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- 30 janvier 2012 à 10h00 #14351630 janvier 2012 à 10h00 #154562
La Musique de l’Ascenseur
Roman Policier
Première partie
1
Il trotte dans ma tête une petite musique lancinante, un solo de trompette. Je l’entends dans la nuit noire. Miles Davis joue encore une fois pour moi. Dans mon crâne elle chemine, et puis soudain l’extase. Je ne sais pourquoi, elle me fascine. Elle est plus pure que le cristal. Si le symbole de la pureté existe, c’est une trompette à coup sûr. Il est tard et je suis seul, seul avec mes pensées, seul avec mon passé. La pluie tombe et je rentre chez moi. J’habite dans un vieil immeuble au troisième étage. Je ne connais pas mes voisins, car je bosse quand les autres sont chez eux. Quelquefois je croise une dame d’un certain âge dans l’escalier, nous nous saluons poliment, bonjour bonsoir.
Des trombes d’eau glacée tombent depuis trois jours. La ville est triste avec la lumière des lampadaires qui se reflète dans les flaques. Même le jour est lugubre. Je n’aime pas cette cité, elle me fait penser aux films noirs des années cinquante. Le mois de novembre est un mois de cafard. Outre qu’il débute par un hommage à nos chers disparus, avec Halloween et l’hiver qui met son museau à nos portes.
Je travaille à la Gazette. Je suis au service photo, pour la retouche des clichés numériques et la mise en page. La publication se situe à quelques rues de chez moi, à une vingtaine de minutes à pied. Mon bureau est au premier étage, dans un local haut de plafond. Il y a là trois ordinateurs, des Mac, c’est mieux pour l’image. Je jongle de l’un à l’autre suivant le type de correction à effectuer. Question d’efficacité. Nous travaillons toujours à la limite de la rupture. Dans la presse, chacun est dépendant du voisin, c’est une longue tradition. À l’instar de mes collègues j’essaie d’œuvrer rapidement. Les locaux sont vétustes et bruyants, il n’y a pas d’isolation pour atténuer le bruit des rotatives. Nous avons la climatisation, il fait chaud l’été et froid le reste du temps. Vous aurez vite compris que si les outils sont modernes, notre décor est plutôt vieillot, l’ergonomie n’étant pas le souci dominant de nos patrons. La mise en page est au sous-sol, donc nous communiquons au maximum par le réseau informatique interne.
Presque tous les ans la rivière déborde. Les compagnons des bas fonds, comme on dit, viennent se mettre au sec durant la crue. On se serre et l’ambiance n’en est que plus chaleureuse. Actuellement l’eau a pris ses quartiers au sous-sol. J’ai deux gars rapatriés provisoirement dans mon bureau. Jack est antillais, plus précisément de Pointe à Pitre, en Guadeloupe, il est sympa, parfois un peu exubérant. Il se passionne pour le jeu de dames. Il est imprenable, il participe à des tournois, c’est un compétiteur né. Robert est son contraire, un peu comme moi, il ne s’exprime pas beaucoup. Il passe tout son temps libre à battre les champs avec ses chiens et son fusil, un chasseur pur et dur. Jack est grand et mince. Le cheveu un peu grisonnant, il a une allure sportive. Robert est plus petit, environ un mètre soixante-dix. Rondouillard avec une calvitie qu’il dissimule sous une casquette à petits carreaux noirs et blancs. Ce soir il n’y a pas eu d’embrouille, nous avons fini tôt. Robert vit à la campagne, une maison qu’il a héritée d’une grand-tante, avec du terrain. L’arche de Noé a échoué chez lui. Basse-cour, chevaux, chiens et autres pigeons occupent le sol et l’espace. C’est un terrien le Robert. Il prend son antique 404 break, du diesel africain comme il dit. Il a raison, dans les campagnes africaines les taxis brousse sont souvent des Peugeot très anciennes. Jack quant à lui habite à deux rues de chez moi. Il vient à pied ou avec une vieille bicyclette toute rouillée, ça le fait rire lorsqu’on parle vélo, il raconte comment il a appris à en faire dans la cour du journal, ça a du être un moment cocasse à vivre. Dans son île il n’y avait que les riches qui pouvaient se payer ce luxe, dans les premières années d’après guerre.
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Nous nous saluons rapidement dans la cour. Robert démarre son bolide. La vieille guimbarde fait un bruit reconnaissable entre mille. Elle fume, pétarade et crachote dans le même instant. Quel folklore surtout à deux heures du matin. Jack est venu à pied. Il a mis un K-way de couleur sombre, la pluie tombe abondamment. Il part d’un pas soutenu. Je suis le dernier à quitter la cour. Je suis songeur en regardant les reflets des ténèbres dans les flaques. J’ai toujours cette musique dans ma tête. Miles, joue encore ton solo ! Je fais du slalom au milieu des trous d’eau.
Je n’ai pas sommeil. Je vais écouter du jazz jusqu’au bout de la nuit, c’est ce que je me dis. Je rêve d’être musicien, trompettiste de talent. Mais j’ai bientôt quarante ans, et ma partition est seulement dans ma tête. Mon solfège s’est arrêté à la clé de sol. J’ai croisé une jeune femme. Elle était belle sous l’averse, sa silhouette cambrée sous un parapluie. Je me suis retourné. J’ai vu une fumée blanche au-dessus d’elle. Elle a accéléré le pas. Pourquoi les belles femmes marchent plus vite que les autres ? Peut être qu’elle aime le jazz, j’aurais dû lui poser la question.
Absorbé par mes pensées, je suis déjà chez moi. Je me déshabille. Je dors nu pareil à l’enfant qui vient de naître. Je mets un disque sur ma platine DVD. Je suis fatigué. Sur le chemin du retour, j’ai glissé sur une crotte de chien. Je me suis éraflé le poignet en voulant me rattraper. Il y a des excréments d’animaux sur tous les trottoirs. Les propriétaires canins sont des gens sans gêne. Il n’y a que les fumeurs qui sont à leur niveau avec des mégots partout. On dirait le Petit Poucet, il suffit de suivre les relents de tabac froid pour repérer les adeptes de la secte de M. Nicot. J’ai lavé mon bras à l’eau froide, il me lance. Je verrai au lever ce qu’il conviendra de faire.
J’ai mal dormi. Je me suis souvent réveillé. Mon poignet me fait souffrir. Je descends voir si le journal est dans ma boîte à lettre. La gazette est distribuée à l’aube en ville, en dehors, le facteur assure la livraison. Le quotidien dépasse de ma boîte, je le prends et je remonte chez moi pour préparer mon petit déjeuner. Rien de bien passionnant dans les pages locales. La plupart des articles, je les ai vus au travail. Aujourd’hui jour de repos, il pleut toujours. Je vais aller au cinéma cet après midi. Je décide aussi à aller dans une pizzeria à midi. Ce matin je farniente en écoutant le Duke. C’est du diamant comme on n’en fait plus. Il a su s’entourer de pointures dont je ne me souviens plus des noms, mais l’air est dans ma tête et voilà le plus important pour moi. La routine des jours s’est emparée de moi. Après le film, je suis rentré par la rue Paquet. Il y a probablement eu un accident de la circulation, car il y a des bouquets de fleurs posés au bord du trottoir. Le ruissellement de la pluie dans le caniveau affleure le sommet du rebord, si ça continue les fleurs seront emportées au gré des flots. Il faut que je pense à regarder dans la page réservée aux accidents et faits divers, demain.
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La trompette m’a endormi. Malgré mon sommeil, je l’ai entendue jusqu’au bout de ma nuit. Miles m’obsède. Je suis allé chercher mon journal. Il ne pleut plus, mais il y a une brume ou plutôt un brouillard dans la rue. On ne voit pas à plus de vingt mètres, c’est un temps d’automne.
Le dix novembre dans la soirée, une jeune femme de vingt-cinq ans a été découverte sans vie rue Paquet. Selon les services en charge de l’enquête, la victime aurait été étranglée. L’autopsie devrait confirmer l’information dans les prochaines heures. Les investigations ont été confiées à l’inspecteur Bouchet. Il est demandé à toute personne ayant fréquenté le quartier hier dans la soirée, de le contacter ou de se faire connaître auprès du commissariat au numéro indiqué. Je décide d’aller voir le responsable et de lui raconter ce que j’ai vu.
Le commissariat est au centre ville. J’y vais à pied, cela me fera faire de l’exercice. Le policier de garde s’adresse à moi, je lui précise que je souhaite voir le responsable chargé du dossier sur le meurtre de la rue Paquet. Il décroche un téléphone et appuie sur une touche. En quelques mots, il explique à son interlocuteur l’objet de son appel et il raccroche. Il me signifie d’attendre cinq minutes et qu’on viendra me chercher. Je garde mon calme, mais l’attente dure plus longtemps. Ici pas de musique ou de revue people à feuilleter. L’hôtel de police est une ruche où le trafic est intense. Une jeune femme blonde, avec un mégot éteint à la main, vient dans ma direction.
— C’est vous qui souhaitez voir M. Bouchet,
— Oui mademoiselle lui répondis-je.
— Suivez-moi me dit-elle.
Nous marchons dans un couloir interminable. Nonobstant sa clope, mon accompagnatrice semble être du genre sportif. Nous nous arrêtons devant une porte vitrée opaque. Elle frappe et entre sans attendre une invitation. Elle me fait pénétrer dans la pièce et s’éclipse aussitôt.
Un homme grand avance à ma rencontre. Il me tend la main, je lui offre la mienne, mon bras allongé découvre mon poignet droit bandé.
— Je ne vous ai pas fait mal.
— Non j’ai glissé avant-hier. J’essaie de ne pas infecter les plaies.
— Je suis Jean-Pierre Bouchet. Je suppose que vous venez me voir au sujet de l’affaire de la rue Paquet.
— Je pense que l’affaire c’est la jeune femme lui dis-je.
Il commence à prendre des notes.
— Vous êtes Monsieur ?
— Je m’appelle Lambert, Joël Lambert, et je réside à deux rues de la rue Paquet.
— Je vous informe que notre entretien va être enregistré. Que pouvez-vous me dire Monsieur Lambert ?
— Eh! bien Monsieur l’inspecteur, je suis passé dans la rue la nuit du meurtre. J’ai croisé aux environs de deux heures une jeune femme. Une silhouette qu’on n’oublie pas, elle était cambrée sous son parapluie.
— Vous êtes sûr qu’elle avait un parapluie ?
— Bien sûr, il pleuvait beaucoup. De son autre main elle tenait une cigarette.
— Je vais vous montrer plusieurs épreuves. J’insiste, examinez les avec attention. Si vous reconnaissez la personne que vous avez croisée, désignez-moi le cliché.
— Là, celle-là, je crois. Oui il s’agit bien d’elle.
— Dites-moi Monsieur Lambert, vous travaillez ? Vous êtes marié ? Votre adresse exacte ? Si nous avons besoin de vous demander d’autres informations.
— J’habite dix-sept rue de la Bergerie au troisième étage. Je travaille à la gazette service photo et je suis célibataire.
