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- 25 novembre 2015 à 9h23 #14431725 novembre 2015 à 9h23 #158561
Le banc public de Nice
Je suis né à Pont-à-Mousson, dans le Doubs. Je suis sorti d'une maternité célèbre, connue dans toute l'Europe, sous le nom de Fonderie de Pont-à-Mousson. Je suis né adulte, c'est comme ça dans notre famille, nous naissons tous adultes, en taille du moins mais avec un esprit d'enfant; puis nous prenons petit à petit de la maturité. Mon nom est Nice 212 car je suis installé sur la Promenade des Anglais. Qui dit promenade dit fatigue, qui dit fatigue dit repos, qui dit repos dit banc, voilà la boucle est fermée.
De facture classique, les bancs, à Nice, sont construits de fer forgé et de larges lattes de pin des landes. Selon les quartiers, de couleurs différentes; ici sur le front de mer, nous sommes tous d'azur, c'est je crois pour ça que l'on appelle cet endroit la côte d'Azur, mais je n'en suis pas certain, car ce serait faire beaucoup d'honneur aux bancs que nous sommes. C'est un bleu qui s'harmonise avec le ciel d'ici. Vous savez, ce bleu profond que le ciel nous montre, juste avant que le soleil ne naisse au-dessus de l'horizon. C'est d'ailleurs mon instant préféré, l'aube, cette douceur, cette uniformité de teintes apparentes, ce moment où l'on voit le monde mais où on ne l'entend pas encore.
Aujourd'hui j'ai reçu la visite de Gustave, le cormoran, il y a longtemps qu'il n'était plus venu. Il m'a avoué qu'il était parti en vacances à la Grande Motte où, m'a t'il dit, les bancs sont blancs, (quelle drôle d'idée, blancs, c'est pas une couleur, ça, c'est comme le linge de la publicité). Après Gustave, ce fut la visite des pinsons, ils sont tout jaunes en cette saison, car ils passent leurs journées à batifoler dans le mimosa et ils embaument, ils embaument… Comment ? Je perçois les parfums ? Mais bien sûr. Où avez vous vu qu'un banc ne sentait pas. Cela me blesse quand un “roller” vient me frapper, et ici c'est courant! Je perçois quand les gens s'asseyent sur moi. J'admire la beauté d'un lever de lune sur la mer par une soirée tiède d'été. J'apprécie la chaleur réconfortante du soleil sur mes lattes. Je pèse la différence entre la pluie et les pleurs d'une fille triste. J'apprécie l'amitié de Gustave. Je suis gêné d'être sale quand les piafs me chiassent dessus. Je sais enfin que vous ne comprenez pas très bien que je puisse sentir , tout comme vous, les humains.
Cet après-midi, c'est le jour des retraitées du Carlton. Oui tous les mardis, le minibus les amène sur la promenade, elles sont gentilles avec leurs cheveux blancs aux reflets bleus ou roses, c'est selon. Elles s'installent confortablement dans mes bras, car, j'espère que vous l'avez remarqué, je suis confortable, comme d'ailleurs mon voisin René. Un cousin qui se trouve à trois mètres à ma droite. Le banc de ma gauche, lui, n'a pas de nom, c'est un étranger, sur son pied, il est inscrit “Made in Hong Kong”, c'est un drôle de nom, très exotique, on dirait du chinois. C'est peut-être le diminutif de Madelin, j'ai bien connu une Gaby du Vigan, pourquoi pas une Madin King Kong. Remarquez, je crois que c'est un objet, du mobilier urbain comme disent les hommes de peine qui viennent nous nettoyer tous les matins. Il est totalement immobile, je crois qu'il n'est même pas conscient d'être sur la promenade des Anglais. Mais peut-être est-ce un grand sage oriental, un maître Zen et qu'il préfère se taire. Ce n'est pas comme moi qui suis trop bavard.
La semaine dernière j'ai eu l'agréable surprise de voir Jean-Paul Belmondo, il est venu s'installer sur mes lattes en poussant un ouf de soulagement; depuis son accident il se déplace difficilement, il portait son Yorkshire sur son bras droit. C'est comique, il lui parlait, mais le chien ne lui répondait pas ou alors totalement hors de propos. Pourquoi, n'est-ce pas à moi qu'il parle, moi je lui…Mais non, suis-je bête, moi non plus je ne lui répondrais pas.
