il lui soit rendu justice. C’est une aimable jeune fille, dotée d’un esprit bien supérieur à celui que nous lui prêtions. »
          Il me quitta alors et gravit en hâte l’escalier. Je n’essayai pas de l’arrêter, car je savais quels devaient être ses sentiments. Je n’ai pas besoin d’essayer de décrire quels étaient les miens tandis que je l’écoutais ; une minute ou deux je demeurai au même endroit, paralysée, mais paralysée de la plus agréable façon, même s’il me fallut quelque temps pour retrouver ma tranquillité d’esprit. Dix minutes environ après mon retour au salon, Lady Susan entra dans la pièce. J’en conclus, bien sûr, qu’elle et Reginald s’étaient querellés, et je cherchai avec une impatiente curiosité la confirmation de mes soupçons en observant son visage. Mais maîtresse dans l’art de la dissimulation, elle semblait parfaitement imperturbable, et après avoir discuté de différents sujets pendant un moment, elle me dit : « J’apprends de Wilson que nous allons perdre Mr. De Courcy – est-il vrai qu’il quitte Churchhill ce matin ? » Je lui répondis que tel était le cas. « Il ne nous en a rien dit hier soir » dit-elle en riant, « ni même ce matin au petit déjeuner ; mais peut-être ne le savait-il pas lui-même. Les jeunes gens sont souvent si prompts à de décider – mais ils sont tout aussi incertains lorsqu’il s’agit de se tenir à leurs décisions. Je ne serais pas surprise qu’il finisse par changer d’avis, et ne parte plus. »
          Elle ne tarda pas à quitter la pièce. Mais je crois toutefois, ma chère mère, que je n’ai aucune raison de craindre une modification des plans de Reginald ; les choses sont allées trop loin. Ils est certain qu’ils se sont querellés, et à propos de Frederica. Le calme dont fait preuve Lady Susan ne cesse cependant de m’étonner. Comme vous serez heureuse de revoir Reginald, et de le revoir toujours digne de votre estime, toujours capable de faire votre bonheur ! Quand je vous écrirai à nouveau, je serai sans doute en mesure de vous dire que Sir James est parti, Lady Susan vaincue, et Frederica en paix. Nous avons beaucoup à faire, mais cela doit être fait. Je suis impatiente de savoir comment cet étonnant changement a été opéré. Je termine comme j’avais commencé, en vous félicitant sincèrement.
          Je suis, etc.
          Catherine Vernon.
          LETTRE XXIV
          De Mrs. Vernon à Lady De Courcy
          Churchhill.
          J’étais loin d’imaginer, ma chère mère, lorsque je vous ai adressé ma dernière lettre, que l’agréable agitation dans laquelle se trouvait mon esprit aurait à subir un retournement aussi rapide et dramatique. Jamais je ne me pardonnerai ne serait-ce que de vous avoir écrit. Et pourtant qui aurait pu prévoir ce qui est arrivé ?
          Ma chère mère, tous les espoirs qui me rendaient si heureuse il n’y a pas deux heures se sont évanouis. La querelle entre Lady Susan et Reginald est terminée, et nous voici tous revenus au point de départ. Un point seulement a été marqué : Sir James Martin est renvoyé. Que pouvons-nous maintenant espérer ? Je suis cruellement déçue ; Reginald était presque parti, il avait demandé son cheval qu’on allait lui amener à la porte ; qui ne se serait pas cru à l’abri ? Pendant une demi-heure, j’attendais son départ d’un instant à l’autre. Après avoir envoyé votre lettre, je suis retournée m’asseoir auprès de Mr. Vernon dans ses appartements pour l’entretenir de toute l’affaire, et bien déterminée à aller trouver Frederica, que je n’avais pas vue depuis le petit déjeuner. Je la rencontrai dans l’escalier, et vis qu’elle pleurait. « Ma chère tante » dit-elle, « Il part – Mr. De Courcy part, et tout est de ma faute. Je crains que vous ne soyez très fâchée contre moi, mais vraiment, je n’imaginais pas que cela finirait ainsi. » « Ma chérie » répondis-je, « vous n’avez pas besoin de me présenter d’excuses à ce sujet, c’est moi qui me sens des obligations envers vous qui avez fait en sorte que mon frère rentre chez lui parce que… » et, reprenant mes esprits, je continuai :  « Je sais mon père très désireux de le revoir. Mais qu’avez-vous fait pour déclencher tout ceci ? » Elle rougit vivement et répondit : « J’étais tellement malheureuse à propos de Sir James que je n’ai pas pu m’empêcher. J’ai fait quelque chose de mal, je le sais, mais vous ne savez pas à quel point j’étais malheureuse ; et Maman m’a ordonnée de ne jamais vous en parler ni à vous ni à mon oncle, et – » « et donc, vous avez demandé à mon frère d’intervenir », dis-je, pour lui éviter une longue explication. « Non, mais je lui ai écrit – je l’ai fait, je me suis levée ce matin avant l’aube, et j’y ai passé deux heures, et lorsque ma lettre fut terminée, je pensais que je n’aurais jamais le courage de la lui remettre. Mais après le petit déjeuner, tandis que je retournais dans ma chambre, je l’ai rencontré sur mon chemin, et alors, comme je savais que tout allait dépendre de cet instant, je me suis forcée à la lui donner. Il a été assez bon pour la prendre immédiatement. Je n’osai pas le regarder, et m’enfuis prestement. J’étais tellement terrifiée que je pouvais à peine respirer. Ma chère tante, vous ne savez pas combien j’ai été malheureuse.
          « Frederica » dis-je, « vous auriez dû me confier tous vos chagrins. Vous auriez trouvée en moi une amie toujours prête à vous aider. Pouvez-vous croire que votre oncle et moi n’aurions pas su épouser votre cause avec la même ferveur que mon frère ? » « Vraiment, je n’ai jamais douté de votre bonté », dit-elle, rougissant à nouveau, « mais je pensais que Mr. De Courcy pouvait obtenir tout ce qu’il voulait de ma mère. Je me suis trompée : ils se sont violemment querellés à ce sujet, et maintenant il s’en va. Maman ne me le pardonnera jamais, et je serai encore plus malheureuse. » « Non, il n’en sera rien », répondis-je, « l’interdiction de votre mère n’aurait pas dû vous empêcher d’aborder un tel sujet avec moi. Elle n’a pas le droit de vous rendre malheureuse, elle ne peut pas le faire. Votre appel à Reginald ne peut toutefois qu’être profitable à toutes les parties. Je crois que tout est au mieux. Ainsi vous ne serez désormais plus malheureuse. »
          A ce moment précis, quel ne fut pas mon étonnement de voir Reginald sortir du cabinet de Lady Susan. Le cœur me manqua soudain. Il était évident qu’il était très gêné de me voir. Frederica disparut sur-le-champ. « Partez-vous ? » lui demandai-je. « Vous trouverez Mr. Vernon dans ses appartements. » « Non, Catherine », répondit-il, « je ne pars pas. Puis-je vous parler un moment ? Nous allâmes chez moi. « Je crois » continua-t-il, et sa confusion augmentait tandis qu’il parlait, « que j’ai agi comme d’habitude avec une impétuosité déraisonnable. Je n’ai pas du tout compris Lady Susan, et j’étais sur le point de quitter la maison avec une fausse impression de sa conduite. Il y a eu de grossières erreurs, nous avons tous fait des erreurs, j’imagine. Frederica ne connaît pas sa mère. Lady Susan ne veut rien d’autre que son bien, mais elle ne cherche pas à être son amie. Lady Susan ne sait pas toujours, en conséquence, ce qui peut rendre sa fille heureuse. En outre, je n’ai aucunement le droit d’intervenir. Miss Vernon a fait erreur en s’adressant à moi. En somme, Catherine, tout a mal tourné, mais tout va heureusement rentrer dans l‘ordre. Je crois que Lady Susan souhaite vous en parler si vous avez un moment. » « Certainement », répondis-je, soupirant profondément d’entendre une aussi piètre histoire. Je ne fis cependant aucun commentaire, car cela eût été en pure perte.