Il fait son boulot. Mais je n’aime pas cet interrogatoire. Il me met mal à l’aise, comme si j’avais quelque chose à me reprocher. Nous échangeons encore un long moment, quelques questions-réponses sur mon itinéraire de retour du travail, sur mes habitudes. Il veut savoir aussi si je suis fumeur ou pas. Lui il n’a pas pris de cigarettes pendant notre conversation. Il me fait écouter la cassette, et me demande si je désire préciser un point.
— Tout a été dit Monsieur l’inspecteur.
Il indique sur la cassette que l’enregistrement est terminé. Il me fait signer ma déposition, qui se borne à mettre mon heure d’arrivée et mon heure de départ ainsi que le numéro d’inscription collé sur la bobine. Il me remercie d’être venu spontanément. Je lui dis que j’accomplis un acte naturel. Un simple devoir de citoyen.
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Jean-Pierre Bouchet est un homme aimable. Grand et maigre, il doit avoir à peu près mon âge. Il a les cheveux blonds presque blancs et ondulés. Ce policier est une tombe. Malgré deux ou trois questions de ma part, je n’ai pu lui arracher d’autres informations que celles que j’ai lues dans la gazette. Je n’aurai pas fait un bon journaliste, pas de scoop à la une ! Ah si ! L’inspecteur Bouchet sait se vêtir élégamment. Un complet en laine de couleur crème, chemise noire, pas de cravate et des mocassins noirs, pas de ceinture à son pantalon parfaitement ajusté, une pochette assortie dépasse du veston. Il aime les vêtements chics, notre inspecteur.
Le trajet retour est plus stressant. Je me passe et repasse le film de ma déposition. J’en conclus que je suis nul pour expliquer les choses. J’étais trop mal à l’aise au commissariat, je n’y retournerai surtout pas. Un signe du destin, la pluie est revenue. Une pluie fine, traversière, à vous glacer les membres. J’essaie de m’abriter sous les bâches des magasins ou le long des façades, mais il y a parfois des chéneaux qui fuient ou des rideaux qui ne sont pas étanches. Je ne m’habituerai jamais à une météo versatile.
Ce matin brume, soleil à dix heures, et à midi giboulée. Le brouillard ne s’est pas estompé pour autant. Il joue à cache-cache, avec les averses. Je déteste la ville. Je déteste son climat. Je hais la cité. Je pourrais exposer les motifs de ma haine, ils sont nombreux, et par-dessus tout, il y a les gens. Oui je sais que Sartre a dit que l’enfer c’est les autres. Pour écrire ça, il doit être venu ici, il n’y a rien de plus véridique que sa formule. Ils sont froids, calculateurs et ne vous offrent que rarement leur amitié. Je n’ai pas d’amis dans le pays. Seul, a grâce à mes yeux le Cotton club, quand les jazzmen font un bœuf jusqu’au petit jour. Voilà un endroit merveilleux, l’esprit de Miles Davis l’habite. Si je reste dans la région, c’est uniquement pour le travail. J’ai un métier qui me plait. Avec beaucoup de temps libre et peu d’heures perdues à regarder la pendule contrairement à d’autres professions. A notre époque, lorsqu’on a un bon job, il vaut mieux le garder, et en plus je suis bien payé. Jour après jour, l’hiver tisse sa toile blanche. Lorsque je rentre, le soir ou peu avant l’aube, la ville semble enveloppée d’un voile immaculé. Il y a souvent de la bruine givrante qui rend le sol glissant. L’astre du jour ne se montre qu’épisodiquement. Il doit avoir peur de venir jusqu’ici. Je le comprends. Il préfère les plages du pacifique, dans les îles. Il est malin celui-là.
Vers le quinze décembre, la neige s’est mise à tomber. D’abord des flocons épars, puis le lendemain elle a blanchi les rues et les toits. Il y a même eu des pannes d’électricité dues à des chutes de branches sur les lignes. Ce n’est que le début de la période froide. Je sors peu de chez moi en cette saison, juste le strict nécessaire, le trajet pour aller au boulot, et aussi faire quelques courses au supermarché du quartier. Je croise quelquefois ma voisine avec son gros matou qu’elle tient en laisse. C’est assez insolite un chat au bout d’une corde. L’animal doit avoir l’habitude. Il suit sans trop rechigner. Sauf dans la neige, là il se met en boule. Changé en statue de pierre, il attend que la vieille dame le prenne dans ses bras. Son vieux chat est castré, ce qui fait qu’il est volumineux. Il paraît encore plus gros avec son pelage roux à poils longs. Dans l’immeuble, nous sommes chauffés au gaz, par des chaudières individuelles. Ça me coûte cher, je mets le thermostat au maximum. Bien entendu je paie le maximum, logique.
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Bien que ce ne soit pas mon tour, j’ai accepté de travailler le soir de Noël. Je suis tout seul, pour une fête aussi familiale, je préfère être à la gazette. Nous fonctionnons en effectif réduit par rapport aux autres soirs. Le journal a été préparé en amont, avec des sujets de circonstance, il y a un article en page centrale sur la mode des crèches vivantes et l’engouement pour les marchés de Noël. Nous rajouterons les faits divers, tout le reste est déjà bouclé. Robert et Jack sont de la partie, ils n’ont pas encore rejoint leurs bureaux au sous sol. La rivière a repris son cours habituel, mais les locaux sont humides. Je pense que le retour à la normale se fera avec la nouvelle année. Je n’ai nulle joie à l’approche de toutes ces fêtes. Chez moi il n’y en avait aucune au calendrier, juste le père qui célébrait tous les jours Saint Picrate. Robert a amené du foie gras de sa fabrication. Jack a acheté du boudin blanc, une spécialité des Antilles, paraît-il. Moi je fournis un Jurançon et un Côte de Beaune, j’ai pris ces bouteilles lors de la dernière foire aux vins. Nous avons aussi une bourriche d’huîtres, nous sommes joyeux, car l’apéro maison coule à flots. Jack nous chante des chants de Noël en créole. Je ne comprends pas tout, mais ça me rappelle un peu le gospel. Robert lui pousse la chanson de banquet de chasse. Il ne faut pas être coincé avec lui, car il éructe des airs pipi caca, ou bien de la fesse. Libation après libation, nous n’avons pas vu passer la soirée. Il faut bien le dire nous sommes passablement éméchés. Nous terminons tôt aujourd’hui, il n’est qu’un peu plus de minuit trente.
Ce soir j’évite la rue Paquet. Je vois devant moi deux jeunes filles qui allument une cigarette avant de partir chacune de leur côté. L’alcool me trouble la vue. Je ne vois soudain plus personne, je suis là devant chez moi. Je monte péniblement les escaliers. La clé ne veut plus pénétrer dans la serrure, j’ai les mains qui tremblent. J’y arrive quand même. Je mets un disque et je m’écroule tout habillé sur mon lit.
Je pense à mon père et à mon enfance. Des jours et des jours à côtoyer le néant. Nous avons voyagé, solitaires, sur des routes parallèles qui ne se sont jamais croisées. La faute au destin. La faute à Bacchus qui vidait ses tonneaux dans le verre de ce pauvre homme. La maison était triste, triste comme la ville sous un ciel de novembre. Il n’y avait pas de jazz chez nous, seulement la musique obsédante qu’engendre le glouglou des litres qui se vident.
Que dire de ma mère qui supporta l’épave et écopa si longtemps. Elle regarde ses oiseaux en cage et écoute la mélopée des canaris. Le soir elle recouvre la volière d’un torchon, les volatiles ne chanteront pas trop tôt le matin. Combien de couples se sont succédé durant toutes ces années ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Le vieux en estourbissait régulièrement en douce. Le lendemain ils étaient remplacés. Et le chant recommençait de plus belle. Un mouvement perpétuel transformé en hymne à la vie. Tout autour le sol jonché de plumes et d’excréments faisait penser à un poulailler.
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Dans ma tête douloureuse, un air obsédant s’insinue, un solo de trompette. J’écoute le plus beau morceau du siècle, et je m’endors avec Miles dans les oreilles. Vers huit heures du matin, j’entends des coups frappés à une porte. C’est chez moi, je me lève, quel mal de crâne, je me passe la tête sous le robinet dans l’évier de la cuisine. Je trouve une place au milieu des plats et des assiettes que je n’ai pas lavés depuis deux jours.
— Police Monsieur Lambert, ouvrez-nous s’il vous plait.
Je réfléchis à ce que j’ai fait. Pas une lumière ne jaillit pour m’éclairer un peu. Je ne vois pas. J’ouvre, il y a là l’inspecteur Bouchet accompagné de quatre flics en uniforme. Cela fait beaucoup de monde pour un jour de Noël.
— Monsieur Lambert, je vous prie de nous accompagner au commissariat.
— Je ne comprends pas Monsieur l’inspecteur. Je vous ai tout dit sur le meurtre de la rue Paquet.
— Nous parlerons de tout cela tout à l’heure. Suivez-nous sans histoire.
Il n’y a plus de musique dans mon cerveau, juste une douleur insupportable. Je sollicite l’inspecteur car je veux prendre un cachet avant de descendre. Je dois lui présenter la boîte, il n’est pas d’humeur aujourd’hui. Deux aspirines effervescentes ne suffisent pas à me remettre d’aplomb.
Nous arrivons à l’hôtel de police. Deux agents sont restés dans mon immeuble, je crois qu’ils font une enquête de proximité. Le chef m’emmène dans le même bureau que la dernière fois. Deux hommes sont devant la porte. Il me précise que notre entretien sera consigné sur une cassette. Il annonce la date et le numéro de l’enregistrement. Il ne néglige aucun détail Monsieur l’inspecteur. Dès la première phrase, il me demande si je sais pourquoi je suis là. Je lui réponds que non, Il me crie « Pas de ça avec moi Monsieur Lambert ». Je suis surpris par son attitude. Je décide de garder mon calme, à part une bonne cuite cette nuit, je n’ai rien à me reprocher.
— Monsieur Lambert, je vais vous montrer des clichés, vous me direz si vous connaissez une de ces personnes.
Il me montre une vingtaine de photos de jeunes femmes, brunes, rousses, blondes, noires, asiatiques, beurettes.
— Je suis désolé Monsieur l’inspecteur, mais je n’en ai jamais croisé aucune. Alors il me dit qu’une de ces jolies filles a fait une mauvaise rencontre. Qu’elle est morte la nuit de la nativité. Ce n’est pas un jour pour mourir Monsieur Lambert.
Je concède qu’il a raison. Pour la chrétienté la célébration de la naissance de Jésus est une période de joie.
— Monsieur Lambert, je souhaite savoir si vous avez vu quelque chose ces jours-ci, qui pourrait avoir un rapport de près ou de loin avec cette exécution.
— A première vue, je ne vois pas.
— Où étiez-vous entre minuit trente et une heure trente ce matin ?
— Je rentrais chez moi après mon travail à la gazette.
— Pouvez-vous me dire quel itinéraire vous avez emprunté ? Vous êtes rentré à pied je suppose ?
— J’ai parcouru à pied le même trajet que d’habitude, sauf que j’ai bifurqué dans la rue parallèle à la rue Paquet.
Bouchet devient plus aimable. Sa figure s’adoucit. Je crois qu’il n’est pas du matin. On a dû le réveiller pour cette affaire. Il avait perdu l’essentiel de son humanité depuis un bon moment. Maintenant, il m’explique qu’à deux-cents mètres près, cet homicide s’est déroulé au même endroit. Dans l’attente des résultats de l’autopsie, probablement dans les mêmes conditions.
