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- 29 novembre 2015 à 2h21 #14431929 novembre 2015 à 2h21 #158578
Shmuel Retbi
J'ai lu j'ai vu
Brève nouvelle intemporelle et surréaliste
Daniel Maurier se demandait à quoi il allait passer sa soirée. À l'âge de quarante-cinq ans, après quinze années passées à vivoter dans le journalisme, il se sentait au bout du rouleau. Son existence n'avait pas de sens. Il vivait seul, sans ami, sans affection féminine, ni masculine, d'ailleurs, sans parents. Il se sentait un certain besoin de soutenir l'autre mais éprouvait surtout le désir de se savoir soutenu. Or, le soutien ne lui avait jamais souri, ni dans un sens, ni dans l'autre. Seul, toujours seul. Son premier roman, Ma solitude, n'avait connu aucun succès. La critique l'avait considéré comme l'expression d'un nombrilisme égocentrique disgracieux et choquant. Le public en avait ignoré la parution. Daniel Maurier en avait éprouvé la plus vive contrariété. Tout se passait comme en dehors de lui, comme s'il n'existait pas, comme si le monde regardait à travers lui. Ce sentiment désagréable ne le quittait pas. Les plus noires pensées commençaient à l'envahir. En bref, il hésitait entre broyer du noir ou s'adonner à la dépression et à l'alcool. Dans l'hésitation, il se mit hardiment à pratiquer la goutte amère tout en s'apitoyant sur son propre sort. Une phrase lui revenait constamment à l'esprit :
« Tout le monde est aveugle. »
Ou sous une ou deux variantes :
« Les gens sont tous aveugles. Le monde n'est fait que d'aveugles. »
En bon français, cette pensée exprimait son indignation devant l'indifférence intempestive de ses contemporains à son égard. Dans ses articles, Daniel Maurier employait souvent la formule :
« Seul un aveugle ne verrait pas comment… »
Le thème de la cécité comme symbole de l'incompréhension et de la nullité intellectuelle revenait sans cesse sous sa plume. Une association de non-voyants avait même porté plainte contre l'abus que Maurier faisait de cette locution blessante, ce qui lui avait fait un peu de publicité gratuite. Il avait d'ailleurs gagné le procès, vu que le juge borné ne voyait pas plus loin que le bout de son nez.
Un beau soir que Daniel Maurier traînait sa tristesse et sa déception sur l'Internet, Google attira son attention sur une petite phrase de rien du tout :
« Mon jour est plus noir que votre nuit. »
Il s'agissait du slogan choisi par un colloque sur la cécité tenu à Prague en 1969. Les organisateurs avaient rivalisé d'ingéniosité pour faire comprendre au public que le non-voyant ne voit pas plus le jour que la nuit, un état de choses qui dans ces années lugubres semblait refléter la réalité morose dans toute sa noirceur opaque.
Daniel Maurier cliqua sur l'article. Cette opération le mena sur une critique véhémente d'un surfeur non-voyant contre le paternalisme et l'étroitesse d'esprit du colloque. Il expliquait comment cette façon de voir les choses ne faisait qu'aggraver le problème tout en compliquant la question de l'intégration des malvoyants et des non-voyants dans la société ambiante.
Daniel Maurier sentit que sa petite heure H bien à lui venait de sonner. Il se mit en devoir d'ajouter un commentaire sous son vrai nom dans lequel il approuvait en tous points la position du lecteur non-voyant. Il se scandalisait contre l'attitude protectrice des organisations d'encadrement et de formation. Il s'insurgeait contre le manque de respect des prétentions à l'égalité de droits et de chances. Bref, il tonitrua contre le système. Il pensa judicieux de formuler de nouvelles remarques qu'il signerait “Danièle Rumier”. Il pensait qu’un article signé par une jeune fille aveugle attirerait davantage la sympathie des lecteurs que s’il provenait d’un vieil homme aigri. Après une hésitation d'ordre purement méthodique, il signa “Murielle Landié”. Le prénom de Murielle remplaçait avantageusement celui de Danièle, qui aurait évoqué peut-être un peu trop la personne de Daniel Maurier. “Landié” constituait l'anagramme de “Daniel”, mais, bah, qui y aurait fait attention …
Les commentaires ne tardèrent pas à affluer. On félicitait Mlle Landié pour sa ténacité et sa clairvoyance. Enfin une non-voyante qui savait s'exprimer. Enfin une aveugle qui allait de l'avant. Bravo, continuez. Daniel Maurier se grattait le nombril avec satisfaction. On parlait de lui. Il existait.