          Reginald n’était que trop heureux de me quitter, et je me rendis donc auprès de Lady Susan, curieuse à vrai dire d’entendre sa version des faits. « Ne vous ai-je pas dit », commença-t-elle avec un sourire, « que votre frère ne nous quitterait pas finalement ? » « Vous l’aviez dit, c’est vrai », répondis-je avec gravité, « mais j’espérais bien que vous vous trompiez. » « Je n’aurais pas hasardé un tel pronostic » répliqua-t-elle, « s’il ne m’était pas venu à l’esprit à ce moment que sa résolution de partir pouvait trouver son origine d’une conversation que nous avons eue ce matin, et qui s’est terminée de façon très peu satisfaisante pour lui, aucun de nous deux ne parvenant à bien comprendre l’autre. Cette idée me frappa à cet instant, et je résolus immédiatement qu’une dispute accidentelle, pour laquelle j’étais probablement autant à blâmer que lui, ne devait pas vous priver de votre frère. Si vous vous en souvenez j’ai quitté la pièce presque immédiatement. J’étais résolue à éclaircir ces malentendus autant qu’il était en mon pouvoir, et sans perdre de temps. Voilà de quoi il s’agissait : Frederica s’opposait violemment à son mariage avec Sir James. » « Et comment, Madame, pouvez-vous vous en étonner ? » éclatai-je avec quelque vivacité. « Frederica est très vive d’esprit, au contraire de Sir James. » « Je suis très loin de le regretter, ma chère sœur » dit-elle, « bien au contraire, j’y vois un signe remarquable de l’intelligence de ma fille. Certainement, Sir James est très en-dessous d’elle (et ses manières puériles aggravent encore cette impression), et si Frederica avait possédé la pénétration et l’habileté que je pouvais m’attendre à trouver chez ma propre fille – ou même si j’avais su les qualités dont elle dispose effectivement – je n’aurais pas souhaité aussi ardemment ce mariage. » « Il est curieux que vous soyez la seule à ne pas voir le bon sens de votre fille ! » « Frederica ne se rend jamais justice, ses manières sont timides et enfantines, et de plus elle a peur de moi. Du temps de son pauvre père c’était une enfant gâtée ; la sévérité dont j’ai dû faire preuve ensuite m’a fait perdre son affection. Elle n’a ni cette intelligence brillante, ni ce génie ou cette agilité d’esprit qui peuvent la mettre en avant. » « Dites plutôt qu’elle n’a pas eu la chance d’avoir une bonne éducation ! » « Dieu sait, ma chère Mrs. Vernon, que je m’en rends parfaitement compte, mais je m’efforce d’oublier toutes les circonstances qui pourraient entacher la mémoire d’un nom qui m’est sacré. »
          Alors, elle fit semblant de pleurer. Je commençais à perdre patience. « Mais, repris-je, qu’alliez-vous me dire, Madame,  au sujet de votre désaccord avec mon frère ? » « Il provient d’une initiative de ma fille, qui montre ainsi son manque de jugement et la terreur de j’ai le malheur de lui inspirer et à laquelle je faisais allusion tout à l’heure – elle a écrit à Reginald. » « Je sais qu’elle l’a fait. Vous lui aviez interdit de nous entretenir moi et Mr. Vernon des causes de sa détresse ; que pouvait-elle donc faire sinon s’adresser à mon frère ? » « Dieu du ciel ! » s’exclama-t-elle, « quelle opinion devez-vous avoir de moi ! Pouvez-vous imaginer un seul instant que j’étais au courant de sa détresse ! Que c’était mon dessein de rendre mon enfant misérable, et que j’avais pu lui interdire d’évoquer le sujet avec vous par crainte que vous ne puissiez faire obstacle à ce plan diabolique ! Me croyez-vous donc dépourvue de toute honnêteté, de tout sentiment ? Serais-je capable de condamner au malheur éternel celle dont il est de mon devoir sur cette terre de faire le bonheur ? Cette idée est horrible ! » « Mais alors, quelle était votre intention en exigeant d’elle le silence ? » « De quelle utilité, ma chère sœur, aurait pu être une telle démarche auprès de vous, quelle que soit la situation ? Pourquoi vous exposer à des sollicitations que je refusais moi-même d’entendre ? Une telle chose n’était souhaitable ni pour votre bien, ni pour le sien, ni même pour le mien. Une fois prise ma propre résolution, je ne pouvais désirer l’intervention, même amicale, d’une autre personne. Je me suis trompée, il est vrai, mais je croyais faire pour le mieux. » « Mais à quelle erreur, Madame, faites-vous si souvent allusion ? D’où peut donc venir une ignorance aussi étonnante des sentiments de votre fille ! Pouviez-vous ignorer qu’elle détestait Sir James ? » « Je savais qu’il n’était pas absolument l’homme qu’elle aurait choisi, mais j’étais persuadée que ses réserves à son égard ne venaient pas de ce qu’elle avait conscience de l’infériorité de Sir James. Vous ne devez toutefois pas me questionner avec trop d’insistance sur ce point, ma chère sœur », continua-t-elle, me prenant affectueusement par le bras, « je reconnais honnêtement qu’il y a quelque chose à cacher. Frederica me rend si malheureuse ! Sa lettre à Mr. De Courcy m’a particulièrement blessée. »
          « Que sous-entendez-vous », dis-je « par tous ces mystères ? Si vous croyez votre fille un tant soit peu attachée à Reginald, ses objections envers Sir James n’en seraient pas moins valables que si la raison en était qu’elle avait simplement pris conscience de sa sottise. Et de toute façon, Madame, pourquoi pourriez-vous vous quereller avec mon frère pour une intervention qu’il n’est pas dans sa nature de refuser, vous le savez bien, lorsqu’elle lui était demandée avec une telle insistance ?
          « Son tempérament, vous le savez, est vif, et il est venu me faire des reproches, plein de compassion pour cette jeune fille maltraitée, cette héroïne en détresse ! Nous ne nous sommes pas compris : il me croyait plus à blâmer que je ne l’étais réellement, et je trouvais son intervention moins excusable que je ne la trouve maintenant. J’ai beaucoup de considération pour lui, et j’étais mortifiée de constater que celle-ci avait été aussi mal placée ; c’était du moins ce que je pensais. Nous étions tous deux très énervés, et bien sûr aussi blâmable l’un que l’autre. Sa résolution de quitter Churchhill s’accorde bien avec son empressement habituel. Quand je compris quelle était son  intention, toutefois, et commençai à me rendre compte que peut-être nous nous étions l’un et l’autre mépris sur nos intentions, je résolus que nous ayons une explication avant qu’il ne soit trop tard. Pour chaque membre de votre famille je ressens une égale affection, et je crois que j’aurais été vivement peinée que mes relations avec Mr. De Courcy se terminent si tristement. Il me reste à dire que, maintenant que je suis intimement convaincue de l’antipathie qu’éprouve Frederica pour Sir James, je vais à l’instant informer ce dernier qu’il doit oublier tout espoir de l’épouser. Je m’en veux de l’avoir rendue malheureuse, même si c’était sans le vouloir. Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour réparer ; si elle attache autant de prix que moi à son bonheur, si elle juge sagement et se comporte comme elle doit le faire, tout ira maintenant bien pour elle. Excusez-moi, ma chère sœur, d’abuser ainsi de votre temps, mais je le devais à ma propre réputation, et après cette explication je crois que je ne risque plus de baisser dans votre estime. »
          J’aurais pu lui répondre : « Certainement pas ! », mais je la quittai presque sans un mot. Ma patience atteignait ses limites : je n’aurais pas pu m’arrêter si j’avais commencé. Quelle assurance ! Quelle perfidie ! Mais il est inutile que je m’étende sur ce sujet, vous en aurez été suffisamment frappée. Je ressens un profond malaise. Dès que j’eus repris contenance, je retournai au salon. La voiture de Sir James était à la porte, et il prit bientôt congé, joyeux comme toujours. Avec quelle facilité Madame parvient à encourager ou congédier un soupirant !
          Malgré cette délivrance, Frederica reste triste ; peut-être craint-elle toujours la colère de sa mère. Et bien qu’elle ait redouté le départ de mon frère, peut-être est-elle jalouse qu’il soit resté. Je vois avec quelle attention elle les observe, Lady Susan et lui, la pauvre fille ! Je n’ai aucun espoir à lui offrir. Il n’y a pas la moindre chance que son affection soit réciproque. L’opinion qu’il a d’elle est très différente de ce qu’elle était ; il lui rend quelque justice, mais sa réconciliation avec sa mère exclut toute possibilité d’une plus grande intimité. Ma chère mère, préparez-vous au pire ! Les probabilités qu’ils se marient viennent d’augmenter ! Il lui appartient plus que jamais. Quand cet évènement terrible se produira, Frederica sera totalement des nôtres. Je suis heureuse que ma dernière lettre ne précède que de peu celle-ci, car chaque instant compte lorsqu’il s’agit d’éviter d’éprouver une joie qui ne peut que se changer en déception.
          Bien à vous, etc.
          Catherine Vernon.