— Vous comprendrez Monsieur Lambert les raisons pour lesquelles je tenais à vous interroger. Bien sûr vous n’êtes là qu’à titre de témoin. Je ne puis vous en dire plus, le reste fait partie des secrets liés à l’enquête. Désirez-vous que je vous fasse raccompagner chez vous.
— Je vous remercie Monsieur Bouchet, mais un peu d’exercice ne pourra me faire que du bien, car hier soir mon foie a été bien sollicité.
Nous prenons congé et me voilà dans la rue.
7
J’achète les Dernières nouvelles. C’est le quotidien régional de référence, propriété du plus grand groupe de presse du pays. Peut-être ont-ils eu le temps de traiter le sujet avant leur bouclage. Effectivement, dans les pages locales, un titre émerge : « Second meurtre d’une jeune femme dans le même quartier ». L’article n’en dit pas plus que la police, sauf qu’il précise que la victime est française. D’origine magrébine, une beurette comme on dit. L’inspecteur Bouchet demande à nouveau la collaboration de toute personne pouvant faire avancer l’enquête. Deux meurtres presque identiques. Un tueur en série arpente les rues de la ville. Je fais un film dans ma tête, je vois le Cotton club avec ses « musicos ». La rue sombre, avec l’ombre de l’assassin qui se reflète sur les flaques d’eau saumâtre. Et une fille qui court après son destin.
Et cet air qui trotte en moi. Durant toute la journée j’ai écouté du jazz. J’ai reconstitué ce que je savais des deux histoires. J’ai noté dans un cahier tout ce qui me passait par la tête. Un détail anodin : la deuxième affaire a eu lieu quarante-cinq jours après la première. J’ai aussi regardé le calendrier pour voir les lunes. Il paraît qu’il y a plus de crimes les soirs de pleine lune. Rien qui ne me saute aux yeux, ce n’était pas le cas pour aucune des deux.
Le jazz est ma vie. Je possède des centaines de CD et des livres que je bichonne amoureusement. Je connais chaque tendance, mais je reviens toujours aux fondamentaux. Miles Davis, Coltrane, Sydney Bechet, et pour le côté Manouche, Grappelli et Django. J’aimerai revivre dans la peau d’un jazzman. Nougaro l’a chanté divinement, Armstrong je voudrai être noir, pourquoi pas dans une prochaine vie. Pendant l’éternité la musique jouera dans ma tête. J’ai cru que ces sons égarés dans mon crâne étaient le signe d’une maladie. J’ai voulu voir un médecin, au dernier moment je me suis ravisé. Je ne suis pas malade. Je suis juste un fan de Miles et sa trompette magique. Mon cœur bat et résonne au rythme de son tempo. Mon énergie est puisée dans ses solos. L’instrument est devenu ma colonne vertébrale. Les notes sont mes muscles. Ma respiration est clonée sur la sienne. Ses silences sont mon oxygène. Je transpire, je respire, je vis par sa musique. Sa partition c’est mes mots. Mon dictionnaire s’appelle jazz.
Je ne travaille pas le soir de la Saint Sylvestre. Aussi j’ai proposé mes services aux restos du cœur. La gérante m’a dit qu’elle accueillerait deux bras de plus avec plaisir. Je vais réveillonner avec eux et ceux pour qui l’ultime espace de dignité se trouve là, à coté de la photo de Coluche. Celui-là il avait tout compris de la vie et de ses bassesses. Il a même failli mal tourner, faire de la politique et pourquoi pas archevêque. Je rencontre de nombreux cabossés de la vie. Je fredonne ma rengaine avec encore plus d’entrain. Ces gens ont de la noblesse sous leur masque de circonstance. Le menu n’est pas extraordinaire, mais la chaleur du repas remplace toutes les cuisines étoilées du monde. Un orchestre joue, pas mes morceaux préférés, mais un peu pour tous les goûts. Les baluchons sont laissés au pied des bancs. Les convives dansent. Ils s’offrent quelques miettes de bonheur. Et nous avec. Il est quatre heures du matin lorsque je m’effondre sur le lit. J’ai croisé des jeunes en route. Ils m’ont souhaité la bonne année et ils m’ont embrassé. Les filles étaient sympas et super sexy avec des vêtements moulants. L’odeur du parfum mélangé à celle du champagne c’est un assortiment original. Demain, malgré une année nouvelle, la routine va reprendre le dessus. Il va falloir se replonger dans les affres de la vie quotidienne. Miles aide-moi à m’évader.
8
L’hiver est long, long, long. Je ne m’y ferai jamais. Janvier et février sont parfois rigoureux. Je me retrouve tout seul dans mon bureau, la solitude du coureur de fond en quelque sorte. Robert et Jack sont redescendus. Je n’ai pas trouvé Jack en bonne forme, il paraît préoccupé. Nous nous voyons à la pause vers vingt-trois heures, nous partageons le casse-croûte. Robert nous raconte des histoires de chasse. Jack évolue ailleurs, il m’avoue avoir des soucis de santé, mais ne m’en dira pas davantage. Nous sommes collègues mais pas confidents.
L’année commence mal pour certains. Hier j’ai croisé ma voisine dans l’escalier. Elle s’est mise à pleurer lorsque je lui ai présenté mes bons vœux. Mon chat est mort me dit-elle. Je compatis. Perdre son compagnon à quatre pattes c’est un choc, surtout qu’elle m’a dit qu’il venait d’avoir seize ans. Voilà on se parle que dans des occasions tristes. Faudrait que je lui trouve un autre chat, j’y réfléchis.
C’est bientôt la fin du mois et il fait froid. Les caniveaux sont gelés. Je ne traîne pas dans les rues après le boulot. Je rentre directement. J’ai rencontré une jolie fille brune plusieurs fois ces jours ci. Elle semble nouvelle dans le quartier. Une beauté ça se remarque. D’autant qu’elle fume avec un porte-cigarette, ce n’est pas très fréquent. J’ai mis le jazz un peu fort et ma chaîne vibre. Je baisse un peu le son et ajuste l’équaliseur.
Nous avons un peu plus de travail que d’habitude car le rédacteur en chef a changé la maquette du journal. La gazette sera désormais dans un format plus petit mais avec la même pagination. Nous rognons sur les blancs, le résultat final est assez plaisant. Nous espérons tous que le lecteur y sera sensible. Voilà que février a pris le relais de janvier. Un premier mois de passé. C’est le plus long, les journées sont courtes, le temps est gris continuellement. Quand il n’y a pas de brouillard, c’est qu’il neige. Robert m’a proposé d’aller faire du ski, je lui ai dit non. Je n’aime pas ce cirque blanc, pour tout dire je ne suis pas rassuré avec des planches aux pieds. Je n’ai pas osé lui dire que j’avais peur. J’ai inventé un problème aux genoux, comme ça je n’ai pas plus d’explications à donner. Ce soir c’est l’effervescence au journal. Nous venons d’apprendre qu’un nouveau meurtre a eu lieu en début de soirée. Il s’agit du troisième depuis le dix novembre. Une femme brune a été assassinée dans mon quartier, à l’angle de la rue Paquet et de la rue de la Bergerie, à deux pas de chez moi. Un journaliste a donné son papier au rédacteur en chef. Une jeune femme d’environ vingt-cinq ans est morte par strangulation. Il est vrai que ce soir lorsque j’ai éteint ma musique, j’ai perçu comme une dispute et le bruit d’une course. J’ai cru entendre des pas de femme. Les chaussures féminines font des bruits différents. C’est lié autant à la morphologie qu’au galbe des souliers. La chaussure d’homme étant souvent plus souple et plus large. L’homme préfère le confort, sa compagne la coquetterie. Toute la soirée j’ai réfléchi sur ce que j’ai vu et entendu. Je prends la décision d’aller à la police demain au réveil, sinon l’inspecteur Bouchet va encore me convoquer.
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Je languis d’écouter ma trompette préférée. Ça calme mes angoisses. C’est sûr dès que je rentre, je soigne mon stress avec Miles Davis. Je suis à mon logis vers deux heures. Je tombe de sommeil ; je bois un grand verre d’eau et au lit. Je programme mon disque en boucle, il va jouer jusqu’au matin. Parfois je l’entends cinq minutes et je pars dans les bras de Morphée. Ce soir je me réveille toutes les heures. Je pense encore à tous ces meurtres. Ces jeunes et jolies femmes. Je prends mon carnet sur lequel j’ai couché des notes sur les deux affaires précédentes. Je n’avance pas beaucoup. Sinon que je viens de m’apercevoir qu’il y a quarante jours d’écoulés entre les deux derniers crimes. Je ne crois pas au hasard. Il doit y avoir une raison. Ce n’est toujours pas la pleine lune. Je déjeune tôt, un chocolat chaud et du pain grillé suédois en sachet. Ayant lu l’article à paraître dans la gazette, je parcours les autres pages. Pas d’autres nouvelles à sensation. Je mets des vêtements chauds et me dirige vers le commissariat. L’inspecteur Bouchet arrive en même temps que moi. Il me fait un salut de la tête. Je suppose qu’avant de me recevoir, il souhaite être mis au parfum des incidents de la nuit. Pour l’assassinat, il doit être au courant depuis hier soir. J’attends presque un quart d’heure dans le hall de réception.
La policière qui m’avait accompagné lors de ma première visite est là. Toujours une cigarette éteinte à la bouche. Elle me dit bonjour rapidement mais poliment. Me voici à nouveau dans le bureau de l’inspecteur Bouchet.
— J’allais vous contacter me dit-il.
— Je suis là, et peut être que ce que j’ai à vous dire fera avancer votre dossier. Hier soir Monsieur l’inspecteur, j’ai entendu du bruit dans la rue. Comme une dispute, et une femme qui courait. Enfin j’ai cru entendre. Je n’ai rien vu car je n’ai pas mis le nez à la fenêtre.
— Donc si vous n'avez rien vu, ça ne nous avance pas beaucoup. Je vais vous monter des photos, comme la dernière fois. Je compte sur vos talents de physionomiste pour reconnaître une jeune personne.
— Celle là Monsieur l’inspecteur. Je l’ai aperçue plusieurs fois dans mon quartier. Il ne doit pas y avoir longtemps qu’elle habite dans le coin.
— Qu’elle habitait Monsieur Lambert ! Qu’elle habitait ! C’est notre troisième victime.
— Monsieur l’inspecteur, il y a eu un délai de quarante-cinq jours entre le premier et le deuxième meurtre, et quarante entre le second et le troisième.
—Monsieur Lambert, aimez-vous les mathématiques ?
— J’étais le premier de ma classe au collège. C’est vrai que j’adore les chiffres, et leurs symboles.
— Vous fumez Monsieur Lambert ?
— Non Monsieur l’inspecteur.
Je signe ma déposition comme les autres fois. Le magnétophone étant en panne, l’inspecteur a consigné nos propos sur une feuille recto verso. Après avoir signé, il me confie que l’enquête va être reprise par d’autres policiers venus de la capitale. Des spécialistes selon lui. Il continuera d’être dans l’équipe qui se constitue pour les trois dossiers des jeunes femmes.