Un commentaire particulièrement élogieux attira son attention :
« Chère Murielle, votre talent littéraire n'a d'égal que la clarté de vos opinions. Pourquoi n'écririez-vous pas vos pensées sur un site destiné aux non-voyants ? Vous avez tant de choses à dire, votre expérience est si intéressante… » Le commentaire se terminait par l'encouragement :
« Votre place, chère Murielle, est indiscutablement sur le site J'ai lu j'ai vu, site littéraire destiné surtout aux déficients visuels. Proposez-leur vos écrits, ils en seront enchantés. »
La lecture de ce commentaire s'acheva par un frottement de mains plein d'autosatisfaction.
« Dans la place, je suis dans la place. J'existe. Je blogue, donc je suis ! Je bluffe, donc j'existe ! »
Si Daniel Maurier avait réfléchi sur sa propre condition, il aurait sans doute appliqué à sa propre personne la différence entre l'égoïste et l'égocentrique :
L'égoïste demande : « Que pensez-vous de Moaaaa ? »
L'égocentrique déclare :
« Je vous ai tout dit de moaaaaa. Assez parlé de moaaaaa. Maintenant, j'aimerais vous écouter. Que pensez-vous de moaaaa ? »
Suite à la poignée de mains unilatérale, mutuelle et réciproque qu'il s'était accordée, Maurier cliqua vigoureusement sur le lien qui amenait au site J'ai lu J'ai vu. Il y trouva des enregistrements de littérature, de journaux, de périodiques et de notes de tous genres. Les auditeurs pouvaient formuler des commentaires et accorder une note entre 0 et 9 pour indiquer leur mécontentement ou leur satisfaction suivant l'écoute. Notre héros cliqua sur “inscription” :
Nom : Landié
Prénom : Murielle
Âge : 19 ans
Occupation : étudiante en sociologie
Remarques : je suis non-voyante et m'intéresse à la littérature sonore
Très rapidement, Murielle apparut comme l'une des figures de proue des commentateurs des textes contemporains. Vint le jour où elle décida de mettre sa Critique du paternalisme social à l'enregistrement et aux votes. Ce texte de huit pages reçut l'approbation du site et Gérard Bronchard s'offrit à en effectuer la lecture. Par la suite, on accepta également la nouvelle Nuit et solitude, sorte d'autobiographie lacrymogène qui racontait l'histoire personnelle de Murielle Landié dans ses moindres détails. L'empathie et la sympathie des lecteurs l'emportèrent sur l'apathie et sur l'antipathie que certains passages éveillèrent. Tout allait bien. Daniel Maurier revivait enfin sous sa nouvelle identité.
La narration tenait du pathétique :
« Ma nuit, comment puis-je parler de ma nuit ? Ma nuit, c'est mon jour, mon jour, c'est ma nuit. Vous souvenez-vous des montres à aiguilles et des horloges antiques de nos grands-parents ? Leur cadran ne comportait que douze heures seulement, le jour et la nuit y occupaient exactement la même place. Eh bien, tel est mon jour, telle est ma nuit. Mes ténèbres sont ma lumière, ma lumière, ce sont mes ténèbres. »
Les commentaires affluaient. Malgré les redondances, malgré l'emploi maladif du verbe “être” sous toutes ses formes, malgré le ping-pong épuisant des locutions inverses et contraires, l'indulgence et la sympathie l'emportaient toujours. D'un certain sens, l'approbation générale à ces tissus d'âneries confirmait totalement la théorie exposée par Murielle Landié :
1. Les gens sont aveugles et ne voient pas plus loin que le bout de leur nez
2. Le paternalisme sordide et la tutelle exaspérante règnent en maîtres.
3. Titillez la corde sensible, la larme aveuglera l'esprit.
Il y avait même des auditeurs assez crédules pour proposer leur aide, apportant ainsi de l'eau putride à ce moulin nauséabond.
