PROUST, Marcel – Douze Poèmes

Accueil Forums Textes PROUST, Marcel – Douze Poèmes

2 sujets de 1 à 2 (sur un total de 2)
  • Auteur
    Messages
  • #144407
    Christine SétrinChristine Sétrin
    Participant
      #159036
      Christine SétrinChristine Sétrin
      Participant

        PROUST, Marcel – Douze Poèmes

        —–

        Je contemple souvent le ciel de ma mémoire

        Le temps efface tout comme effacent les vagues
        Les travaux des enfants sur le sable aplani
        Nous oublierons ces mots si précis et si vagues
        Derrière qui chacun nous sentions l’infini.
         
        Le temps efface tout il n’éteint pas les yeux
        Qu’ils soient d’opale ou d’étoile ou d’eau claire
        Beaux comme dans le ciel ou chez un lapidaire
        Ils brûleront pour nous d’un feu triste ou joyeux.
         
        Les uns joyaux volés de leur écrin vivant
        Jetteront dans mon cœur leurs durs reflets de pierre
        Comme au jour où sertis, scellés dans la paupière
        Ils luisaient d’un éclat précieux et décevant.
         
        D’autres doux feux ravis encor par Prométhée
        Étincelle d’amour qui brillait dans leurs yeux
        Pour notre cher tourment nous l’avons emportée
        Clartés trop pures ou bijoux trop précieux.
         
        Constellez à jamais le ciel de ma mémoire
        Inextinguibles yeux de celles que j’aimai
        Rêvez comme des morts, luisez comme des gloires
        Mon cœur sera brillant comme une nuit de Mai.
         
        L’oubli comme une brume efface les visages
        Les gestes adorés au divin autrefois,
        Par qui nous fûmes fous, par qui nous fûmes sages
        Charmes d’égarement et symboles de foi.
         
        Le temps efface tout l’intimité des soirs
        Mes deux mains dans son cou vierge comme la neige
        Ses regards caressants mes nerfs comme un arpège
        Le printemps secouant sur nous ses encensoirs.
         
        D’autres, les yeux pourtant d’une joyeuse femme,
        Ainsi que des chagrins étaient vastes et noirs
        Épouvante des nuits et mystère des soirs
        Entre ces cils charmants tenait toute son âme
         
        Et son cœur était vain comme un regard joyeux.
        D’autres comme la mer si changeante et si douce
        Nous égaraient vers l’âme enfouie en ses yeux
        Comme en ces soirs marins où l’inconnu nous pousse.
         
        Mer des yeux sur tes eaux claires nous naviguâmes
        Le désir gonflait nos voiles si rapiécées
        Nous partions oublieux des tempêtes passées
        Sur les regards à la découverte des âmes.
         
        Tant de regards divers, les âmes si pareilles
        Vieux prisonniers des yeux nous sommes bien déçus
        Nous aurions dû rester à dormir sous la treille
        Mais vous seriez parti même eussiez-vous tout su
         
        Pour avoir dans le cœur ces yeux pleins de promesses
        Comme une mer le soir rêveuse de soleil
        Vous avez accompli d’inutiles prouesses
        Pour atteindre au pays de rêve qui, vermeil,
         
        Se lamentait d’extase au-delà des eaux vraies
        Sous l’arche sainte d’un nuage cru prophète
        Mais il est doux d’avoir pour un rêve ces plaies
        Et votre souvenir brille comme une fête.

        Source : Le Paradis des Albatros.

        —–

        Sonnet en pensant Daniel Halévy pendant qu'on marque les absents

        Ses yeux sont comme les noires nuits brillantes ;
        C’est la tête fine des forts égyptiens
        Qui dressent leurs poses lentes
        Sur les sarcophages anciens.
         
        Son nez est fort et délicat
        Comme les clairs chapiteaux grêles ;
        Ses lèvres ont le sombre éclat
        Des rougissantes airelles.
         
        Sur sa riche âme, rieuse en sa sauvagerie,
        L’univers se reflète ainsi
        Qu’une glorieuse imagerie
         
        Cependant qu’un feu subtil et choisi
        Anime cette âme et ce corps nubile
        D’une exquise vivacité féerique.

        Source : Le Paradis des Albatros.

        —–

        Dordrecht

        Ton ciel toujours un peu
        bleu
        Le matin souvent un peu
        pleut
         
        Dordrecht endroit si beau
        Tombeau
        De mes illusions chéries
         
        Quand j’essaye à dessiner
        Tes canaux, tes toits, ton clocher
        Je me sens comme aimer
        Des patries
         
        Mais le soleil et les cloches
        Ont bien vite resséché
        Pour la grand-messe et les brioches
        Ton luisant clocher
         
        Ton ciel bleu
        Souvent pleut
        Mais dessous toujours un peu
        Reste bleu.