J’ai regardé à la télévision il y a quelques semaines une émission sur la police scientifique, c’était impressionnant. Un grain de poussière suffit à confondre un assassin. Je fredonne mon air préféré durant le trajet retour. Je me passe le film de mon entrevue avec Monsieur Bouchet. Il semble accuser le coup, le troisième homicide l’a secoué. Il doit avoir la pression de sa hiérarchie et par ricochets du microcosme politico-religieux. Il faut élucider au plus vite, inspecteur Bouchet. Sinon des têtes vont tomber. J’imagine le pauvre homme devant son supérieur qui lui, tient à sa place, alors il fait un peu de vent pour se justifier. Tout le monde se justifie devant tout le monde. L’inspecteur ne m’a posé que des questions bêtes, si je fume, si je sais compter. Et pourquoi pas le nombre de fois que je vais aux toilettes.
Il ne doit pas aimer la même musique que moi, l’inspecteur. Pourquoi toutes ces questions, ce doit être de la déformation professionnelle. J’ai un ami percepteur, il voit un tricheur potentiel dans chaque contribuable. A croire que chaque métier formate ses sujets.
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Je mange rapidement des biscuits secs, et je fais tourner ma trompette adorée. Je suis fourbu, je ne demande pas mon reste pour m’endormir. Je me réveille plusieurs fois en sueur dans la nuit, je fais des mauvais rêves. Je vois Miles avec son instrument qui se dissout comme du sucre dans une tasse de thé. Et la note qui s’arrête en faisant glouglou. Je me rendors. Quelques minutes plus tard, c’est toute ma collection de disques qui a fondu dans une marmite à confiture. Il est presque sept heures. Je renonce à me rendormir. Depuis quelques semaines, je fais des cauchemars. Souvent les mêmes. Si ça continue je vais aller voir mon médecin traitant. Ce sont des nuits d’où je ressors complètement vidé. Je ne sais pas pourquoi.
Aujourd’hui, j’ai décidé d’effectuer un peu de marche. Je me promène sur les quais. C’est exceptionnel, il fait beau. Un soleil printanier vient me caresser. C’est une sensation agréable que de jouir de ses premiers rayons après cet hiver interminable. Le mois de mars est annonciateur d’une nouvelle saison. Les arbres sont en bourgeons. J’ai même vu des primevères en fleurs dans le parc municipal. La musique devient légère dans ma tête, je la trouve aérienne, les notes se sont mises en apesanteur. Une impression d’ailleurs, comme si le temps n’existait plus. C’est peut-être un aperçu de l’au-delà. Dans deux jours le printemps officiel arrive et cette idée me rend joyeux. Nous passons à l’heure d’été dans une dizaine de jours.
J’ai profité du changement de saison pour prendre des congés. Deux semaines, du reliquat de l’année dernière. Je flâne au bord de la rivière. Je me surprends à descendre au bord de l’eau. Je lance des petits cailloux plats qui ricochent. Il n’y a pas d’âge pour faire virevolter les pierres sur l’onde.
Ce soir je vais me payer une toile au cinéma d’art et essais. Il y a souvent des trouvailles, loin du cinoche commercial. J’irai à la séance de neuf heures. Avec le court métrage qui ouvre la soirée, je serai dehors vers onze heures trente. Le film sous-titré est japonais, il traite de la vieillesse et de la déchéance. Les images sont d’une beauté à couper le souffle. Il est lent comme l’héroïne qui part mourir seule dans la montagne. Le mont Fuji je crois. Je m’arrête au Pub pour boire une « Corona ». C’est mon petit caprice de temps à autre. Parfois il y a du jazz en musique d’ambiance. Je ne reste pas longtemps, car il y a un groupe très bruyant et qui fume beaucoup. On se croirait dans la brume hivernale. J’arrive rue de la Bergerie. J’ai croisé des garçons et des filles seuls ou accompagnés. Ils riaient presque tous. C’est à croire que la météo est un baromètre à zygomatiques.
J’ai reçu par la poste un CD de Miles. Je l’avais commandé il y a environ un mois. C’est son dernier enregistrement en public. Il est de bonne facture. Je l’écoute en boucle depuis deux nuits. Je fais moins de cauchemars ces temps ci. J’ai même fait un rêve étrange. Miles venait me voir pour réparer sa trompette dans le siphon de l’évier. C’est bizarre, je n’ai pas transpiré, c’était une compagnie fort agréable.
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Dans la matinée, j’ai entendu les sirènes des véhicules de police. Je me suis penché à la fenêtre pour voir. Les gyrophares étaient allumés. J’espère qu’il n’y a pas eu à nouveau un sale coup dans le quartier. Je me douche, me rase et m’habille. Je récupère la gazette dans ma boîte, et je vais de ce pas à la boulangerie. C’est un peu le lieu de rendez-vous des retraités. Ça papote devant la porte.
— Bonjour Monsieur Lambert, vous savez l’évènement m’interroge la boulangère ?
— Vous allez me le dire ?
— Il y a eu une nouvelle personne assassinée cette nuit.
— Je crois que j’ai perdu conscience un bref instant. Je l’interroge pour savoir où cela s’est passé ?
— Derrière la rue Paquet, à ce qu’il paraît. C’est un homme blond cette fois-ci. Bizarre que ce soit un homme Monsieur Lambert.
— Oui bizarre, en effet. Je paye mon pain, et je rentre vite dans mon appartement.
Je regarde sur le calendrier des pompiers. Nous sommes le vingt mars. Il y a eu quatre meurtres. Quatre exécutions en cent-vingt jours. Pourquoi celle-ci la veille du printemps ? Pourquoi un homme ? La musique cogne trop fort dans mon crâne. Elle me renvoie des notes inachevées et je me prends la tête à deux mains.
Je sors mon calepin où j’ai écris mes observations sur les précédents crimes. Je relis tous les indices. Plus je le parcours, moins je comprends l’histoire. Sauf que cette nuit c’était la pleine lune. Je ne m’en suis pas aperçu, car en soirée les nuages sont apparus. Je suis surpris. L’inspecteur ne m’a pas convoqué pour l’instant. Ça fait pourtant trois jours que l’affaire s’est déroulée. Les enquêteurs venus de la capitale doivent utiliser d’autres méthodes pour aller à la pêche aux renseignements. Je l’aime bien Monsieur Bouchet. Il a la classe, toujours propre sur lui. Il représente la province, avec tout ce que ce mot peut avoir de péjoratif vu de Paris. A mon avis ils ne vont pas tarder à m’avoir comme client. Les Parisiens.
C’est décevant, les journées s’écoulent. La maréchaussée ne s’occupe plus de moi. Il est vrai que sur cette affaire il y a bien moins d’informations qui circulent que pour les jeunes femmes. Si je récapitule, en cent-vingt jours, il y a eu une brune, une beurette, une autre brune et un blond. Quel fil mystérieux les relie ? L’homme est-il mort de la même façon ? Quand j’y pense j’entends les vibrations de la trompette. Je ne perçois plus que ça.
J’ai beaucoup réfléchi ces dernières heures. C’est décidé je vais rendre visite à l’agence immobilière qui gère la location de mon logement. Je veux déménager le plus rapidement et le plus loin possible de ce périmètre maudit. La peur s’incruste dans les esprits, le mien ne fait pas exception. L’employée me connaît bien, elle s’est occupée de mon précédent dossier. C’est une dame corpulente. Elle se maquille outrageusement. On dirait la « Castafiore », mais elle est compétente. Elle me dit que c’est la huitième demande ce mois ci. Dans l’immédiat elle ne voit pas d’opportunité pour moi. Elle prend bonne note et promet de me contacter dès qu’une ouverture se présentera.
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Il fait à nouveau beau, j’ouvre mes fenêtres. J’écoute religieusement mon dernier CD. J’ai de la chance, pour mes vacances le soleil s’est invité, qu’il soit le bienvenu. La rue revit, l’animation reprend. Les jeunes mères de famille promènent leur progéniture. Les retraités sortent Médor et les commères font des commérages. Le tissu social s’est reconstitué. Il suffit de quelques degrés en plus ou en moins et tout change.
Le printemps étant par tradition la saison des amours, j’appelle mon ancienne copine Judith. Nous nous sommes quittés en bons termes. Elle ne supportait plus ma musique. Elle me disait que je l’aimais plus qu’elle. C’est presque vrai, mais je l’aime bien Judith. Elle est petite avec des tâches de rousseur partout, partout. Il y a plus d’une année que nous vivons séparés. Elle décroche et immédiatement me demande de mes nouvelles. Je ne lui parle pas de mes cauchemars, ni des meurtres. Je lui laisse entendre que tout va bien et que je pense souvent à elle. Elle me dit qu’elle aussi. Je crois qu’elle m’aime toujours. J’aurai du lui dire oui quand elle voulait un enfant. C’est moi qui n’ai pas voulu. Je me trouvais trop âgé, elle a dix ans de moins que moi. Voudrait-elle aujourd’hui recoller les morceaux et reprendre la route à deux ? Je lui propose de la rencontrer. Elle me répond que ça lui fait mal mais que son fils a déjà un père, et qu’il va naître dans deux mois. Atterré, je lui présente tous mes vœux pour la naissance et pour le reste. Je me dis que la vie est cruelle. C’est moi qui aurais dû réchauffer son cœur. C’est moi qui aurais dû toucher son ventre arrondi. C’est un autre qui la caresse et lui tend les bras. Un autre que moi. Après avoir raccroché, un sentiment de colère me domine. Je ne sais pas contre qui ou plutôt je ne veux pas savoir, car ce serait sûrement contre moi. Je suis déçu, les femmes je ne les ai jamais comprises. Elles sont trop différentes de nous les hommes. Et pourtant je ne connais rien de plus beau que le corps d’une femme. Alors quel dilemme entre l’incompréhension et l’adoration.
Je me réfugie encore plus dans le jazz. Le Cotton club devient ma résidence secondaire. L’heure d’été a pris le relais. Avril montre le bout de son nez. Au travail, Robert a changé deux choses. Son taxi brousse a rendu l’âme, après presque vingt ans de bons et loyaux services et un nombre impressionnant de tours du monde au compteur. Sa casquette aussi, finsi les carreaux noirs et blancs, maintenant c’est un couvre-chef d’une couleur indéfinie. J’oscille entre beige et marron, personne n’a pu me donner de réponse satisfaisante. Jack devient taciturne, il se replie sur lui même, ce n’est pas son habitude. Il doit avoir de gros problèmes. Mais il ne communique jamais sur sa vie privée. Je sais qu’il est divorcé et que son ex-femme vit aux Antilles avec ses deux enfants. Ses gosses lui manquent, c’est probable. Robert s’est mis dans les frais il a acheté un véhicule récent, toujours un break Peugeot.
Le proverbe « en avril ne te découvre pas d’un fil » s’avère judicieux. Car après des journées chaudes et ensoleillées, il y a plusieurs jours qu’il fait frisquet. Peu d’eau mais une température fraîche. Le printemps est là depuis bientôt un mois. Hier soir en rentrant, j’ai regardé mon calepin. D’après mes hypothèses, un meurtre aurait dû avoir lieu le dix-neuf avril. Il ne s’est rien passé et c’est tant mieux. Les filles osent moins sortir ou alors en groupe. J’en vois de moins en moins seules le soir. Dommage car il m’est arrivé de finir la nuit avec une de ces rencontres nocturnes.