Un soir, c'était un jour de tempête, force huit sur l'échelle de Beaufort, on ne voyait pas à cinq mètres. Eh oui, en Méditerranée aussi, il y a des tempêtes. Il devait être aux environs de deux heures du matin, dans l'émotion du moment je ne m'en souviens plus très bien. Il faisait sombre, la lumière de l'éclairage public n'arrivait pas jusqu'à nous, elle était totalement estompée par les tourbillons de
pluie venant du large. Un petit camion venait de s'arrêter le long du trottoir. J'entendis, malgré le vent, le bruit sourd d'une portière qui claquait, elle avait dû échapper aux mains du conducteur, le vent était vraiment puissant ce soir. Trois hommes sortirent de l'ombre, chacun muni d'une grande clef à molette et d'un pied de biche. Ils commencèrent dans un silence angoissant, à ôter les boulons qui me fixaient au sol ainsi que ceux de mes deux voisins. Ce qui était terrifiant, c'est que cela se faisait dans un silence le plus total, pas un mot échangé, pas un geste inutile. C'était terrible de voir ces trois hommes s'affairer presque sans un bruit. Le léger tintement du métal contre le métal était étouffé par le bruit des vagues qui venaient s'écraser sur la digue. Il faut dire qu'ils étaient impressionnants, ils me faisaient vraiment peur, mais l'opération en cours y était certainement pour quelque chose. Ils nous enlevaient sans ménagement du sol où nous étions scellés. Un boulon récalcitrant chez Madin venait de rendre l'âme lorsque une barre de fer fut utilisée. René fut le premier embarqué et jeté sur le plateau du petit camion. Il était traumatisé, dans un état catatonique, je ne l'entendais plus se demander ce qui nous arrivait. Puis ce fut Madin, et enfin moi-même; je tombai assez lourdement sur les deux autres. Ma latte supérieure se fendit et un morceau vola au loin. Voilà que de plus j'étais atteint dans mon intégrité physique. Le petit camion démarra sur les chapeaux de roue et s'arrêta cent mètres plus loin. Là, trois autres bancs, un groupe identique au nôtre se tenaient blottis l'un contre l'autre formant une sorte d'îlot sécurisant. Ensemble, ils résistaient mieux au vent marin, l'écume des vagues déchaînées venait à certains instants lécher leurs pieds et les couvrait d'embruns. Mon Dieu, ce n'est pas vrai ! Les hommes descendus du camion avec leurs grandes clefs déboulonnèrent aussi ce trio, dans un silence aussi impressionnant que dix minutes plus tôt chez nous. En deux temps, trois mouvements, le travail fut effectué, dénué de sens, et les trois autres bancs furent jetés, sur moi… A ma grande stupéfaction, je reconnus Georges, il était sorti le même jour que moi de l'atelier de finition de la fonderie qui nous avait vus naître. Il était parti dans l'expédition qui précédait la mienne. Il était destiné, le chançard, à la Place des Vosges à Paris. Il faudra que je lui demande comment il était arrivé sur la promenade des Anglais, mais je crois le deviner. Il est très frileux et Paris lui faisait peur, c'est un malin, il se sera arrangé pour changer de place avec un autre.
Le camion redémarra en trombe et tout de suite, passant par les petites rues du vieux quartier, où l'étroitesse des ruelles l'empêchait peut-être de rouler vite, mais lui permettait de perdre ses poursuivants éventuels. Il arriva enfin sur une petite route qui se dirigeait vers l'arrière pays niçois. Il roulait vraiment vite et prenait des risques vu la sinuosité de la voirie de montagne, sans oublier les bourrasques de vent chargé de pluie qui continuaient à noyer le paysage dans un décor de fin du monde. Après un dernier virage relativement sec, il prit, à gauche, un petit chemin empierré et finit par s'arrêter devant un très long bâtiment aux fenêtres occultées, genre porcherie désaffectée. Nous fûmes tous les six jetés sur d'autres bancs, ensuite les portes du hangar s'ouvrirent pour laisser entrer le véhicule.