          #160681
          Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
          Maître des clés

            LETTRE XXV
            De Lady Susan à Mrs. Johnson.
            Churchhill.
            J’attends de vous, chère Alicia, des félicitations : je suis même gaie et triomphante ! Quand je vous ai écrit l’autre jour, j’étais à vrai dire très irritée, et avec raison. En réalité je ne sais pas si je dois me sentir plus sereine maintenant, car j’ai eu plus de peine que je ne l’avais prévu à rétablir la paix. Qu’il est insolent aussi, avec cette supériorité qu’il s’imagine que lui confère sa prétendue intégrité ! J’aurai bien du mal à lui pardonner, je vous le garantis. Il était réellement sur le point de quitter Churchhill ! J’avais à peine terminé ma dernière lettre quand Wilson vint m’en parler. Je pensais qu’il fallait tenter quelque chose, car je ne souhaitais pas laisser ma réputation à la merci d’un homme aux passions si violentes et si rancunières, et le laisser partir aussi défavorablement disposé envers moi eût été bien léger de ma part. Il était nécessaire de se montrer accommodante. J’envoyai Wilson lui dire que je souhaitais m’entretenir avec lui avant son départ ; il arriva immédiatement. Les violentes émotions qui avaient marqué son visage lorsque nous nous étions séparés commençaient à s’atténuer. Il semblait étonné de mon invitation à venir me rejoindre, et me regardait comme s’il souhaitait et craignait à la fois d’être adouci par ce que j’allais lui dire. Si j’étais bien telle que je souhaitais lui apparaître, j’étais digne et compassée, et pourtant, suffisamment pensive pour le convaincre que je n’étais pas très heureuse. « Je vous demande pardon, Monsieur, pour avoir pris la liberté de vous envoyer chercher » dis-je, « mais je viens d’apprendre votre intention de quitter ces lieux dès aujourd’hui, et je crois de mon devoir de vous prier de ne pas écourter ne serait-ce que d’une heure votre visite ici par ma faute. Je suis tout à fait consciente qu’après ce qui s’est passé entre nous, il serait malvenu pour nos sentiments à tous deux de demeurer sous le même toit. Un si grand, un si complet changement dans nos relations amicales ne peut que rendre tout commerce entre nous des plus pénibles, et votre résolution de quitter Churchhill est à n’en pas douter en accord avec notre situation, et avec ce tempérament vif que je sais être le vôtre. Mais en même temps, je ne puis souffrir le sacrifice de vous voir quitter une famille à laquelle vous êtes si attaché, et à qui vous êtes si cher. Ma présence ici ne peut apporter à Mr. et Mrs. Vernon le plaisir que leur procure votre présence, et mon séjour dans cette demeure a peut-être été trop long. En conséquence mon départ, qui ne devait de toute façon plus trop tarder, peut sans aucun inconvénient être avancé, et je mets un point d’honneur de ne pas être l’instrument qui séparera une famille si affectueusement unie. Où j’irai, cela n’a aucune importance pour qui que ce soit, et en vérité très peu d’importance pour moi-même, mais vous, vous comptez énormément pour vos parents. »
             J’en avais fini, et j’espère que vous serez satisfaite de mon petit discours. J’en tire quelque vanité, car son effet sur Reginald ne fut pas moins favorable qu’instantané. Oh, combien il était délicieux de suivre les changements de sa physionomie tandis que je parlais ! De voir cette lutte entre la tendresse qui revenait et ce qui restait de son courroux ! C’est plutôt agréable d’avoir une sensibilité aussi malléable : non que je la lui envie, non que je voudrais, pour l’amour du ciel ! être comme lui, mais c’est bien pratique quand vous voulez influencer les passions des autres. Et ce Reginald, que quelques mots de ma part ont suffi à radoucir et à ramener à la plus complète soumission, docile, plus attaché et plus dévoué que jamais, aurait pu me quitter gonflé d’orgueil à la première colère sans même réclamer une explication ! Mais aussi humble qu’il soit devenu, je ne puis cependant pas lui pardonner cet accès d’orgueil, et je me demande si je ne vais pas le punir en le congédiant juste après cette réconciliation, ou en l’épousant afin de le torturer toute sa vie.
            Mais ces mesures sont toutes deux trop violentes pour être adoptées sans y réfléchir. A l’heure présente, j’hésite entre plusieurs plans. J’ai beaucoup à penser : je dois punir Frederica, et avec sévérité, pour en avoir appelé à Reginald ; je dois le punir, lui, pour l’avoir accueillie si favorablement, et pour le reste de sa conduite. Je dois faire payer à ma belle-sœur cet air de triomphe insolent que j’ai perçu dans son regard et ses manières quand Sir James a été éconduit, car, si j’ai pu me réconcilier avec Reginald, je n’ai rien pu faire pour sauver ce malheureux jeune homme. Enfin, je dois trouver des compensations pour toutes les humiliations que j’ai dû endurer ces derniers jours. Pour tout cela, j’ai plusieurs plans. J’ai aussi dans l’idée de me rendre bientôt à Londres, et quel que soient mes choix par ailleurs, je mettrai probablement ce projet-ci à exécution : car Londres sera toujours le meilleur champ d’action quels que soient mes projets. Et au moins, j’y serai récompensée par votre compagnie, et je pourrai me distraire quelque peu après dix semaines de pénitence à Churchhill. Après y avoir si longuement réfléchi, je crois qu’il est dans ma nature de mener à son terme ce projet de mariage entre ma fille et Sir James. Donnez-moi votre avis sur ce point. La flexibilité d’esprit, un tempérament à se laisser guider par les autres, voilà des qualités dont, vous le savez, je ne suis guère désireuse de faire montre. Quant à Frederica, elle n’a droit à aucune indulgence pour ses caprices si ceux-ci sont contraires aux souhaits de sa mère. Et son amour platonique pour Reginald ! C’est sans aucun doute mon devoir de décourager de telles absurdités romanesques. Tout bien considéré, en somme, on dirait qu’il va me falloir la ramener en ville et la marier immédiatement à Sir James. Lorsque j’aurai réussi à lui imposer ma volonté, j’aurai quelque intérêt à rester en bons termes avec Reginald, ce qui, à l’heure actuelle, n’est pas le cas : car, bien qu’il soit en mon pouvoir, j’ai cédé sur le point qui était précisément à l’origine de notre querelle, et il est difficile de dire qui a remporté la victoire. Donnez-moi votre opinion sur tous ces sujets, ma chère Alicia, et dites-moi si vous pouvez me trouver un logement qui me convienne tout près de chez vous.
            Votre dévouée
            Susan Vernon.
            LETTRE XXVI
            De Mrs. Johnson à Lady Susan
            Edward Street.
            Je suis honorée que vous me demandiez mon avis, et le voici : venez en ville sans perdre un instant, mais laissez Frederica là-bas. Il vaut mieux vous établir confortablement en épousant Mr. De Courcy, que l’irriter lui et toute sa famille en forçant votre fille à épouser Sir James. Vous devriez penser plus à vous-même et moins à Frederica. Elle n’est pas à même d’augmenter votre crédit dans le monde, et elle me semble précisément là où elle doit être à Churchhill, avec les Vernon. Mais vous, vous êtes faite pour la société, et c’est une honte que vous soyez ainsi exilée. Laissez donc là Frederica, se punir elle-même pour les soucis qu’elle vous a causés, laissez-la cultiver cette sensibilité romanesque qui fera toujours son malheur, et venez à Londres dès que vous le pourrez. J’ai une autre raison de vous presser : Mainwaring est venu en ville la semaine dernière, et il s’est débrouillé pour me voir, malgré Mr. Johnson. Il est absolument désespéré à votre sujet, et tellement jaloux de De Courcy qu’il serait très imprudent pour eux de se rencontrer. Et si vous ne l’autorisez pas à vous voir ici, je ne puis vous garantir qu’il ne commettra pas une grande imprudence – comme se rendre à Churchhill, par exemple, ce qui serait terrible ! Par ailleurs, si vous suivez mon conseil et épousez De Courcy, il vous sera absolument nécessaire de vous débarrasser de Mainwaring, et vous seule pouvez avoir assez d’influence sur lui pour le renvoyer auprès de sa femme.