Depuis ces histoires, j’écoute Miles Davis en solitaire. Au bout de trente jours, l’assassin aurait dû récidiver. Ou alors il n’est pas en mesure de sévir. Pour quelle raison ? J’essaye souvent de réfléchir à tout ça. Il me manque des pièces dans ce puzzle.
J’aime beaucoup le joli mois de mai. Il y a foison de jours fériés. Les terrasses des cafés se garnissent. Les étudiantes commencent à mettre des vêtements plus seyants. Cette nuit a été cauchemardesque. J’ai rêvé que de la trompette de Miles sortaient des confettis de toutes les couleurs. Le tas recouvrait tout l’orchestre. Je me suis réveillé, j’étais trempé. Je suis allé prendre une douche. Avec cet air qui m’obsède nuit et jour.
13
30 janvier 2012 à 10h02 #154563Nous sommes le vingt mai, j’arrive au boulot. Robert m’apostrophe :
— Alors Jo, tu en as zigouillé une de plus.
Devant mon air ébahi, il voit que je ne suis pas au courant.
— Oui cher ami, il y a eu une fille blonde. Enfin fausse blonde, qui a été étranglée la nuit précédente. Dans ton quartier bien sûr.
La nouvelle me fait l’effet d’un cataclysme. Je suis livide. La musique me serre la tête comme un étau, j’ai mal au crâne.
— Çà ne va pas m’interroge Robert ?
— Juste une grosse migraine. Je te remercie ça va passer.
— Tu devrais consulter ton médecin, ou partir en vacances. Je te trouve mauvaise mine.
— Je te dis que c’est bon maintenant. Je monte dans mon bureau.
Je me décide à aller voir mon généraliste. J’ai rendez-vous cet après-midi. En attendant, j’ai lu le papier du journal sur la cinquième victime. Elle rentrait seule d’une soirée en boîte. La police est avare de détails. J’ai reçu une lettre de l’agence. J’ai cru à une proposition de logement ailleurs. J’ai jeté le courrier à la poubelle dès que j’ai fini de le lire. Il m’est reproché de faire jouer trop fort ma chaîne Hi-fi. Le voisinage se plaint. Ce sont des lâches, personne n’est venu me voir. Tous des incultes, ils n’aiment pas le jazz. Donc ils n’aiment pas les gens. Donc ils ne m’aiment pas. Pourquoi ? Cette musique est un élixir, un baume, un onguent sur nos cœurs. Pourquoi ils n’aiment pas le Duke et son piano, Sydney et sa clarinette, Miles et sa trompette, Stéphane et son violon, sans oublier Django et sa guitare magique ?
Le docteur me reçoit rapidement. Il me dit que ce n’est pas grave, un peu de surmenage. Il me propose un arrêt de travail. Je lui dis que je n’en ai pas besoin. Il me reste encore un reliquat de jours à prendre. Je demande à mon chef si je peux m’absenter une semaine sur deux pendant le mois qui vient. C’est d’accord, avec les récupérations, j’aurai peu à travailler.
Début juin, une vague de chaleur a transformé les rives de la rivière en une station balnéaire. Les gens vont se baigner, malgré les panneaux posés par EDF pour mettre en garde. En effet, il y a un barrage qui fait tourner une centrale hydroélectrique en amont. Il faut dire qu’il est peu probable qu’il y ait une ouverture des vannes, mais enfin il faut être prudent. Des enfants se baignent dans les fontaines. Celle qui est au bout de ma rue ne désemplit pas. Avec cette moiteur, j’ai du mal à dormir. Je mets mon casque pour écouter mes œuvres préférées. Les voisins ne viendront pas se plaindre du bruit. Puisque je suis en congé, je vais tous les matins chercher la gazette dès que je vois le coursier. La une d’aujourd’hui est consacrée aux dangers de la canicule, surtout pour les nourrissons et les personnes âgées. Les conseils des autorités sanitaires ressemblent à un inventaire à la Prévert. Il y a eu un précédent fâcheux avec plusieurs milliers de morts. Les politiques ont sorti le parapluie, l’ombrelle et même le parasol. C’est typiquement de chez nous un tel comportement.
En page intérieure, que vois-je ? Une tentative de meurtre a échoué. Le tueur en série s’est attaqué à une étudiante de la faculté. La jeune femme d’origine togolaise a été mise en observation dans un établissement hospitalier de la région, sous surveillance policière. Elle est fortement commotionnée, mais sa vie n’est pas en danger. Les enquêteurs attendent beaucoup de son témoignage pour confondre le meurtrier. Dans le reportage, le journaliste évoque avec insistance l’éventualité d’un acte raciste. La cible étant de race noire, il pose ouvertement la question. Mais les victimes précédentes sont la plupart de race blanche, à l’exception de la jeune beurette. Il faut revoir ton hypothèse, cher collègue. J’ai lu au moins dix fois l’article. Je note dans mon calepin. J’entends un son sourd sous les écouteurs. Je les ôte. Je perçois une phrase qui me glace :
— Police ouvrez-nous immédiatement.
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Je libère rapidement le verrou et j’ouvre la porte. Devant moi une escouade en uniforme armée jusqu’aux dents et vêtue de gilets pare-balles.
— Les mains en l’air Monsieur Lambert.
L’inspecteur Bouchet m’apostrophe sur un ton sans réplique. Je m’exécute sans geste brusque. A voir leur attitude ils sont sur les nerfs. Je n’en crois pas mes yeux, voici encore un coup des voisins, Dieu qu’ils détestent ma musique. Ils n’iront pas au paradis des jazzmen.
— Monsieur Lambert vous êtes en état d’arrestation. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient je vous lirai vos droits au commissariat. Nous avons une commission rogatoire pour perquisitionner chez vous. Ne vous inquiétez pas ce sera fait proprement.
— Mes disques, ne touchez pas mes CD. C’est tout ce que j’ai pu dire. Ils m’ont fait descendre les escaliers quatre à quatre et m’ont embarqué dans un fourgon. J’ai entrevu des badauds sur le trottoir, le malheur des autres fait toujours recette.
Après m’avoir lu mes droits, l’inspecteur m’a confié à deux policiers, qui m’ont emmené au sous-sol, dans une pièce éclairée au néon. Il n’y a que deux chaises et une table qui semble fixée dans le sol. Les lieux sont jaunis par le temps, ils devaient être blancs à l’origine. Sur un mur il y a une vitre, au plafond on dirait une caméra qui clignote. Les deux agents me demandent de me déshabiller. Je n’ai toujours pas compris ce qui m’arrive. Cela fait un quart d’heure au moins que je suis entièrement nu. Les jambes écartées appuyé face au mur. A l’issue des attouchements corporels que je vous épargne, tellement c’est humiliant, un policier est parti avec tous mes effets. Il revient avec uniquement un slip, un maillot et un pantalon de survêtement qui ne m’appartiennent pas. Il m’explique que pendant la garde à vue, on ne laisse aucun vêtement pouvant présenter un danger pour le prévenu ou pour la police.
Bouchet arrive accompagné de deux hommes en civil. Il me prévient que tout ce qui se passera ici sera filmé et que dans quelques heures je pourrai faire appel à un avocat. Je ne comprends pas tout. Ma tête est vide. Il n’y a plus de notes. Seulement le néant. L’interrogatoire commence, c’est déstabilisant. Chacun pose des questions, dans un désordre le plus total. L’un me demande quelle musique j’aime. L’autre si je fume. L’inspecteur me questionne sur ma santé. Je réponds du mieux que je peux. C’est un autre qui me pose la même question cinq minutes plus tard. Cet exercice est épuisant. On perd la notion du temps et des choses. J’ai besoin d’un verre d’eau et Monsieur Bouchet me dit tout à l’heure. J’ai la bouche sèche et les yeux humides. Le questionnement devient de plus en plus rapide. Je viens enfin de comprendre ce que l’on me veut. Ce n’est pas pour le bruit que je suis là. C’est pour les meurtres.
Un médecin est venu m’examiner, il m’a fait une prise de sang, Peut-être pour voir si j’avais pris de l’alcool. Il m’a aussi interrogé sur ma santé. Si j’étais soigné et si je prenais des médicaments. Si je n’avais pas des habitudes perverses. Je lui ai répondu que je n’étais ni homosexuel ni pédophile, si c’était ça la question. Il ne m’a rien dit de plus.
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Sans la lumière du jour, j’ai perdu tout repère. Je suis devenu un animal apte à la parole. Un policier m’a apporté un sandwich et un verre d’eau tiède. Après un bref arrêt, l’interrogatoire a repris. Ils ont compris que je suis épuisé, alors les questions fusent. Tout y passe, ma jeunesse, ma religion, mes amours, mes habitudes, mes hobbies et mes amitiés. Je suis incapable de me souvenir de toutes leurs demandes. Il est même envisageable que je me contredise. Je suis tellement en dehors de moi-même que je ne les écoute plus. Ils essaient de m’intimider en me promettant des coups ou de la torture. À quoi bon.
L’inspecteur Bouchet m’informe qu’il va y avoir une confrontation avec des témoins. Il me conseille d’avoir un comportement le plus naturel possible avec les autres figurants. Il y a cinq autres personnes avec moi. Ils m’ont demandé de mettre mes vêtements et de me coiffer. Nous avons une plaquette que nous tenons devant nous. J’ai hérité le numéro deux. Et le spectacle commence. Messieurs de face. À droite. À gauche. Ils ne m’ont rien dit à l’issue du défilé. J’ai cru percevoir un peu de bruit dans le couloir.
Un avocat est venu me voir. Il m’a dit qu’il était de permanence. Il ne m’a pas proposé de s’occuper de mon dossier. Il est reparti aussi vite qu’il était arrivé. L'enregistrement reprend. Ils parlent abondamment de chaque meurtre, en me demandant de préciser mon emploi du temps et si j’avais des preuves ou un alibi vérifiable pour chacune de mes réponses. Les deux collègues de Bouchet sont aussi inspecteurs. Ils veulent que je les appelle ainsi. Ils reviennent surtout sur le premier crime et la soirée du dix novembre. Je ne saisis pas toujours leur démarche. Je dois aussi fournir beaucoup d’explications sur mes goûts féminins et masculins. Mon crâne me fait souffrir. Je suis sur le point de craquer et les trois policiers le savent. C’est comme à la corrida, le combat est par trop inégal. Miles et son instrument cognent à nouveau dans ma tête.
Bouchet me signale que le soir de la dernière tentative qui a échoué, un témoin a entendu de la musique juste après l’agression. Comme c’est à côté de chez vous, je suppose que vous avez eu le temps de courir jusque chez vous et de brancher votre chaîne Hi-fi pour faire croire que vous étiez là. Cette personne nous a précisé qu’il s’agissait d’un disque de jazz avec notamment de la trompette et des applaudissements. Les deux autres inspecteurs se mettent à applaudir aussi. Je m’effondre sur la table, et je me mets à pleurer.
— Arrêtez, je vous en supplie. J’avouerai tout ce que vous voulez. Je n’en peux plus, pitié, pitié.