Je restai figé d'horreur (ce qui est normal mais quand même paradoxal pour des objets immobiles comme nous.) devant la vision d'enfer que j'apercevais au-delà des portes ouvertes. Une scène d'un autre monde, une œuvre surréaliste et en même temps profondément obscène, comme peinte par le “Génie” de Figueras. Sur une profondeur d'environ cinquante mètres, de part et d'autre d'une étroite allée, s'amoncelaient d'un côté des pyramides de jambes de bancs et de l'autre, des fagots de lattes sciées à dimension, prêtes semblait-il, à servir de bois de chauffage. Le décor de ces tas de jambes était dantesque, je dirais aussi pornographique. Il y en avait pour tous les goûts, des galbées en fonte, des simples en tôle, des rouges, des jeunes, des vieilles, même de très vieilles qui devaient sortir de forges artisanales du siècle passé.
Mais où étions nous donc tombés ? Pas chez des fous, ça c'est certain ! L'organisation était trop parfaite. Deux homme sortirent du hangar et l'un des deux apostropha le chauffeur dans une langue que je n'avais jamais encore entendue, et pourtant, croyez-moi, sur ma Promenade de Nice, on entend des langues du monde entier : du bantou au tchétchène en passant par le samoyède, on entend même certains parlers exotiques comme le wallon. Le chauffeur lui répondit avec dans la voix, une tonalité où la servilité ne faisait aucun doute. Un des convoyeurs, celui qui avait les bras velus et les cheveux rouges dit :
– Ceux là viennent de Nice, il n'y avait personne dehors par ce temps, nous en avons donc profité pour ajouter ceux-ci au lot que tu expédies fin de semaine.
Ils rentrèrent le camion, fermèrent les portes. La nuit pouvait à nouveau nous ensevelir. Mais, c'était quoi, ce cirque ? demandais-je à René qui émergeait enfin.
– Je n'en ai aucune idée, me répondit-il, d'une voix désespérée.
C'est alors que Madin intervint dans la conversation.
– Nous sommes les victimes d'un gang de voleurs de bancs. Il existe des voleurs de cuivre de la SNCF, eh bien il existe aussi des voleurs de bancs, et nous avons le malheur de tomber sur le plus grand gang de voleurs de bancs qui soit. Le petit homme qui donnait des ordres parlait cantonnais, une langue que je connais très bien puisque c'est mon pays d'origine. Ils vont nous dépiauter et tous les pieds seront expédiés en Chine où ils seront revendus à une fabrique de bancs de Macao. Je la connais très bien, c'est de là que je viens.
Nous sommes, René et moi, restés comme deux ronds de flan.
– Mais…, mais tu parles ? Tu ne nous as jamais rien dit, pas un mot.
– Ben c'est que je n'avais rien à dire. Vous n'êtes quand même pas trop déçus, parce que si c'est le cas, je peux aussi me taire à nouveau.
– Non, non, mais je suppose que tu peux comprendre notre surprise.
– Pour ce qui est des gangsters, je suis habitué, j'ai déjà été kidnappé à Chinatown dans la ville de San Francisco. Cette fois leur objectif, si j'ai bien compris ce que le chef racontait, est de nous déshabiller complètement pour économiser des frais de transport, d'envoyer les pieds de fonte et de nous rhabiller sur place de bambou pour le marché local. Les lattes de pins sont sciées à dimension et revendues à des boulangeries de la région pour chauffer les fours. Croyez-moi, ils sont superbement bien organisés.
– Mais c'est horrible ce que tu nous racontes là, dit René.
Une voix sortit du tas de bancs :
– René, c'est toi, c'est vraiment toi ?
– Mon Dieu, répondit René, la voix de Georges! Mais je te croyais à Paris.
– Mais alors le trio de choc est reconstitué, on va s'en sortir ! J'ai bien réussi à vous rejoindre à Nice, je m'ennuyais à Paris, il faisait froid et puis rien que des bobonnes…
-. Ah encore autre chose, me dit mon ancien voisin de gauche, arrêtez de me donner le nom ridicule de Madin King Kong, c'est d'un humour un peu fruste. Je m'appelle Tchang. Made in Hong Kong c'est la traduction en anglais de votre “Fabriqué en France”, pour des bancs publics de la promenade des Anglais, vous vous posez un peu là!
Réfléchissons peu mais bien ! Ah ce temps, cette pluie, c'est déprimant, je n'arrive pas à me concentrer.