            En vérité j’ai encore une autre raison de souhaiter votre venue : Mr. Johnson quitte Londres mardi prochain, il va en cure à Bath, où, si les eaux sont favorables à sa bonne santé et à mes souhaits, il restera alité avec la goutte pendant de longues semaines. Pendant son absence, nous pourrons choisir notre propre société, et bien nous amuser. Je vous aurais bien proposé de venir à Edward Street, mais il m’avait fait promettre de ne jamais vous inviter chez moi. Il n’aurait jamais pu obtenir de moi cette promesse sans la grande détresse financière dans laquelle je me trouvais à l’époque. Je peux vous trouver, cependant, un bel appartement dans Upper Seymour Street, et nous serons toujours ensemble ici ou là, car je considère que la promesse que j’ai faite à Mr. Johnson ne vous interdit (du moins en son absence) que de dormir à la maison.
            Le pauvre Mainwaring me raconte tellement d’histoires à propos de la jalousie de sa femme. Quelle sotte d’espérer quelque constance d’un homme aussi charmant ! Mais elle a toujours été sotte – surtout en l’épousant : elle, héritière d’une fortune considérable, et lui, sans un sou ! Elle aurait pu avoir un titre, sans parler des baronnets. Elle a fait montre à cette occasion d’une telle folie, que bien que Mr. Johnson ait été son tuteur, et que je ne partage généralement pas ses vues, je ne pourrai jamais la pardonner.
            Adieu. Bien à vous,
            Alicia.
            LETTRE XXVII
            De Mrs. Vernon à Lady De Courcy
            Churchhill.
            Cette lettre, ma chère mère, vous sera remise par Reginald. Sa longue visite arrive enfin à son terme, mais je crains que cette séparation n’arrive trop tard pour nos affaires. Elle va à Londres pour voir son amie intime, Mrs. Johnson. Elle avait d’abord voulu que Frederica l’accompagne, pour qu’elle bénéficie des enseignements qu’on peut trouver là-bas, mais nous avons eu le dessus sur ce point. Frederica était désespérée à l’idée de partir, et je ne pouvais supporter l’idée de la savoir à la merci de sa mère ; tous les maîtres de Londres n’auraient pu compenser la perte de son bien-être. J’aurais pu aussi m’inquiéter pour sa santé, ou pour toute autre chose, à l’exception de ses principes – sur ce point, je pense qu’elle n’a guère à craindre de sa mère ou des amies. Mais elle aurait forcément dû se mêler à ces femmes (un bien mauvais lot, je n’en doute pas), ou au contraire rester dans une complète solitude, et je ne sais ce qui pour elle aurait été le pire. Si elle était restée aux côtés de sa mère, de plus, elle aurait certainement dû, hélas ! côtoyer également Reginald, ce qui aurait été pire que tout.
            Ici, nous allons retrouver le calme, et nos habitudes, nos livres et nos conversations, et l’exercice, la compagnie des enfants, et tous les plaisirs domestiques qu’il sera en mon pouvoir de lui procurer, sauront à n’en pas douter venir à bout de cet amour d’enfant. Je n’aurais aucune inquiétude si elle affrontait n’importe quelle autre femme que sa mère. Combien de temps Lady Susan restera-t-elle en ville, et reviendra-t-elle ici, je ne le sais. Je ne saurais lui faire une cordiale invitation, mais si elle choisissait de revenir, ce n’est pas un manque de cordialité de ma part qui la tiendra éloignée. Je n’ai pas pu m’empêcher de demander à Reginald s’il entendait rester à Londres cet hiver, dès que j’ai su que Madame s’y rendait. Il a prétendu qu’il n’était pas décidé, mais il y avait quelque chose dans son air et dans sa voix qui contredisait ses paroles. C’en est fini des lamentations. Je considère la chose comme tellement décidée que je m’y résigne en désespoir de cause. S’il vous quitte bientôt pour Londres, alors tout sera joué.
            Votre affectionnée, etc.
            Catherine Vernon.
            LETTRE XXVIII
            De Mrs. Johnson à Lady Susan
            Edward Street.
            Ma très chère amie – je vous écris dans la plus grande détresse ; un évènement des plus graves vient de se produire. Mr. Johnson est parvenu à nous atteindre tous de la plus cruelle manière. J’imagine qu’il a dû entendre dire, d’une façon ou d’une autre, que vous seriez bientôt à Londres, et il s’est arrangé pour avoir une attaque de goutte qui va, au mieux, retarder son départ pour Bath, sinon l’empêcher tout à fait. Je suis persuadée que la goutte peut être convoquée ou renvoyée selon son bon plaisir, il en était de même lorsque j’avais voulu rejoindre les Hamilton aux lacs, et il y a trois ans, lorsque j’étais tentée par un séjour à Bath, rien n’aurait pu l’amener à montrer le moindre symptôme de goutte.
            Je suis heureuse de voir que ma lettre vous a fait tellement d’effet, et aussi que De Courcy soit maintenant sans doute tout à vous. Faites-moi savoir quand vous arriverez, et en particulier dites-moi ce que vous comptez faire de Mainwaring. Il est impossible de dire quand je pourrai vous rendre visite, car ma réclusion sera complète. C’est une ruse si abominable que d’être malade ici et non à Bath, que je eux à peine me contenir. A Bath ses vieilles tantes auraient veillé sur lui, mais ici tout m’incombe, et il endure la douleur avec une telle patience que je n’ai même pas la moindre excuse pour perdre mon calme.
            Fidèlement votre,
            Alicia
            LETTRE XXIX
            De Lady Susan à Mrs. Johnson
            Upper Seymour Street.
            Ma chère Alicia – je n’avais pas besoin de ce dernier accès de goutte pour détester Mr. Johnson, mais maintenant l’intensité de mon aversion n’est plus mesurable. Vous savoir confinée dans ses appartements en tant que garde-malade ! Ma chère Alicia, quelle erreur avez-vous donc commise d’épouser un homme de cet âge ! Juste assez vieux pour être exigeant, incontrôlable, et avoir la goutte, trop vieux pour être agréable, trop jeune pour mourir.
            Je suis arrivée hier soir vers cinq heures, et j’avais à peine avalé mon dîner que Mainwaring a fait son entrée. Je ne nierai pas le plaisir que j’ai éprouvé à sa vue, ni combien j’ai pu mesurer le contraste qui peut exister entre sa personne et ses manières, et celles de Reginald… au grand désavantage de ce dernier. Pendant une heure ou deux, ma résolution de l’épouser a même vacillé, et bien que cette idée fût trop vaine et insensée pour que je la garde trop longtemps à l’esprit, je ne me sens tout de même pas trop impatiente de me marier, ni de le voir arriver en ville conformément à nos engagements. Je différerai sans doute son arrivée, sous un prétexte ou un autre. Il ne doit pas venir avant que Mainwaring ne soit reparti. J’ai encore par moments des doutes au sujet de ce mariage. Si le vieux mourait, je n’aurais pas la moindre hésitation, mais sinon, dépendre à ce point des caprices de Sir Reginald conviendra fort peu à ma liberté d’esprit. Si je décide au contraire d’attendre ce triste évènement, je pourrai trouver dans mon récent veuvage de dix mois à peine une excuse bien suffisante. Je n’ai donné aucun indice à Mainwaring sur mes intentions, ni ne lui ai donné la moindre raison de voir dans mes rapports avec Reginald autre chose qu’un flirt comme un autre, et j’ai réussi à l’apaiser suffisamment. Adieu, jusqu’à ce que nous nous retrouvions ; je suis enchantée de mon logement.
            Fidèlement vôtre,
            Susan Vernon.
            LETTRE XXX
            De Lady Susan à Mr. Reginald De Courcy
            Upper Seymour Street.
            J’ai bien reçu votre lettre, et je ne cherche pas à vous cacher que je suis flattée de vous voir si impatient de me rejoindre. Toutefois, je me vois dans la nécessité de repousser l’heure de ces retrouvailles au-delà de ce que nous avions prévu. Ne me jugez pas ingrate d’user ainsi de mon pouvoir, et ne m’accusez pas non plus de versatilité avant d’avoir entendu mes raisons. Pendant mon voyage depuis Churchhill, j’ai eu tout le loisir de réfléchir sur l’état de nos affaires, et chaque examen que j’en ai fait a renforcé ma conviction qu’elles demandaient une grande délicatesse et une grande prudence, auxquelles nous avions jusqu’ici été peu attentifs. Nos sentiments nous avaient amenés à un degré de précipitation qui s’accorde mal avec les attentes de nos amis ou l’opinion de la société. Nous avons été imprudents en formant cet engagement quelque peu hâtif, mais nous ne devons pas persévérer dans l’imprudence en le ratifiant, alors qu’il y aurait tant de raisons de craindre que cette alliance ne rencontre l’opposition de ces amis dont vous dépendez.