Après mes aveux, ils m’ont ramené en cellule. Ils m’ont dit que demain le juge passerait prendre connaissance de ma déposition. Je veux dormir, dormir, dormir. Je dors très peu et très mal. Je fais des cauchemars. Je vois tous ces cadavres alignés face à moi. Ils me tirent la langue en se bouchant les oreilles. Décidément, même dans l’au-delà on n’aime pas entendre ma musique. A un autre moment, j’ai rêvé que j’étais attaché à une contrebasse remplie d’essence, et que le diable dansait autour avec des allumettes.
Ça ne finira donc jamais. J’ai demandé à voir le médecin. Un inspecteur est venu me demander ce que je voulais au docteur. J’ai dit que c’était confidentiel. Il m’a quitté sans me dire si je verrais le corps médical. Entre l’épuisement et le découragement, je suis au trente-sixième dessous. Je me sens impuissant face à cette machine infernale.
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On vient me chercher pour m’emmener au tribunal. Je dois rencontrer le juge. Les locaux qui abritent la balance de la justice sont à proximité de l’hôtel de police. Pour des raisons de sécurité, les policiers m’équipent d’un gilet pare-balles. C’est le même motif qui les pousse à me transporter dans un fourgon blindé. Les services judiciaires sont installés dans un bâtiment du dix-neuvième siècle, haut de plafond avec des colonnades, ça fait plus solennel. Vu de loin c’est un bel ensemble architectural. Mais quand vous pénétrez à l’intérieur, on dirait des vestiges romains. Tout est délabré, et j’avance tel un zombie au milieu de ces ruines. J’arrive face à une porte où est marqué : « bureau des juges d’instruction ». Encadré par deux flics, je pénétre dans un autre couloir. Je suis menotté à l’un d’eux. Comme un bâtard au bout de sa chaîne, je suis mon maître. Dans une situation différente, je pourrais m’amuser de ce côté soumission, mais pas du tout dans le contexte actuel. Nous passons plusieurs portes. Il y a des noms écrits, mais je n’arrive pas à distinguer les mots. J’évolue dans un brouillard épais. Ma vie est devenue opaque en l’espace de quelques heures. L’homme qui fait équipe avec moi frappe à un huis. J’entends une voix féminine qui dit :
— Entrez.
Une blonde est assise derrière une grande table. Des dossiers sont rangés de chaque côté. Au fond à droite, je distingue sa collègue un peu plus âgée. Je suis sûr qu’elles n’ont pas soixante-dix ans à elles deux. La plus jeune ordonne à mes accompagnateurs de m’enlever les menottes. Ils s’exécutent de bonne grâce, ils doivent être habitués. Un flic se met à l’entrée, l’autre à côté de la fenêtre. Ont-ils peur que je m’évade ? Ma seule évasion, c’est le jazz qui passe par ma tête.
— Je suis Julie Silovsky, juge d’instruction, Monsieur Joël Lambert. Je suis en charge de votre affaire.
Je ne lui dis pas « enchanté ». J’acquiesce simplement en opinant du chef. Madame ou Mademoiselle Silovsky est plus avenante que les inspecteurs Bouchet et consorts. Cependant, elle s’avère redoutable. Inlassablement elle m’énumère les questions, me reprenant lorsque mes réponses sont différentes de ma déposition initiale. Elle me demande si j’ai choisi un défenseur. Je lui réponds qu’un innocent n’a pas à choisir quelqu’un pour le défendre, et que je compte sur elle pour établir la vérité. Ce langage glisse sur elle comme une goutte d’eau sur une statue de marbre. Je mesure toute la puissance de la machine à broyer qui s’est mise en place. La juge me propose un avocat commis d’office. Je suis d’accord. J’ai mal au crâne et je perds souvent le fil de la conversation.
Vers treize heures, nous avons eu des sandwichs, avec une interruption probablement de vingt minutes. Je dis probablement. J’ai perdu la notion de durée. Mon audition reprend. Toujours les mêmes sujets, mon emploi du temps, mes trajets, mes habitudes, mes goûts. En fin d’après-midi, la greffière s’adresse à Madame Silovsky. Oui elle l’a appelée Madame. Je n’ai pourtant pas vu de bague à sa main gauche. Elle ne porte aucun bijou, c’est une beauté froide. Madame la juge précise à tout le monde présent dans la pièce que dans dix minutes maximum l’entretien sera fini. Elle me signifie ma mise en examen pour assassinat et tentative de meurtre sur les cinq personnes agressées dans mon quartier. Elle prétend posséder des preuves et en rechercher d’autres.
Je ne réagis plus. Tout ce qui m’arrive me dépasse. Je suis devenu le chien docile que le policier tient en laisse. Je marche en automate, en dodelinant de la tête. Je pleure en silence. La trompette de Miles a des sanglots. C’est trop dur à vivre, j’ai envie de me foutre en l’air. Madame la juge a signé mon incarcération en maison d’arrêt. Je vais passer ma dernière nuit au commissariat, demain matin je serai incarcéré.
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La maison d’arrêt, construite il y a une dizaine d’année, se situe à environ quinze kilomètres de la ville. Nous pouvons la distinguer au bord de l’autoroute. Ses miradors dominent la campagne environnante. Mon arrivée ne passe pas inaperçue. Les assassins dans mon genre sont particulièrement harcelés par les autres prisonniers. Dans l’échelle des valeurs du milieu carcéral, il n’y a que les délinquants sexuels qui sont plus mal vus. Je me fais tout petit. Chaque halte est une humiliation supplémentaire. Le directeur me souhaite la bienvenue. Il doit croire que c’est le club Med ce mec là. Les gardiens me regardent comme une bête curieuse. Il y a des yeux qui me transpercent de toutes parts. Je lui ai demandé d’être seul. Il m’a dit qu’actuellement ce n’était pas réalisable. Il ferait son possible plus tard. Il faut que j’apprenne à gérer le « plus tard ». Quand vous ne maîtrisez plus ni vie ni destin, il faut s’adapter ou mourir. J’avoue que je réfléchis beaucoup sur les deux hypothèses. Je suis en cellule avec un jeune beur qui est là pour trafic de drogue. Il ne parle pas, nous n’échangeons pas plus de dix mots par jour. Il écoute toute la journée du rap. Il m’a dit que le jazz ça le gonfle, et en plus, c’est une musique de blacks.
Je suis appelé au parloir. Dans un cagibi vitré, un homme m’attend. Il se présente : « Je suis maître Lebrun, votre défenseur ». Il me paraît antipathique. Au bout de trois phrases je m’aperçois qu’il est convaincu de ma culpabilité. Il me dit qu’il faut avouer, qu’en plaidant ainsi je pourrais atténuer la peine. Je suis consterné. J’en ai marre. Je le laisse débiter son bla-bla. C’est usant d’avoir en permanence des contradicteurs. La police, la justice, les détenus, les matons, même mon avocat.
Et cet air, ce solo de trompette. Je me souviens du film, il y avait Jeanne Moreau. Par conscience professionnelle, Maître Lebrun s’acquitte de savoir si j’ai besoin de quelque chose ou quelqu’un à contacter. S’il peut m’apporter mon lecteur de CD et des disques dont je lui fais une brève liste, j’en serais heureux. Je ne désire prévenir personne. Il y a longtemps que j’ai rompu avec ma famille. Il y a bien Judith, elle est enceinte. Je ne pense pas qu’il soit judicieux de la mêler à mes embrouilles. Au travail, il y a Robert et Jack. Je n’ose pas, je ne sais comment ils vont réagir. Alors je préfère ma solitude carcérale.
En peu de jours, la prison vous fabrique un autre personnage. Une anti-personnalité se met en place. C’est la négation de tout ce qui existait à l’extérieur. Ce n’est qu’un cycle immuable. La soumission succède à la brimade qui cède à son tour face à l’humiliation. Je baisse les yeux. Je courbe l’échine. J’ai déjà été tabassé par deux fois à la douche. J’évite maintenant d’y aller. J’ai des hématomes douloureux entre les côtes. Malgré la chaleur, je ne sors que par obligation. J’ai mal partout y compris dans mon cerveau.
Maître Lebrun est venu me voir à plusieurs reprises. Il m’a dit qu’il avait vu la juge. Elle lui a déclaré que le dossier pourrait être bouclé à l’automne. Il est ancré dans ses certitudes. Je suis coupable. Madame Silovsky n’attend plus que les comptes-rendus des analyses (sang et cheveux). « C’est ma carte maîtresse, j’espère qu’elle va prouver mon innocence, maître. » Il sourit bêtement. Il a pu récupérer mon lecteur de CD, des disques et des piles. Je le remercie et lui demande s’il est jazzy. Il me dit qu’il savoure Bach, Vivaldi et Mozart. Je constate que nous ne sommes pas du même monde. Je ne tente pas de lui expliquer quoi que ce soit. Son temps est plus précieux que le mien. Il m’a promis qu’il reviendrait me voir la semaine prochaine. Je croise les doigts en formulant l’espoir qu’il aura les résultats tant attendus.
Cette nuit, j’ai dormi presque normalement. Juste un maton qui est venu vérifier si tout se passait bien dans le cachot. Je crois que c’est une procédure qu’ils ont élaborée après les nombreux suicides la nuit dans les prisons. J’ai fait un rêve étrange, il y avait des automates tout autour de moi. Ils formaient un orchestre, un jazz-band et c’était sublime. J’aurais aimé ne pas me réveiller, mais le gardien a choisi ce moment-là pour entrer dans la geôle.
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Aujourd’hui, j’ai eu une visite réconfortante. Robert est venu me voir. Toujours le même, il est un peu gêné dans ce milieu qui n’est pas le sien. Il faut se faire à la vitre qui nous sépare. Il me donne des nouvelles du boulot. Je m’y attendais. Il y a ceux qui pensent que je suis coupable, et il y a les autres. Je n’ose pas demander qui est de mon côté. Il est convaincu de mon innocence.
— Joël, je te connais depuis trop longtemps. Je sais que tu es fêlé, mais pas au point de trucider tout ce qui passe autour de toi.
Ces propos m’ont réchauffé le cœur. Il me confesse ses craintes concernant Jack. Il me dit que lui aussi est fêlé. Il l’a surpris en train de lire la Bible. Il tourne mystique le Jack. Non je ne le pense pas. Il devient bizarre. Il a beaucoup maigri et il garde la barbe. C’est vrai qu’il était malade avant toutes ces affaires. La maladie s’est peut-être aggravée. Je ne confie rien à Robert, puisqu’il ne lui a pas dit. J’ai eu droit à une tablette de chocolat noir, que les gardiens ont ouverte pour vérifier s’il n’y avait pas une bombe de dissimulée. Sympa le Robert. Il m’a dit qu’il reviendrait, je le crois.
Je suis convoqué chez Madame la juge Silovsky. Une sortie de cet enfer carcéral, ça brise la monotonie des jours. Hormis les auréoles de transpiration sous les aisselles, elle porte un tailleur en tissu léger rose pâle qui lui va à ravir. Je m’abstiens de tout commentaire. J’apprécie tout particulièrement un contre-jour qui me laisse deviner un string. J’ai cru un instant que la justice avait un peu d’humanité. Maître Lebrun est là lui aussi. Il est moins sexy que la juge. Elle me récapitule certains points de l’affaire. Elle me précise que si j’ai omis de dire quelque chose, c’est le moment. Dès le dossier bouclé, il sera transmis au parquet qui fixera la date du procès en assises. Tous ces mots me font mal au crâne. Le charabia de la procédure est trop complexe pour moi.