-. Nous l'avions échappé belle, si on peut dire, car pendant un moment il s'agissait tout simplement de nous refondre pour faire des taques d'égouts. Il y avait d'ailleurs, il n'y a pas longtemps, une bande de voleurs de taques d'égouts qui les refondaient pour faire des pieds de bancs. Mais, eux, ont été très activement recherchés et trouvés par les polices de France et de Navarre car cela avait provoqué plusieurs accidents graves.
L'aube se leva enfin, indifférente à notre sort, suivant son propre chemin qui n'était pas le nôtre. Le temps était plombé. La mer s'étalait jusqu'à l'horizon et là se mariait intimement avec les nues, sans discontinuité. On ne savait où se terminait la mer et, pareillement, on ne savait où commençait le ciel, c'était très perturbant. La pluie diluvienne de la nuit s'était calmée, elle était remplacée par un fin chagrin malsain. Le paysage n'était plus qu'une mosaïque de tonalité de gris, la montagne, la plaine et devant nous, la mer…
René, Georges, Tchang et les autres se réveillaient d'un sommeil plus ou moins comateux. Tchang demanda :
-. Quelqu'un a-t-il trouvé une idée pour nous sortir de ce guêpier, qui pourrait facilement devenir notre fin ? Il faudrait se remuer, et vite, avant qu'ils ne commencent à nous désosser pour nous expédier dans le fin fond des campagnes chinoises. Vous serez loin de Nice et de ses vacanciers, croyez-moi. A mon avis, dès la fin de la pluie, ils vont se mettre au travail, car si j'ai bien compris, nous sommes le dernier lot qui leur manquait pour clôturer leur envoi.
Hélas, personne ne voyait comment sortir de cette impasse, nous avions beau réfléchir rien ne venait; sauf des élucubrations sans queue ni tête, irréalisables. Notre condition d'objets immobiles, nous condamnait définitivement à subir les événements. Nous n'avions que trop peu de prise sur eux, en réalité, nous n'en avions pas. Il nous fallait abandonner toute illusion.
Je regardais le ciel, les cormorans revenaient du large et se dirigeaient vers la décharge départementale. Ils y allaient tous les jours chercher un complément alimentaire qu'il leur était de plus en plus difficile de trouver en mer. Gustave m'avait même avoué qu'il aimait la variété offerte par la décharge. C'était plein de produits exotiques et goûteux. Ah ! Gustave et ses goûts dépravés, il va me manquer. Gustave ! ! Gustave ! GUSTAVE, mais oui, bien sûr, la voilà la solution ! Au même moment comme si le grand barbu, là au-dessus, m'avait entendu, ne voilà t-il pas que le Gustave en question me dégringole sur le paletot.
– Oh, Putaing, qu'est-ce que vous foutez là ? s'écria t-il. C'est la révolution à Nice depuis ce matin! Dès qu'on s'est aperçu de votre disparition, tout le monde est parti sur le sentier de la guerre, on ne parle plus que de vous. La Marie Dominici pleure toutes les larmes de son corps parce que vous n'êtes plus là, elle ne sait où s'asseoir, elle a juré au commissaire qu'elle ne s'assiérait jamais sur un autre banc. Le commissaire, lui, qui n'arrête pas de dire qu'il va faire un malheur, vous le connaissez le commissaire Pélégrini, comme d'habitude il va faire beaucoup de bruit, et puis il ira faire sa sieste et après, adiesas. Le facteur Emile, lui non plus, ne sait plus ou s'asseoir pour trier son courrier et regarder la mer. Et même ceux de l'anti-gang ont débarqué, car le Maire est l'ami du Préfet. Hier soir, pendant que la tempête faisait rage, ils étaient encore ensemble au tournoi de bridge. Il lui a dit : “Maintenant on vole les bancs, mais où va t-on? Je n'en sais rien, mais on y va d'un bon pas. Après ils viendront nous voler le sable, et puis…pourquoi pas la mer ! Déjà que les touristes volent le mimosa.” En un mot, me dit Gustave, on ne parle que de vous, il faut dire que les gouapes qui vous ont kidnappés n'y sont pas allés de main morte. Si vous voyiez dans quel état ils ont laissé la promenade.