            Nous ne devons pas blâmer votre père d’espérer pour vous un mariage avantageux. Quand une famille possède des biens aussi considérables, le désir de les accroître, s’il n’est pas complètement raisonnable, est trop couramment répandu pour susciter notre surprise ou notre ressentiment. Votre père est en droit d’attendre que sa belle-fille lui amène de l’argent, et je me fais parfois le reproche d’accepter que vous puissiez consentir à une union aussi déraisonnable, mais l’influence de la raison se fait souvent sentir trop tard par les personnes qui ont une sensibilité aussi vive que la mienne. Je suis maintenant veuve depuis quelques mois, et, bien que je ne sois pas redevable envers mon mari pour le peu de bonheur qu’il m’a apporté pendant ces quelques années, je ne puis oublier qu’un second mariage si rapide serait vu comme une indélicatesse et m’exposerait à la censure du monde, et, ce qui est encore plus insupportable, à encourir le déplaisir de Mr. Vernon. Je devrais peut-être m’endurcir contre l’injustice de la réprobation publique, mais vous savez bien que je ne puis endurer l’idée de perdre son estime. Et si l’on ajoute à cela le sentiment de vous avoir porté préjudice dans les relations avec votre famille, comment pourrais-je le supporter ? Avec une sensibilité aussi délicate que la mienne, la certitude d’avoir séparé le fils de ses parents ferait de moi, même en votre compagnie, la plus malheureuse des femmes. Il est donc certainement plus sage de différer notre union, jusqu’à ce que les circonstances soient plus favorables et que les affaires aient pris un meilleur tour. Pour nous aider dans une telle résolution, je crois que la séparation est nécessaire. Nous ne devons pas nous voir. Aussi cruelle que cette phrase puisse nous paraître, il est nécessaire de la prononcer, afin que je puisse me réconcilier avec moi-même, comme cela vous semblera évident quand vous considérerez la situation sous l’éclairage où la nécessité m’a contraint de vous la présenter. Vous serez peut-être – vous serez certainement – convaincu que rien d’autre que la ferme conviction de mon devoir n’aurait pu m’amener à blesser ainsi mes propres sentiments en exigeant une séparation prolongée. Sans doute ne me suspecterez-vous pas d’être insensible à vos propres sentiments. Une fois de plus je vous le dis, nous ne devrions pas, nous ne devons pas nous rencontrer. Une séparation de quelques mois tranquillisera les inquiétudes fraternelles de Mrs. Vernon, qui, habituée comme elle l’est à la richesse, pense que la fortune est toujours nécessaire, et dont la sensibilité n’est pas de nature à pouvoir comprendre la nôtre. Donnez-moi de vos nouvelles bientôt – très bientôt. Dites-moi que vous vous rendez à mes arguments, et que vous ne m’en faites pas reproche. Je ne suis supporter les reproches. Je dois chercher à m’occuper l’esprit, et heureusement, beaucoup de mes amis sont en ville, et parmi eux les Mainwaring ; vous savez combien je les apprécie l’un comme l’autre.
            Bien sincèrement,
            Susan Vernon.
            LETTRE XXXI
            De Lady Susan à Mrs. Johnson
            Upper Seymour Street.
            Ma chère amie – ce fâcheux de Reginald est ici. Ma lettre, qui avait pour but de le maintenir plus longtemps à la campagne, l’a précipité en ville. Même si j’aimerais le savoir au loin, je ne puis toutefois m’empêcher de me réjouir d’une pareille preuve d’attachement. Il m’est dévoué, corps et âme. Il vous portera ce billet lui-même, ce qui lui servira d’introduction, car il désire depuis longtemps vous être présenté. Permettez-lui de passer la soirée avec vous, afin que je n’aie pas à craindre de le voir revenir ici. Je lui ai dit que je n’étais pas très bien, et devais rester seule ; s’il devait revenir ici il pourrait y avoir une certaine confusion, car il est impossible d’être sûr des domestiques. Gardez-le donc à Edward Street, je vous en supplie. Vous ne le trouverez pas pénible, et je vous permets de flirter avec lui autant que vous le voudrez. Mais en même temps, ne perdez pas de vue mon intérêt : trouvez tous les arguments pour le convaincre que je serais très contrariée s’il restait ici ; vous connaissez mes raisons : les convenances, etc. Je les lui rappellerais bien moi-même, mais je suis impatiente de me débarrasser de lui, car Mainwaring arrive dans une demi-heure. Adieu !
            Susan Vernon.
            LETTRE XXXII
            De Mrs. Johnson à Lady Susan
            Edward Street.
            Ma chère créature – Je suis désespérée, et ne sais que faire. Mr. De Courcy est arrivé juste au mauvais moment. Mrs. Mainwaring venait tout juste d’entrer dans la maison, et de forcer le passage pour voir son tuteur. Je n’en ai rien su sur le moment, car j’étais sortie lorsque Reginald et elle sont entrés, sinon je l’aurais renvoyé d’une façon ou d’une autre. Mais elle s’était enfermée avec Mr. Johnson, tandis que Reginald m’attendait dans le salon. Elle est arrivée hier, poursuivant son mari ; mais peut-être vous l’a-t-il déjà appris lui-même. Elle est venue en cette maison pour implorer mon mari d’intervenir, et avant que je puisse faire quoi que ce soit, tout ce qu’il aurait dû ignorer était déjà connu de lui. Pour comble de malheur, elle a réussi à faire dire au valet de Mainwaring que ce dernier vous avait rendu visite tous les jours depuis que vous étiez en ville, et elle venait justement de le suivre jusqu’à votre porte ! Que pouvais-je faire ! Ces évènements sont tellement horribles ! Tout est maintenant connu de De Courcy, qui est seul avec Mr. Johnson. Ne m’accusez pas ; il m’était réellement impossible de l’empêcher. Mr. Johnson suspectait depuis longtemps De Courcy d’avoir l’intention de vous épouser, et il s’est entretenu avec lui dès qu’il l’a su dans la maison. Cette horrible Mrs. Mainwaring, qui, pour votre bonheur, est plus maigre et plus affreuse que jamais, est toujours ici, et ils sont tous enfermés ensemble. Que faire ? Au moins je l’espère, Mainwaring accablera sa femme plus que jamais. Je pense à vous,
            Fidèlement vôtre,
            Alicia.
            LETTRE XXXIII
            Lady Susan à Mrs. Johnson
            Upper Seymour Street.
            Cet éclaircissement est assez malheureux. Quelle malchance que vous ayez été absente ! J’étais certaine que vous seriez là à sept heures. Mais je ne suis toutefois pas découragée. Ne vous tourmentez pas pour moi ; sachez-le, je peux arranger mon histoire pour qu’elle convienne à Reginald. Mainwaring vient juste de partir ; il m’a informée de l’arrivée de sa femme. Quelle sotte, qu’espère-t-elle donc de telles manœuvres ? Mais j’aurais préféré qu’elle reste tranquillement à Langford. Reginald sera furieux un temps, mais demain pour le dîner, tout sera à nouveau pour le mieux.
            Adieu !
            Susan Vernon.
            LETTRE XXXIV
            De Reginald De Courcy à Lady Susan
            Hôtel ***
            J’écris juste pour vous dire adieu ; le charme est rompu ; je vous vois telle que vous êtes. Depuis que nous nous sommes séparés hier, j’ai reçu d’une autorité indiscutable des informations sur vous qui m’ont douloureusement convaincu de la tromperie dont j’ai été victime, et de l’absolue nécessité d’une séparation immédiate et définitive. Vous ne pouvez ignorer ce à quoi je fais allusion. Langford ! Langford ! Ce mot suffira. Je tiens mes informations de Mrs. Mainwaring elle-même, et je les ai obtenues chez Mr. Johnson. Vous savez combien je vous ai aimée ; vous pouvez aisément deviner quels sont mes sentiments aujourd’hui ; mais je ne suis pas faible au point de trouver plaisir à les décrire à une femme qui se glorifiera de les avoir mis au supplice, sans qu’ils aient jamais pu gagner son affection.
            Reginald de Courcy.