Mais comme disent les philosophes existentialistes : « On peut prendre certaines personnes pour des nouilles pendant un certain temps mais on ne peut pas prendre tout le temps tout le monde pour des poires. »
Il devenait clair et net que quelque chose de malsain allait se produire. Seul un aveugle n'aurait pas compris où menait cette barque errant à l'abandon. Seul un sourd n'aurait pas saisi que Murielle Landié avait besoin de quelques ducatons dedans son bas de laine, mironton mironton mirontaine. Les études, cela coûte cher. Et quand on est aveugle et privée de tout et de tous, les fins de mois manquent un peu d'horizon. Il fallait passer au stade du compte en banque numéro machin-chose …
Murielle fut bien vite à court d'arguments. Petit à petit, elle devenait vulgaire et nerveuse dans ses façons de s'exprimer et dans ses revendications. Les maladresses, les mensonges, les répétitions et les bévues se multipliaient. Et pourtant, les auditeurs, complaisants, bien-pensants, débonnaires, poires et paternalistes à la fois, marchaient, couraient, volaient…
Henri Lancien occupait les fonctions de modérateur du site depuis plus de cinq ans. Comme son nom l'indiquait, il n'était né ni d'hier ni d'avant-hier. Il remarqua rapidement des anomalies bizarres et des contradictions étonnantes dans les écrits de la jeune fille. La conclusion s'imposa rapidement à ses yeux : il n'y avait pas plus de Murielle Landié que de télescope dans la poche d'un aveugle. Henri Lancien réfléchit longuement. Entre les pensées qui l'agitaient, un mot revenait sans cesse, comme un slogan, comme une pub lancinante et déplaisante : « la honte, mais quelle honte ! »
La locution pénible s'accompagna bientôt d'un sentiment de colère vengeresse. Fallait-il laisser cette fouine malfaisante s'introduire dans le site ? Comment lutter contre le phénomène ? Il agita l'index devant son nez comme pour se réprimander lui-même et pour s'encourager. Il devait agir, la réaction s'imposait.
Un soir qu'il réfléchissait aux mesures à prendre, il ouvrit machinalement un livre de science-fiction qui traînait sur sa table de chevet, Retour sur soi, d'un auteur autrichien des années 1930. Le héros tournait les boutons de son poste de radio à galène quand il tombait brusquement sur une voix féminine. La voix était douce et jeune. Au bout de quarante pages d'une aventure rocambolesque, le héros découvrait que cette voix appartenait à sa grand-mère qui avait inventé la T.S.F. en 1870, bien avant Branly, Marconi et tout le reste. La malheureuse n'avait pas trouvé à qui parler, et pour cause. Les deux appareils communiquaient à grand peine. Le dialogue entre la grand-mère et son futur petit-fils se terminait en catastrophe, quand le héros, armé d'un marteau, fracassait son pauvre émetteur-récepteur, mettant fin à l'existence même de sa grand-mère. Plus de grand-mère, plus de petit-fils. La jeune vieille dame avait été supprimée avant même d'avoir engendré toute postérité. Donc, le petit-fils n'avait pas communiqué avec son ancêtre et n'avait pas brisé la radio. Par conséquent, l'histoire virevoltait sur elle-même à une vitesse vertigineuse, tel un chien malade cherchant à se mordre la queue.
Henri Lancien referma le livre. Sa décision prise, il se rendit sans plus tarder dans son cabinet de travail et s'assit devant le clavier du serveur principal du site J'ai lu J'ai vu. Sans hésiter une seconde, il cliqua sur toutes les mentions du nom de Murielle Landié et cocha la mention : « Revenir à une date antérieure ». A la question « À quelle date faire retourner le système ? », il introduisit la date : « Premier janvier 1915 » et cliqua.
Le serveur émit un gémissement réprobateur et demanda non sans crainte : « Êtes-vous sûr ?! ». Le modérateur cliqua sur le “oui” et la machine se mit en branle. Deux minutes plus tard, le système avait tout oublié de Murielle Landié, de sa vie et de son œuvre.
Assis dans son fauteuil devant son écran, Daniel Maurier se sentit comme secoué d'un frisson bizarre. Il cherchait en vain ses commentaires et les lectures de ses textes. Rien. Tout se passait comme si son existence elle-même s'effaçait, comme si sa vie perdait toute signification, comme si les mots s'éloignaient de lui vers l'infini. Ses pensées le quittaient petit à petit, sa conscience de soi l'abandonnait. Il avait l'impression que son corps lui-même se réduisait sous ses vêtements jusqu'à ne devenir qu'un petit point, un petit grain de poussière insignifiant et inexistant. Daniel Maurier n'existait plus. Daniel Maurier avait-il jamais existé ? Nul n'aurait pu répondre à cette question. D'ailleurs, personne ne chercha jamais à retrouver cet être vaniteux et minable. Personne ne s'apitoya sur son sort. Personne ne sut jamais qu'il avait disparu à la suite de sa propre inconsistance. Il avait creusé lui-même le trou par lequel sa personne avait disparu. Comme un point noir sur une feuille blanche. Le point s'effaçait petit à petit et la pâleur du papier retrouvait lentement son uniformité. Le monde revivait. À nouveau, La lumière inondait l'Univers et l'immensité.
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