Le témoignage apporté par Gustave nous bouleversa, c'est dans l'adversité que l'on se rend compte que, tout compte fait, pour certaines personnes, nous avions une certaine importance.
– Bon ! dis-je, ce n'est pas tout, arrêtons de larmoyer, sinon il sera trop tard. Gustave, écoute bien, il faut absolument que tu nous aides, nous avons besoin de ton concours, seuls nous ne pouvons rien faire.
– Ah oui ? et que puis-je faire ? je ne suis qu'un cormoran et tu sais que les gens ne nous aiment pas trop, c'est pas comme les goélands, va savoir pourquoi ? Pourtant, ils ont mauvais caractère, les goélands…
– Gustave, Gustave, reviens sur terre, ici…
– Ah oui…
– Ecoute mon idée, elle vaut ce qu'elle vaut. Nous n'avons pas le choix, ni le temps. Tu enlèves un morceau de latte, la troisième en commençant par le haut, celle qui est cassée. Tu l'emmènes à Nice sur les lieux de l'enquête, tu trouves un gendarme ayant l'esprit ouvert et tu lui présentes, en attirant son attention, le morceau de bois; ne le perds pas, il faut que ce soit celui-là, sinon il ne comprendra pas. Il faut que ce soit un morceau caractéristique du banc. Prends-en grand soin, quand tu vois qu'il a saisi l'importance de ce que tu lui apportes, fais lui comprendre qu'il doit te suivre et je t'en supplie, amène les vite ici, il y a urgence. Il vont nous démonter bientôt et il sera trop tard.
– Yes, Man, j'ai compris.
Gustave adorait émailler ses paroles d'expression de la rue, il était très peuple contrairement à nous qui étions un peu bourges, normal, vu nos fréquentations.
Après nous avoir souhaité patience et courage, Gustave s'envola avec le morceau de latte et tous nos espoirs. Je savais qu'il allait faire de son mieux et le plus vite possible. J'espérais seulement que ce ne serait pas trop tard pour nous. Depuis le temps que j'étais son confident, j'avais pu me rendre compte qu'il était très débrouillard et courageux.
Il devait être onze heures et la longue attente commençait. La pluie diminuait encore et du côté de la mer, le ciel blanchissait, ce n'était pas encore beau temps, mais on sentait le soleil au travers des nuages et il ne demandait qu'à percer. Pour rompre le silence et l'angoisse, je discutais avec Tchang, mais sans vraiment profiter de l'échange. Nous étions trop angoissés pour vraiment porter attention à ce que nous disions.
Douze coups tintèrent au campanile du village se trouvant un peu plus bas, dans la vallée.
Le bruit d'une voiture, montant sur le chemin privé, nous redonna espoir. Elle vint s'arrêter devant les deux portes du bâtiment. Hélas, ce sont les trois malfrats qui sortirent du véhicule. Le grand roux dit :
– Ok les gars, on dirait que la pluie veut cesser de tomber, on casse la croûte puis on conditionne ce dernier lot.
Les sauvages, les brutes, si je pouvais …Un timide rayon de soleil perça à travers les nuages, mais ce fut suffisant pour que, du gris homogène, les nuages passent au blanc cotonneux. Ce rayon fut suivi d'un second plus franc. A l'horizon la mer était redevenue bleu azur, l'orage de la nuit n'était déjà plus qu'un mauvais souvenir.
D'un coup tout se précipita, les trilles joyeux du merle retentirent, rompant ainsi le silence d'après la pluie. Maintenant, le soleil rayonnait, mettant de la lumière sur tout ce qu'il touchait, faisant disparaître d'un coup de plumeau la grisaille qui nous enveloppait. Les deux portes du hangar s'ouvrirent, la camionnette sortit et se gara devant l'entrée, libérant ainsi l'allée. Le grand roux se roula lentement une cigarette. Je vois encore l'image aujourd'hui. Il utilisait des feuilles gommées de la marque “Le Moulin Rouge” et après avoir minutieusement roulé son caporal scaferlati, du gris, sans en laisser tomber une miette, en vieil habitué, il mouilla la feuille d'un rapide coup de langue et se ficha la cigarette entre ses lèvres. La supérieure était barrée par une cicatrice blanche, récoltée au cours d'une de ses nombreuses bagarres, je suppose. Je me rappelle très bien cette cicatrice coupant la lèvre et donnant une bouche continuellement grimaçante, comme un clown triste.