Enfin Madame la juge sort un joker de sa manche. Elle ne m’avait jamais parlé des analyses. Elle a pris une masse pour m’asséner un coup mortel.
— Monsieur Lambert, les résultats des prélèvements effectués sur la première victime sont identiques aux vôtres. L’ADN prélevé sous les ongles, le cheveu trouvé lui aussi est le vôtre. Qu’avez-vous à me dire à ce sujet Monsieur Lambert ?
— Pour un coup de grâce, c’est un coup de grâce. Je n’ai rien à dire Madame. Il n’y a plus de contre-jour dans la pièce. Mon soleil est devenu un four crématoire. Je brûle dans les flammes de l’enfer. Elle continue de baragouiner. Je suis parti ailleurs. Mon avocat me cause. Je vois ses lèvres bouger, mais je n’entends rien. Je me pose juste une question, une toute petite question. Pourquoi tout cela ? Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je dis ? Pourquoi tant de haine ? Dans ce puzzle, il y a des pièces manquantes. Je suis dans l’impossibilité de le reconstituer. Seule la providence pourrait me sortir de ce gouffre. Je tombe dans l’abîme, et sur les parois résonne une musique. Je vois le film avec Maurice Ronet. Comme lui je suis prisonnier.
19
Depuis plusieurs jours, je ne m’alimente plus. J’ai été mis au mitard. Je m’en fous. On m’a amené chez le directeur, il m’a fait la morale. Je m’en fous. Je n’ai plus goût à rien. L’instinct de survie est quand même le plus fort et je reprends une alimentation normale. Je suis un mort-vivant. J’erre en vase clos, parmi les exclus de la société, les parias. Combien sont dans mon cas, je ne sais mais j’y pense. Je me dis qu’un seul grain de sable peut bouleverser toute une destinée. Il n’y a pas de garde-fou pour vous protéger d’une erreur judiciaire. Pourquoi tout cela ? Cette question me taraude en permanence. Oui pourquoi moi ?
Maître Lebrun me somme de bien réfléchir à ma défense. Me défendre de quoi ? Maître. De vous notamment qui voyez qu’un coupable de plus qui se dit innocent. J’ai renoncé dès le début. Je suis un « aquoibonniste ». Personne ne peut partager mon calvaire, ma solitude et mes doutes. Confier son existence à la justice, c’est comme entrer en religion. Ce n’est pas du donnant donnant. Il faut espérer, c’est tout. Plus je me torture l’esprit, plus mon cerveau s’embrume. Je ne trouve aucune échappatoire, aucun argument irréfutable. Je me réfugie automatiquement dans mon univers musical. C’est un réflexe de Pavlov. Je souffre davantage de maux de tête. Le docteur n’est pas venu me voir. Il y a bien une infirmerie. Elle a mauvaise réputation ici. Il se dit que tous les tire-au-flanc y sont planqués. Je m’abstiens donc de rencontrer l’infirmière.
L’automne vient à notre rencontre. Le vent pose délicatement quelques feuilles mortes dans la cour. C’est tout ce qu’il peut faire pour nous. Il n’y a pas d’arbres dans l’enceinte de la maison d’arrêt. Ce sont des feuilles en mal de vivre qui ont franchies les hauts murs pour finir au milieu du néant. Ce n’est pas joyeux un tas de feuilles mortes, surtout lorsqu’on les ramasse à la pelle.
Je suis convoqué au parloir. Je suis surpris de voir l’inspecteur Bouchet. Il enquête sur une plainte pour viol dans mon quartier. Je vous jure que ce n’est pas moi Monsieur l’inspecteur. Il cherche des renseignements sur des jeunes qui habitaient dans un squat pas très loin de mon immeuble. Il s’efforce de me rassurer en me disant que les faits concernés ont eu lieu tout récemment. Je lui dis qu’au point où j’en suis, je m’en fiche royalement. Il me demande quels points communs j’ai trouvés aux cinq martyrs. Je lui réponds exaspéré, en le regardant droit dans les yeux :
— Ils n’aimaient pas ma musique et ils fumaient. Monsieur l’inspecteur. Je lui répète. Ils n’aimaient pas ma musique et ils fumaient. Monsieur l’inspecteur.
Je retourne dans ma cellule. J’entends un air dans ma tête. Puis plus rien, la porte s’est refermée sur Miles et son « Ascenseur pour l’échafaud ».
20
Au commissariat, c’est la consternation. Tout le staff est réuni en présence du commissaire et de l’inspecteur Bouchet. Ils viennent d’apprendre qu’un ouvrier antillais employé à la gazette s’est suicidé. Il s’appelle Jack Numa. Oui et alors, pourquoi de la consternation ? Parce que Jack Numa a laissé une longue lettre dans laquelle il justifie son geste. Il s’accuse avec force détails de quatre meurtres et d’une tentative.
— Ce Numa semblait être dépressif Bouchet dit le commissaire.
— Je le pense Monsieur. Il explique qu’il ne supportait plus l’éloignement de ses enfants, et que chaque créature sexy lui rappelait sa garce de femme.
— Bien sûr et l’homme ?
— C’était la même chose, il a fait des propositions à Jack, et c’est pour cela qu’il y a perdu sa vie.
— Il faut tout de suite effectuer une perquisition à son domicile.
— Oui Monsieur le commissaire.
— Numa apporte des précisions sur sa façon d’opérer.
— Il repérait des fumeuses. Il leur demandait du feu. Quand il se penchait avec sa cigarette aux lèvres, dans le même temps il avait un fil de taille broussailles dans une main, avec l’autre main il faisait semblant de faire un abri pour la flamme. Et hop, il passait le fil autour du cou.
— Aucune empreinte ?
— Non il déclare s’être équipé de gants.
— Il a eu Lambert comme complice. N’oublions pas qu’ils travaillaient ensemble.
— Il prétend avoir agit seul.
— Oui, mais comment expliquer le cheveu et l’ADN de Lambert sur la première victime ?
— Il nous a déclaré s’être fait mal en glissant sur des excréments d’animaux. Il l’a signalé à maître Lebrun, mais ni lui ni nous n’avons accordé du crédit à ses dires.
— Bien sûr mais comment expliquer l’ADN et le cheveu, Bouchet ?
— Je crois que l’explication est simple Commissaire, voilà. Le soir du premier meurtre, Lambert s’est blessé au poignet et à l’avant-bras. Il a saigné un peu, et ce sang s’est répandu sur le trottoir abrité en cet endroit par une avancée de toit. En se cognant il a dû perdre deux ou trois cheveux.
— Intéressant, continuez, je vous prie.
— La jeune femme, quant à elle, a probablement raclé le sol avec ses ongles dans un de ses derniers soubresauts. Ça me paraît une hypothèse qui tient la route.
— Vous avez probablement raison, mais alors quel gâchis.
— Quel gâchis Monsieur le commissaire, par ma faute.
— Ne dites pas ça, chacun fait de son mieux en ce bas monde. Ce Jack aurait pu mourir avec ses secrets. C’est ce qui fait la grandeur de l'humain mon cher, il n’est pas parfait.
Sonné, pratiquement KO debout, Bouchet s’est réfugié dans son bureau. Il songe à cette année écoulée. À tout cet édifice patiemment construit, et tout qui s’écroule comme un château de cartes. Demain il va aller voir Madame la juge Silovsky pour obtenir la liberté provisoire pour le prisonnier en attendant le non-lieu. Il va aussi se rendre à la prison lui annoncer la nouvelle.
30 janvier 2012 à 10h02 #154564Nous sommes le vingt mai, j’arrive au boulot. Robert m’apostrophe :
— Alors Jo, tu en as zigouillé une de plus.
Devant mon air ébahi, il voit que je ne suis pas au courant.
— Oui cher ami, il y a eu une fille blonde. Enfin fausse blonde, qui a été étranglée la nuit précédente. Dans ton quartier bien sûr.
La nouvelle me fait l’effet d’un cataclysme. Je suis livide. La musique me serre la tête comme un étau, j’ai mal au crâne.
— Çà ne va pas m’interroge Robert ?
— Juste une grosse migraine. Je te remercie ça va passer.
— Tu devrais consulter ton médecin, ou partir en vacances. Je te trouve mauvaise mine.
— Je te dis que c’est bon maintenant. Je monte dans mon bureau.
Je me décide à aller voir mon généraliste. J’ai rendez-vous cet après-midi. En attendant, j’ai lu le papier du journal sur la cinquième victime. Elle rentrait seule d’une soirée en boîte. La police est avare de détails. J’ai reçu une lettre de l’agence. J’ai cru à une proposition de logement ailleurs. J’ai jeté le courrier à la poubelle dès que j’ai fini de le lire. Il m’est reproché de faire jouer trop fort ma chaîne Hi-fi. Le voisinage se plaint. Ce sont des lâches, personne n’est venu me voir. Tous des incultes, ils n’aiment pas le jazz. Donc ils n’aiment pas les gens. Donc ils ne m’aiment pas. Pourquoi ? Cette musique est un élixir, un baume, un onguent sur nos cœurs. Pourquoi ils n’aiment pas le Duke et son piano, Sydney et sa clarinette, Miles et sa trompette, Stéphane et son violon, sans oublier Django et sa guitare magique ?
Le docteur me reçoit rapidement. Il me dit que ce n’est pas grave, un peu de surmenage. Il me propose un arrêt de travail. Je lui dis que je n’en ai pas besoin. Il me reste encore un reliquat de jours à prendre. Je demande à mon chef si je peux m’absenter une semaine sur deux pendant le mois qui vient. C’est d’accord, avec les récupérations, j’aurai peu à travailler.
Début juin, une vague de chaleur a transformé les rives de la rivière en une station balnéaire. Les gens vont se baigner, malgré les panneaux posés par EDF pour mettre en garde. En effet, il y a un barrage qui fait tourner une centrale hydroélectrique en amont. Il faut dire qu’il est peu probable qu’il y ait une ouverture des vannes, mais enfin il faut être prudent. Des enfants se baignent dans les fontaines. Celle qui est au bout de ma rue ne désemplit pas. Avec cette moiteur, j’ai du mal à dormir. Je mets mon casque pour écouter mes œuvres préférées. Les voisins ne viendront pas se plaindre du bruit. Puisque je suis en congé, je vais tous les matins chercher la gazette dès que je vois le coursier. La une d’aujourd’hui est consacrée aux dangers de la canicule, surtout pour les nourrissons et les personnes âgées. Les conseils des autorités sanitaires ressemblent à un inventaire à la Prévert. Il y a eu un précédent fâcheux avec plusieurs milliers de morts. Les politiques ont sorti le parapluie, l’ombrelle et même le parasol. C’est typiquement de chez nous un tel comportement.
En page intérieure, que vois-je ? Une tentative de meurtre a échoué. Le tueur en série s’est attaqué à une étudiante de la faculté. La jeune femme d’origine togolaise a été mise en observation dans un établissement hospitalier de la région, sous surveillance policière. Elle est fortement commotionnée, mais sa vie n’est pas en danger. Les enquêteurs attendent beaucoup de son témoignage pour confondre le meurtrier. Dans le reportage, le journaliste évoque avec insistance l’éventualité d’un acte raciste. La cible étant de race noire, il pose ouvertement la question. Mais les victimes précédentes sont la plupart de race blanche, à l’exception de la jeune beurette. Il faut revoir ton hypothèse, cher collègue. J’ai lu au moins dix fois l’article. Je note dans mon calepin. J’entends un son sourd sous les écouteurs. Je les ôte. Je perçois une phrase qui me glace :
— Police ouvrez-nous immédiatement.