        Source : Le Paradis des Albatros.

        —–

        Je souffre hélas d'un mal

        Je souffre hélas d’un mal, son nom — célèbre — est Terre.
        Ce mal est sans remède, aussi j’ai dû le taire,
        Celle dont je me plains n’en a jamais rien su.
        Sous elle, j’ai passé sans doute inaperçu,
        Reposant à ses pieds et pourtant solitaire,
        Et j’aurai jusqu’au bout fait mon temps sur la terre,
        Réclamant le silence et n’ayant rien reçu.
        Elle que Dieu ne fit hélas douce ni tendre,
        Elle avait décidé que je devais entendre,
        Tout ce bruit de marteaux élevés sur ses pas.
        À la Sainte Pitié chaque jour infidèle
        Elle dira lisant ces vers tout remplis d’elle
        « Quelle est donc cette femme ? » et ne comprendra pas.

        Source : Le Paradis des Albatros.

        —–

        Petit pastiche de Mme de Noailles

        Mon cœur sage, fuyez l’odeur des térébinthes,
        Voici que le matin frise comme un jet d’eau.
        L’air est un écran d’or où des ailes sont peintes ;
        Pourquoi partiriez-vous pour Nice ou pour Yeddo ?
         
        Quel besoin avez-vous de la luisante Asie
        Des monts de verre bleu qu’Hokusaï dessinait
        Quand vous sentez si fort la belle frénésie
        D’une averse dorant les toits du Vésinet !
         
        Ah ! partir pour le Pecq, dont le nom semble étrange,
        Voir avant de mourir le Mont Valérien
        Quand le soigneux couchant se dispose et s’effrange
        Entre la Grande Roue et le Puits artésien.

        Source : Le Paradis des Albatros.

        —–

        Afin de me couvrir de fourrure et de moire

        À Jean Cocteau.

        Afin de me couvrir de fourrure et de moire
        Sans de ses larges yeux renverser l’encre noire
        Tel un sylphe au plafond, tel sur la neige un ski
        Jean sauta sur la table auprès de Nijinsky.
        C’était dans un salon purpurin de Larue
        Dont l’or, d’un goût douteux, jamais ne se voila.
        La barbe d’un docteur blanditieuse et drue
        Déclarait : « Ma présence est peut-être incongrue
        Mais s’il n’en reste qu’un je serai celui-là. »
        Et mon cœur succombait aux coups d’Indiana.

        Source : Le Paradis des Albatros.

        —–

        Antoine Watteau

        Crépuscule grimant les arbres et les faces,
        Avec son manteau bleu, sous son masque incertain;
        Poussière de baisers autour des bouches lasses…
        Le vague devient tendre, et le tout près, lointain.

        La mascarade, autre lointain mélancolique,
        Fait le geste d’aimer plus faux, triste et charmant.
        Caprice de poète – ou prudence d’amant,
        L’amour ayant besoin d être orné savamment –
        Voici barques, goûters, silences et musique.

        Source : Poética.

        —–

        Anton Van Dyck

        Douce fierté des coeurs, grâce noble des choses,
        Qui brillent dans les yeux, les velours et les bois ;
        Beau langage élevé du maintien et des poses
        Héréditaire orgueil des femmes et des rois !

        Tu triomphes, Van Dyck, prince des gestes calmes,
        Dans tous les êtres beaux qui vont bientôt mourir,
        Dans toute belle main qui sait encor s'ouvrir…
        Sans s'en douter, qu'importe, elle te tend les palmes !

        Halte de cavaliers sous les pins, près des flots
        Calmes comme eux, comme eux bien proches des sanglots ;
        Enfants royaux déjà magnifiques et graves,
        Vêtements résignés, chapeaux à plumes braves,
        Et bijoux en qui pleure, onde à travers les flammes,
        L'amertume des pleurs dont sont pleines les âmes,
        Trop hautaines pour les laisser monter aux yeux ;
        Et toi par-dessus tous, promeneur précieux
        En chemise bleu pâle, une main à la hanche,
        Dans l'autre un fruit feuillu détaché de la branche,
        Je rêve sans comprendre à ton geste et tes yeux :
        Debout mais reposé dans cet obscur asile
        Duc de Richmond, ô jeune sage ! – ou charmant fou ? –
        Je te reviens toujours… -. Un saphir à ton cou
        A des feux aussi doux que ton regard tranquille.

        Source : Poesie.webnet.fr.