            LETTRE XXXV
            De Lady Susan à Mr. Reginald De Courcy
            Upper Seymour Street.
            Je n’essaierai pas de vous décrire mon étonnement lorsque j’ai lu ce billet que je viens de recevoir de vous. Je reste perplexe lorsque je m’efforce d’imaginer avec quelque vraisemblance ce qu’a bien pu vous dire Mrs. Mainwaring pour occasionner un tel revirement dans vos sentiments. Ne vous ai-je pas exposé tout ce qui dans mes affaires pouvait se prêter à une interprétation douteuse, et que la société a perfidement présenté en ma défaveur ? Et qu’avez-vous bien pu entendre pour faire ainsi vaciller l’estime que vous aviez pour moi ? Vous ai-je jamais caché quoi que ce soit ? Reginald, vous m’inquiétez plus que je ne saurais dire. Je ne puis croire que cette vieille histoire de jalousie de Mrs. Mainwaring puisse ressortir, et moins encore qu’elle puisse être encore écoutée. Venez à moi à l’instant, et expliquez-moi ce qui pour l’heure est absolument incompréhensible. Croyez-moi, le seul nom de Langford n’a pas un pouvoir évocateur suffisant pour qu’il ne soit pas besoin d’en dire plus. Si nous devons effectivement nous séparer, il serait au moins aimable à vous de prendre congé en personne – mais je n’ai pas le cœur à plaisanter ; en vérité je suis très sérieuse, car baisser dans votre estime, ne serait-ce que pour une heure, est une humiliation à laquelle je ne sais comment faire face. Je compterai chaque minute d’ici à votre arrivée.
            Susan Vernon.
            LETTRE XXXVI
            De Mr. Reginald De Courcy à Lady Susan
            Hôtel ***
            Pourquoi m’écrire ? Pourquoi vouloir des détails ? Mais s’il en est ainsi, je suis forcé de dire que tous les rapports sur votre inconduite durant la vie de Mr. Vernon, et depuis sa mort, m’étaient parvenus, à moi comme au monde en général, et que j’y ajoutais foi jusqu’à ce que je vous rencontre. Vous avez su m’amener à les rejeter, par vos perfides artifices, mais on m’a prouvé la véracité de ces rapports d’une manière indiscutable. Mieux encore, je suis certain qu’une liaison, à laquelle je n’avais jamais songé un instant, a existé un temps, et continue d’exister, entre vous et cet homme dont la famille n’a reçu de vous que des tourments en échange de l’hospitalité qu’elle vous avait offerte. Je sais que vous n’avez cessé de correspondre avec lui depuis votre départ de Langford ; pas avec sa femme, mais avec lui, et qu’il vous rend maintenant visite chaque jour. Pouvez-vous, oserez-vous le nier ? Et pendant ce temps vous m’encouragiez, vous m’acceptiez comme votre prétendant ! A quoi n’ai-je pas échappé ! Je ne peux que m’en réjouir. Je suis loin de me plaindre, ou de regretter quoi que ce soit ! Ma propre folie m’a mis en danger  je ne dois mon salut qu’à la bonté et à l’intégrité d’un autre homme. Mais la malheureuse Mrs. Mainwaring, dont la raison semblait vaciller lorsqu’elle me rapportait ces évènements, comment la consoler, elle ? Après une telle découverte, vous aurez mauvaise grâce à continuer à feindre l’étonnement devant ma manière de vous dire adieu. J’ai enfin retrouvé mon bon sens, et j’ai appris non seulement à haïr les artifices qui m’ont trompé, mais aussi à mépriser ma propre faiblesse sur laquelle ils avaient érigé leur pouvoir.
            Reginald de Courcy.
            LETTRE XXXVII
            De Lady Susan à Mr. Reginald De Courcy
            Upper Seymour Street.
            Je suis satisfaite, et je ne vous dérangerai plus une fois ces quelques lignes terminées. L’engagement que vous étiez si pressé de contracter il y a quinze jours n’est plus compatible avec vos opinions, et je me réjouis de constater que les conseils de prudence de vos parents n’ont pas été prodigués en vain. Vous retrouverez la paix, je n’en doute pas, à la suite de cet acte de soumission filiale, et je me flatte quant à moi, de survivre à cette déception.
            Susan Vernon.