– Bon, les gars, au boulot, je commence par démonter les bancs de cette nuit, et vous deux, vous commencez à charger les fagots pour les boulangeries.
Muni d'un gros tournevis, une burette emplie de “décaltout”, un jeu de clefs à tube, il tira Georges devant lui. Georges hurla :
– Non, non, je ne veux pas !
Mais, imperturbable, la brute qui n'avait pas entendu le cri désespéré de Georges s'installa sur le tabouret qui lui servait de siège, retourna Georges sur le ventre et …Subitement il s'arrêta, leva la tête avec un soupçon d'inquiétude dans le regard, héla les deux autres.
– Faites un peu silence une seconde, arrêtez de faire tout ce chambard.
La scène se figea et, dans le lointain, le bruit très caractéristique d'un pin-pon résonna. Au même instant, un hélicoptère aux couleurs de la Gendarmerie Nationale surgit de derrière la colline. Il était précédé de Gustave, qui s'écroula sur moi, vidé.
– Je crois que je n'ai jamais volé aussi vite de ma vie, me dit Gustave haletant comme une vieille locomotive, la gendarmerie me suit…, me précède…, je ne sais plus, je suis hors service.
Brave Gustave ! Les trois voleurs de banc ne savaient où donner de la tête. Un haut-parleur criait de l'hélicoptère :
– Rendez-vous, vous êtes cernés. Pour confirmer cet avertissement, une camionnette de la Police de Nice suivie d'une voiture RMC déboulaient du chemin (toujours là où il faut les paparazzis de Radio Monte Carlo!) Derrière, un peu poussif, suivait avec un temps de retard, le petit camion du cantonnier de Nice accompagné de son aide. Son aide, Théo, une grande masse d'homme, impressionnante, deux mètres de muscles et de gentillesse, vraiment très costaud mais un peu simple. Ils sautèrent de la camionnette, et se précipitèrent vers l'empilement des bancs.
Le cantonnier s'écria d'une voix rayonnante de bonheur “Ouf, vous êtes tous là”. Je crois que c'est la première fois qu'il nous parlait vraiment. D'habitude il soliloquait, mais il ne nous parlait pas réellement. Avec Théo, ils nous chargèrent sur le plateau arrière de leur véhicule. Théo s'était retenu pour ne pas emplafonner les trois malfrats, il en était capable physiquement. Heureusement pour eux, la police embarquait tout ce beau monde en leur disant :
– Serrez-vous plus, j'apprends, dit le commandant, que nous embarquerons encore du beau monde en cours de route. Vous n'aurez pas le temps de vous ennuyer, vous ne serez pas seuls; les mecs.
On nous amena directement sur la promenade, où notre emplacement, fermé par un ruban de plastique rouge et blanc du plus bel effet, nous attendait. La foule tassée sur la promenade applaudit bruyamment à notre retour. Le cantonnier et son aide nous déposèrent chacun à sa place. Il dit à Théo et aux nombreuses personnes présentes :
– Dès demain matin, nous viendrons les sceller à nouveau au sol et cette fois avec double ancrage. Sait-on jamais, qu'ils aient pris goût à la promenade ! La Promenade, il n'y en a qu'une seule, c'est celle-ci, celle des Anglais, dit-il d'un ton péremptoire. Théo, n'oublie pas , demain il faut amener une latte de rechange pour celui-ci, lui dit-il en me montrant du pouce. Et il se mit à rire, il était heureux d'avoir retrouvé ses bancs, et surtout son décor habituel.
Doucement les gens retournèrent à leurs occupations du moment, le cantonnier remonta dans sa camionnette suivi de son aide. Théo, juste avant de s'installer sur le siège, se retourna vers nous et nous fit un clin d'œil. Puis avec un grand sourire il cria : “Soyez sages jusque demain”.
La semaine suivante, le Préfet, accompagné du Maire, inaugura en grande pompe le carnaval et l'emplacement rénové que nous avions retrouvé.
Les souvenirs que je garderai de cette terrible aventure, c'est une certaine raideur dans la nuque, au niveau de la troisième latte, et une amitié qui a pris de plus en plus d'ampleur avec Gustave qui, dans mon for intérieur, fut le vrai héros de cette histoire
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