        —–

        Schumann

        Du vieux jardin dont l’amitié t’a bien reçu,
        Entends garçons et nids qui sifflent dans les haies,
        Amoureux las de tant d’étapes et de plaies,
        Schumann, soldat songeur que la guerre a déçu.

        La brise heureuse imprègne, où passent des colombes,
        De l’odeur du jasmin l’ombre du grand noyer,
        L’enfant lit l’avenir aux flammes du foyer,
        Le nuage ou le vent parle à ton cœur des tombes.

        Jadis tes pleurs coulaient aux cris du carnaval
        Ou mêlaient leur douceur à l’amère victoire
        Dont l’élan fou frémit encor dans ta mémoire;
        Tu peux pleurer sans fin: Elle est à ton rival.

        Vers Cologne le Rhin roule ses eaux sacrées.
        Ah! que gaiement les jours de fête sur ses bords
        Vous chantiez! – Mais brisé de chagrin, tu t’endors…
        Il pleut des pleurs dans des ténèbres éclairées.

        Rêve où la morte vit, où l’ingrate a ta foi,
        Tes espoirs sont en fleurs et son crime est en poudre…
        Puis éclair déchirant du réveil, où la foudre
        Te frappe de nouveau pour la première fois.

        Coule, embaume, défile aux tambours ou sois belle!
        Schumann, ô confident des âmes et des fleurs,
        Entre tes quais joyeux fleuve saint des douleurs,
        Jardin pensif, affectueux, frais et fidéle,
        Où se baisent les lys, la lune et l’hirondelle,
        Armée en marche, enfant qui rêve, femme en pleurs!

        Source : Poética.

        —–

        Albert Cuyp

        Cuyp, soleil déclinant dissous, dans l'air limpide
        Qu'un vol de ramiers gris trouble comme de l'eau,
        Moiteur d'or, nimbe au front d'un boeuf ou d'un bouleau,
        Encens bleu des beaux jours fumant sur le coteau,
        Ou marais de clarté stagnant dans le ciel vide.
        Des cavaliers sont prêts, plume rose au chapeau,
        Paume au côté ; l'air vif qui fait rose leur peau,
        Enfle légèrement leurs fines boucles blondes,
        Et, tentés par les champs ardents, les fraîches ondes,
        Sans troubler par leur trot les boeufs dont le troupeau
        Rêve dans un brouillard d'or pâle et de repos,
        Ils partent respirer ces minutes profondes.

        Source : Poesie.webnet.fr.

        —–

        Mozart

        Italienne aux bras d'un Prince de Bavière
        Dont l'oeil triste et glacé s'enchante à sa langueur!
        Dans ses jardins frileux il tient contre son coeur
        Ses seins mûris à l'ombre, où téter la lumière.
        Sa tendre âme allemande, – un si profond soupir!
        -Goûte enfin la paresse ardente d'être aimée,
        Il livre aux mains trop faibles pour le retenir
        Le rayonnant espoir de sa tête charmée.
        Chérubin, Don Juan! Loin de l'oubli qui fane
        Debout dans les parfums tant il foula de fleurs
        Que le vent dispersa sans en sécher les pleurs
        Des jardins andalous aux tombes de Toscane!
        Dans le parc allemand où brument les ennuis,
        L'Italienne encore est reine de la nuit.
        Son haleine y fait l'air doux et spirituel
        Et sa Flûte enchantée égoutte avec amour
        Dans l'ombre chaude encor des adieux d'un beau jour
        La fraîcheur des sorbets, des baisers et du ciel.

        Source : Marcelproust.it.

        —–

        Pédérastie

        À Daniel Halévy

        Si j'avais un gros sac d'argent d'or ou de cuivre
        Avec un peu de nerf aux reins lèvres ou mains
        Laissant ma vanité — cheval, sénat ou livre,
        Je m'enfuirais là-bas, hier, ce soir ou demain
        Au gazon framboisé — émeraude ou carmin ! —
        Sans rustiques ennuis, guêpes, rosée ou givre
        Je voudrais à jamais coucher, aimer ou vivre
        Avec un tiède enfant, Jacques, Pierre ou Firmin.
        Arrière le mépris timide des Prud'hommes !
        Pigeons, neigez! Chantez, ormeaux ! blondissez, pommes !
        Je veux jusqu'à mourir aspirer son parfum !
        Sous l'or des soleils roux, sous la nacre des lunes
        Je veux… m'évanouir et me croire défunt
        Loin du funèbre glas des Vertus importunes !

        Source : ActuaLitté.

      2 sujets de 1 à 2 (sur un total de 2)
      • Vous devez être connecté pour répondre à ce sujet.
      Veuillez vous identifier en cliquant ici pour participer à la discution.
      ×