            LETTRE XXXVIII
            De Mrs. Johnson à Lady Susan Vernon
            Edward Street.
            Je suis bien triste de votre rupture avec Mr. De Courcy, bien que je ne parvienne pas à m’en étonner. Il vient d’en informer Mr. Johnson par courrier. Il quitte Londres, dit-il, aujourd’hui même. Soyez sûr que je partage tous vos sentiments, et ne m’en veuillez pas de vous dire que nos relations, même par courrier, doivent cesser. J’en suis désespérée, mais Mr. Johnson affirme que si je persiste à les maintenir, il s’installera à la campagne pour le reste de sa vie ; et vous savez qu’il m’est impossible de me soumettre à une telle extrémité tant qu’il existe une alternative. Je pense que vous avez appris que les Mainwaring vont se séparer, et je crains fort que Mrs. Mainwaring ne revienne chez nous. Mais elle est si entichée de son mari, et se fait tellement de souci pour lui, que peut-être elle ne vivra plus bien longtemps. Miss Mainwaring vient d’arriver en ville pour y retrouver sa tante, et ils disent qu’elle a déclaré qu’elle ne quitterait pas Londres sans Sir James Martin. A votre place, je garderais celui-ci pour moi.
            J’allais oublier de vous faire part de mon opinion au sujet de Mr. De Courcy ; il me plait réellement beaucoup ; il est tout à fait aussi élégant, à mon avis, que Mainwaring, et il est d’un caractère si ouvert, si plein de bonne humeur, qu’on ne peut s’empêcher de l’aimer au premier regard. Mr. Johnson et lui sont les meilleurs amis du monde. Adieu, ma très chère Susan, j’aurais aimé que les choses n’aient pas aussi mal tourné. Cette malheureuse visite à Langford ! Mais je suis sûre que vous avez agi au mieux, et qu’on ne peut rien contre son destin.
            Sincèrement vôtre,
            Alicia.
            LETTRE XXXIX
            De Lady Susan à Mrs. Johnson
            Upper Seymour Street.
            Ma chère Alicia,
            J’accepte la nécessité de notre séparation. Au vu des circonstances, vous ne pouviez faire autrement. Notre amitié ne peut en être affectée, et quand les temps seront meilleurs, quand vous serez aussi indépendante que moi, nous retrouverons notre intimité d’autrefois. J’attendrai impatiemment ce moment, et dans l’intervalle  je puis sans crainte vous assurer que je n’ai jamais été plus à l’aise, que je  n’ai  jamais été plus satisfaite de moi qu’au moment présent. Votre mari que je déteste, Reginald que je méprise : je suis assurée de ne plus jamais revoir aucun des deux. N’ai-je pas des raisons de me réjouir ? Mainwaring m’est plus dévoué que jamais, et si nous étions libres, je ne sais pas si je pourrais lui résister s’il m’offrait le mariage. Si sa femme vit chez vous, c’est même là un évènement qu’il est en votre pouvoir de favoriser. La violence de ses sentiments, si elle est proprement cultivée, peut terminer de l’épuiser. Je compte sur votre amitié pour y veiller.  Je suis maintenant satisfaite de me rendre compte que je n’aurais jamais pu épouser Reginald, et je suis également déterminée à ce que Frederica ne l’épouse pas non plus. Demain, je la ramènerai de Churchhill, et que Maria Mainwaring tremble de ce qui s’ensuivra ! Frederica sera l’épouse de Sir James avant qu’elle ait quitté ma demeure, et elle pourra gémir, et les Vernon pourront tempêter autant qu’ils voudront, je ne m’en soucie guère. Je suis fatiguée de me plier aux caprices des autres, de plier mon jugement par déférence envers des personnes à qui je ne dois rien, et pour lesquelles je ne ressens aucun respect. J’ai trop donné, je me suis laissée trop aisément manœuvrer, mais Frederica va maintenant se rendre compte du changement. Adieu, vous la plus chère des amies ! Que la prochaine attaque de goutte vous soit plus favorable ! Et puissiez-vous me voir toujours comme éternellement vôtre !
            Susan Vernon.
            LETTRE XL
            De Lady De Courcy à Mrs. Vernon
            Ma chère Catherine,
            J’ai de charmantes nouvelles pour vous, et si je n’avais pas envoyé ma lettre ce matin, vous auriez pu vous éviter le tracas de savoir Reginald parti pour Londres, car il est revenu. Reginald est revenu, non pas pour demander notre consentement pour épouser Lady Susan, mais pour nous annoncer qu’ils s’étaient séparés pour toujours. Il n’est resté qu’une heure à la maison, et je n’ai pas pu apprendre les détails, car il est si déprimé que je n’avais pas le cœur à lui poser des questions, mais je crois que nous saurons bientôt tout. C’était l’heure la plus heureuse qu’il nous ait offerte depuis le jour de sa naissance. Rien ne manque plus que de vous avoir parmi nous, et nous vous demandons, et vous supplions même de venir nous rejoindre dès que vous le pourrez. Vous nous aviez promis une visite il y a de longues semaines ; j’espère que Mr. Vernon n’y verra pas d’inconvénient, et s’il vous plaît, amenez tous mes petits-enfants, et votre chère nièce également bien sûr ; j’ai hâte de la voir. Ce fut un hiver bien triste et bien rude jusqu’ici, sans Reginald ni personne de Churchhill. La saison ne m’avait jamais semblé aussi triste, mais ces joyeuses retrouvailles nous rendront notre jeunesse ! Frederica ne quitte pas mes pensées, et quand Reginald aura retrouvé son habituelle bonne humeur (prochainement j’en suis sûre), nous essaierons de lui ravir son cœur une fois de plus, et j’ai bon espoir de les voir unis dans peu de temps !
            Votre mère affectionnée,
            C. De Courcy.
            LETTRE XLI
            De Mrs. Vernon à Lady de Courcy
            Churchhill.
            Ma chère mère,
            Votre lettre m’a surprise au-delà de toute expression ! Est-il possible qu’ils soient réellement séparés – et pour toujours ? Je serais folle de joie si je pouvais en être assurée, mais après tout ce que j’ai vu, comment en être sûre ? Et Reginald est chez vous, vraiment ? Ma surprise est d’autant plus grande que mercredi, le jour même de son arrivée à Parklands, nous avons reçu une visite inattendue et fort malvenue de Lady Susan, toute de douceur et de bonne humeur, et qui semblait plus être sur le point de l’épouser dès qu’elle rentrerait à Londres, que de l’avoir quitté à jamais. Elle est restée presque deux heures, elle était plus affectueuse et agréable que jamais, et pas une syllabe, ni la moindre allusion, ne fut prononcée qui aurait pu laisser penser qu’il y avait la moindre mésentente ou la moindre froideur entre eux. Je lui demandai si elle avait vu mon frère depuis son arrivée en ville, et vous vous doutez bien que je n’avais aucun doute à ce sujet, mais il s’agissait plutôt de voir sa réaction. Elle me répondit immédiatement, et sans être le moins du monde embarrassée, qu’il avait eu la gentillesse de lui rendre visite lundi, mais qu’elle pensait qu’il était déjà retourné chez lui, ce à quoi j’accordai très peu de crédit.
            Nous acceptons votre aimable invitation avec plaisir, et nous serons parmi vous jeudi prochain avec les petits. Prions le ciel pour que Reginald ne soit pas à nouveau à Londres à ce moment-là ! J’aimerais que nous puissions amener aussi cette chère Frederica, mais j’ai le regret de vous dire que sa mère était parmi nous afin de la ramener, et aussi misérable que cela ait pu rendre la pauvre fille, il était impossible de la retenir. J’étais absolument décidée à ne pas la laisser partir, ainsi que son oncle, et nous fîmes tout ce qui était possible, mais Lady Susan déclara que puisqu’elle était sur le point de s’installer à Londres pour quelques mois, elle ne serait pas tranquille si sa fille n’était pas avec elle pour les leçons, etc. Ses façons, c’est certain, étaient aimables et appropriées, et Mr. Vernon pense que Frederica sera maintenant traitée avec affection.  J’aimerais le croire également. La pauvre fille avait presque le cœur brisé lorsqu’elle prit congé de nous. Je la pressai de m’écrire très souvent, et de se souvenir que si elle était dans la détresse, elle trouverait toujours en nous des amis. Je me suis arrangée pour la voir seule à seule afin de lui dire tout cela, et j’espère lui avoir redonné quelque force, mais je ne serai pas tranquille tant que je ne serai pas allée à Londres pour y juger par moi-même de sa situation. J’aimerais qu’il y eût une meilleure perspective que l’union que laisse espérer la conclusion de votre lettre. En l’état actuel des choses, cela ne me semble pas très probable.
            Bien à vous,
            Catherine Vernon.

            Conclusion

            Cette correspondance, à la suite d’un rassemblement de certaines des parties, et de la séparation des autres, ne pouvait pas, au grand détriment des recettes de la poste, se poursuivre plus longtemps. Bien peu de choses pourraient être déduites des échanges épistolaires entre Mrs. Vernon et sa nièce, car la première se rendit vite compte, par le style des lettres de Frederica, qu’elles étaient écrites sous la surveillance de sa mère ! Et en conséquence, elle différa toute investigation un peu poussée jusqu’à ce qu’elle puisse la conduire personnellement à Londres, et elle cessa d’écrire souvent, et n’écrivit plus que des généralités. En ayant appris suffisamment pendant ce temps par son frère toujours plein de franchise, sur ce qui s’était passé entre lui et Lady Susan pour faire tomber cette dernière encore plus bas dans son estime, elle était d’autant plus désireuse de soustraire Frederica à une telle mère, et de la garder sous sa propre protection. Et, même avec de faibles chances de réussite, elle était décidée à tout tenter qui pût offrir une chance d’obtenir le consentement de sa belle-sœur.
            Son impatience était telle qu’elle pressa Mr. Vernon d’aller sans tarder à Londres, et celui-ci, comme on s’en est peut-être rendu compte, ne vivant que pour faire ce qu’on attendait de lui, trouva vite des affaires qui l’appelaient là-bas bien opportunément. Ne pouvant penser à rien d’autre, Mrs. Vernon rendit visite à Lady Susan dès qu’elle arriva en ville, et elle fut reçue avec tant de naturel et d’affection qu’elle faillit se détourner d’elle avec horreur. Aucun souvenir de Reginald, aucune trace de culpabilité ne semblaient l’embarrasser ; elle était d’excellente humeur, et elle semblait désireuse de montrer par ses attentions envers son frère et sa sœur qu’elle leur savait gré de leur bonté, et qu’elle se plaisait en leur compagnie. Frederica n’avait pas plus changé que Lady Susan. Ses manières étaient toujours aussi réservées ; elle paraissait toujours aussi intimidée qu’auparavant par la présence de sa mère : tout indiquait à sa tante que sa situation restait difficile, et la confortait encore dans sa résolution de changer cet était de choses.
            Aucune méchanceté cependant ne se manifestait de la part de Lady Susan. Les persécutions au sujet de Sir James semblaient complètement terminées. Son nom ne fut prononcé que pour dire qu’il n’était plus à Londres, et pour dire la vérité, pendant toute la conversation, Lady Susan ne semblait soucieuse que du bien-être et de l’accomplissement de sa fille, admettant avec satisfaction qu’elle devenait jour après jour tout ce qu’une mère pouvait désirer. Mrs. Vernon, surprise et incrédule, ne savait que redouter, et, sans que cela change en rien ses projets, elle craignait une plus grande difficulté à les accomplir. Elle commença à espérer lorsque Lady Susan lui demanda si elle trouvait que Frederica avait aussi bonne mine que lorsqu’elle était à Churchhill, car elle devait reconnaître qu’elle craignait parfois que Londres ne lui convienne pas parfaitement. Mrs. Vernon, désirant encourager ces craintes, proposa directement à sa nièce de venir avec elle à la campagne. Lady Susan ne put exprimer à quelle point elle appréciait cette gentillesse, même si elle ne savait pas, pour toute une série de raisons, comment elle pourrait se séparer de sa fille. Bien que ses plans ne fussent pas encore complètement fixés, elle avait elle-même l’intention d’emmener Frederica à la campagne. Elle conclut en refusant absolument de profiter d’une attention qui était la plus délicate qu’on eût connue. Mrs. Vernon persévéra toutefois dans son offre, et bien que Lady Susan continuât à résister, cette résistance apparut au fil des jours de moins en moins inébranlable. Une épidémie de grippe fort bienvenue permit de décider ce qui en d’autres circonstances ne se serait pas fait aussi rapidement. Les craintes maternelles de Lady Susan furent à ce moment trop en éveil pour l’empêcher de penser à autre chose que de soustraire Frederica aux risques de l’infection ; plus que tout au monde elle craignait la grippe et ses effets sur la constitution de sa fille !
            Frederica retourna donc à Churchhill avec son oncle et sa tante, et trois semaines plus tard, Lady Susan annonça son propre mariage avec Sir James Martin. Mrs. Vernon fut alors convaincue de ce qu’elle n’avait pu que suspecter jusque-là : qu’elle aurait pu s’éviter tout le tracas de travailler à une retraite que Lady Susan avait sans aucun doute planifiée dès le début. La visite de Frederica devait normalement durer six semaines, mais sa mère, même si elle l’invita à revenir dans une ou deux lettres pleines d’affection, était toute prête à témoigner sa reconnaissance à tout le monde si on pouvait consentir à prolonger son séjour. Deux mois plus tard, elle avait cessé dans ses lettres de faire référence à son absence, et après deux autres mois elle avait tout à fait cessé de lui écrire. En conséquence Frederica résida avec la famille de son oncle et de sa tante, du moins jusqu’à ce que Reginald de Courcy puisse être amené, par la parole, la flatterie et la ruse, à ressentir pour elle de l’affection. Ce qui ne pouvait prendre moins d’un an, étant donné qu’il devait vaincre son attachement pour la mère de la jeune fille, son refus de tout engagement ultérieur, et sa détestation des femmes. Trois mois auraient dû suffire en temps normal, mais les sentiments de Reginald n’étaient pas moins durables que forts.
            Que Lady Susan ait été ou non heureuse dans son second choix, je ne vois pas comment on pourrait en être sûr. Qui pourrait la croire sur parole, quelle que pût être sa réponse ? On ne peut que faire des conjectures ; il n’y avait aucune difficulté pour elle, si ce n’est son mari, et sa propre conscience. Sir James semblera plus durement puni que ne le méritait sa seule sottise ; je l’abandonne donc à toute la pitié qu’on pourra lui témoigner. Pour ma part, je dois dire que je ne puis plaindre que Miss Mainwaring. Venue à Londres afin de s’assurer d’un mari, et faisant grande dépense pour sa toilette, au point de s’appauvrir pour les deux années à venir, elle fut privée de son dû par une femme de dix ans plus âgée qu’elle.

            #160687
            LLoiselle
            Participant

              Bravo, monsieur de l'Épine, pour cette captivante traduction !

              J'ai bien hâte d'en entendre la lecture !

              Je reste admirative devant vos talents et la générosité avec laquelle vous les partagez.

              #160688
              Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
              Maître des clés

                Merci Loiselle !

                Lady Susan sera publié le 12 novembre.

                Nous espérons que cette lecture vous plaira ☺!

                Amicalement 

              6 sujets de 1 à 6 (sur un total de 6)
              • Vous devez être connecté pour répondre à ce sujet.
              Veuillez vous identifier en cliquant ici pour participer à la discution.
              ×