14
Je libère rapidement le verrou et j’ouvre la porte. Devant moi une escouade en uniforme armée jusqu’aux dents et vêtue de gilets pare-balles.
— Les mains en l’air Monsieur Lambert.
L’inspecteur Bouchet m’apostrophe sur un ton sans réplique. Je m’exécute sans geste brusque. A voir leur attitude ils sont sur les nerfs. Je n’en crois pas mes yeux, voici encore un coup des voisins, Dieu qu’ils détestent ma musique. Ils n’iront pas au paradis des jazzmen.
— Monsieur Lambert vous êtes en état d’arrestation. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient je vous lirai vos droits au commissariat. Nous avons une commission rogatoire pour perquisitionner chez vous. Ne vous inquiétez pas ce sera fait proprement.
— Mes disques, ne touchez pas mes CD. C’est tout ce que j’ai pu dire. Ils m’ont fait descendre les escaliers quatre à quatre et m’ont embarqué dans un fourgon. J’ai entrevu des badauds sur le trottoir, le malheur des autres fait toujours recette.
Après m’avoir lu mes droits, l’inspecteur m’a confié à deux policiers, qui m’ont emmené au sous-sol, dans une pièce éclairée au néon. Il n’y a que deux chaises et une table qui semble fixée dans le sol. Les lieux sont jaunis par le temps, ils devaient être blancs à l’origine. Sur un mur il y a une vitre, au plafond on dirait une caméra qui clignote. Les deux agents me demandent de me déshabiller. Je n’ai toujours pas compris ce qui m’arrive. Cela fait un quart d’heure au moins que je suis entièrement nu. Les jambes écartées appuyé face au mur. A l’issue des attouchements corporels que je vous épargne, tellement c’est humiliant, un policier est parti avec tous mes effets. Il revient avec uniquement un slip, un maillot et un pantalon de survêtement qui ne m’appartiennent pas. Il m’explique que pendant la garde à vue, on ne laisse aucun vêtement pouvant présenter un danger pour le prévenu ou pour la police.
Bouchet arrive accompagné de deux hommes en civil. Il me prévient que tout ce qui se passera ici sera filmé et que dans quelques heures je pourrai faire appel à un avocat. Je ne comprends pas tout. Ma tête est vide. Il n’y a plus de notes. Seulement le néant. L’interrogatoire commence, c’est déstabilisant. Chacun pose des questions, dans un désordre le plus total. L’un me demande quelle musique j’aime. L’autre si je fume. L’inspecteur me questionne sur ma santé. Je réponds du mieux que je peux. C’est un autre qui me pose la même question cinq minutes plus tard. Cet exercice est épuisant. On perd la notion du temps et des choses. J’ai besoin d’un verre d’eau et Monsieur Bouchet me dit tout à l’heure. J’ai la bouche sèche et les yeux humides. Le questionnement devient de plus en plus rapide. Je viens enfin de comprendre ce que l’on me veut. Ce n’est pas pour le bruit que je suis là. C’est pour les meurtres.
Un médecin est venu m’examiner, il m’a fait une prise de sang, Peut-être pour voir si j’avais pris de l’alcool. Il m’a aussi interrogé sur ma santé. Si j’étais soigné et si je prenais des médicaments. Si je n’avais pas des habitudes perverses. Je lui ai répondu que je n’étais ni homosexuel ni pédophile, si c’était ça la question. Il ne m’a rien dit de plus.
15
Sans la lumière du jour, j’ai perdu tout repère. Je suis devenu un animal apte à la parole. Un policier m’a apporté un sandwich et un verre d’eau tiède. Après un bref arrêt, l’interrogatoire a repris. Ils ont compris que je suis épuisé, alors les questions fusent. Tout y passe, ma jeunesse, ma religion, mes amours, mes habitudes, mes hobbies et mes amitiés. Je suis incapable de me souvenir de toutes leurs demandes. Il est même envisageable que je me contredise. Je suis tellement en dehors de moi-même que je ne les écoute plus. Ils essaient de m’intimider en me promettant des coups ou de la torture. À quoi bon.
L’inspecteur Bouchet m’informe qu’il va y avoir une confrontation avec des témoins. Il me conseille d’avoir un comportement le plus naturel possible avec les autres figurants. Il y a cinq autres personnes avec moi. Ils m’ont demandé de mettre mes vêtements et de me coiffer. Nous avons une plaquette que nous tenons devant nous. J’ai hérité le numéro deux. Et le spectacle commence. Messieurs de face. À droite. À gauche. Ils ne m’ont rien dit à l’issue du défilé. J’ai cru percevoir un peu de bruit dans le couloir.
Un avocat est venu me voir. Il m’a dit qu’il était de permanence. Il ne m’a pas proposé de s’occuper de mon dossier. Il est reparti aussi vite qu’il était arrivé. L'enregistrement reprend. Ils parlent abondamment de chaque meurtre, en me demandant de préciser mon emploi du temps et si j’avais des preuves ou un alibi vérifiable pour chacune de mes réponses. Les deux collègues de Bouchet sont aussi inspecteurs. Ils veulent que je les appelle ainsi. Ils reviennent surtout sur le premier crime et la soirée du dix novembre. Je ne saisis pas toujours leur démarche. Je dois aussi fournir beaucoup d’explications sur mes goûts féminins et masculins. Mon crâne me fait souffrir. Je suis sur le point de craquer et les trois policiers le savent. C’est comme à la corrida, le combat est par trop inégal. Miles et son instrument cognent à nouveau dans ma tête.
Bouchet me signale que le soir de la dernière tentative qui a échoué, un témoin a entendu de la musique juste après l’agression. Comme c’est à côté de chez vous, je suppose que vous avez eu le temps de courir jusque chez vous et de brancher votre chaîne Hi-fi pour faire croire que vous étiez là. Cette personne nous a précisé qu’il s’agissait d’un disque de jazz avec notamment de la trompette et des applaudissements. Les deux autres inspecteurs se mettent à applaudir aussi. Je m’effondre sur la table, et je me mets à pleurer.
— Arrêtez, je vous en supplie. J’avouerai tout ce que vous voulez. Je n’en peux plus, pitié, pitié.
Après mes aveux, ils m’ont ramené en cellule. Ils m’ont dit que demain le juge passerait prendre connaissance de ma déposition. Je veux dormir, dormir, dormir. Je dors très peu et très mal. Je fais des cauchemars. Je vois tous ces cadavres alignés face à moi. Ils me tirent la langue en se bouchant les oreilles. Décidément, même dans l’au-delà on n’aime pas entendre ma musique. A un autre moment, j’ai rêvé que j’étais attaché à une contrebasse remplie d’essence, et que le diable dansait autour avec des allumettes.
Ça ne finira donc jamais. J’ai demandé à voir le médecin. Un inspecteur est venu me demander ce que je voulais au docteur. J’ai dit que c’était confidentiel. Il m’a quitté sans me dire si je verrais le corps médical. Entre l’épuisement et le découragement, je suis au trente-sixième dessous. Je me sens impuissant face à cette machine infernale.
16
On vient me chercher pour m’emmener au tribunal. Je dois rencontrer le juge. Les locaux qui abritent la balance de la justice sont à proximité de l’hôtel de police. Pour des raisons de sécurité, les policiers m’équipent d’un gilet pare-balles. C’est le même motif qui les pousse à me transporter dans un fourgon blindé. Les services judiciaires sont installés dans un bâtiment du dix-neuvième siècle, haut de plafond avec des colonnades, ça fait plus solennel. Vu de loin c’est un bel ensemble architectural. Mais quand vous pénétrez à l’intérieur, on dirait des vestiges romains. Tout est délabré, et j’avance tel un zombie au milieu de ces ruines. J’arrive face à une porte où est marqué : « bureau des juges d’instruction ». Encadré par deux flics, je pénétre dans un autre couloir. Je suis menotté à l’un d’eux. Comme un bâtard au bout de sa chaîne, je suis mon maître. Dans une situation différente, je pourrais m’amuser de ce côté soumission, mais pas du tout dans le contexte actuel. Nous passons plusieurs portes. Il y a des noms écrits, mais je n’arrive pas à distinguer les mots. J’évolue dans un brouillard épais. Ma vie est devenue opaque en l’espace de quelques heures. L’homme qui fait équipe avec moi frappe à un huis. J’entends une voix féminine qui dit :
— Entrez.
Une blonde est assise derrière une grande table. Des dossiers sont rangés de chaque côté. Au fond à droite, je distingue sa collègue un peu plus âgée. Je suis sûr qu’elles n’ont pas soixante-dix ans à elles deux. La plus jeune ordonne à mes accompagnateurs de m’enlever les menottes. Ils s’exécutent de bonne grâce, ils doivent être habitués. Un flic se met à l’entrée, l’autre à côté de la fenêtre. Ont-ils peur que je m’évade ? Ma seule évasion, c’est le jazz qui passe par ma tête.
— Je suis Julie Silovsky, juge d’instruction, Monsieur Joël Lambert. Je suis en charge de votre affaire.
Je ne lui dis pas « enchanté ». J’acquiesce simplement en opinant du chef. Madame ou Mademoiselle Silovsky est plus avenante que les inspecteurs Bouchet et consorts. Cependant, elle s’avère redoutable. Inlassablement elle m’énumère les questions, me reprenant lorsque mes réponses sont différentes de ma déposition initiale. Elle me demande si j’ai choisi un défenseur. Je lui réponds qu’un innocent n’a pas à choisir quelqu’un pour le défendre, et que je compte sur elle pour établir la vérité. Ce langage glisse sur elle comme une goutte d’eau sur une statue de marbre. Je mesure toute la puissance de la machine à broyer qui s’est mise en place. La juge me propose un avocat commis d’office. Je suis d’accord. J’ai mal au crâne et je perds souvent le fil de la conversation.
Vers treize heures, nous avons eu des sandwichs, avec une interruption probablement de vingt minutes. Je dis probablement. J’ai perdu la notion de durée. Mon audition reprend. Toujours les mêmes sujets, mon emploi du temps, mes trajets, mes habitudes, mes goûts. En fin d’après-midi, la greffière s’adresse à Madame Silovsky. Oui elle l’a appelée Madame. Je n’ai pourtant pas vu de bague à sa main gauche. Elle ne porte aucun bijou, c’est une beauté froide. Madame la juge précise à tout le monde présent dans la pièce que dans dix minutes maximum l’entretien sera fini. Elle me signifie ma mise en examen pour assassinat et tentative de meurtre sur les cinq personnes agressées dans mon quartier. Elle prétend posséder des preuves et en rechercher d’autres.
Je ne réagis plus. Tout ce qui m’arrive me dépasse. Je suis devenu le chien docile que le policier tient en laisse. Je marche en automate, en dodelinant de la tête. Je pleure en silence. La trompette de Miles a des sanglots. C’est trop dur à vivre, j’ai envie de me foutre en l’air. Madame la juge a signé mon incarcération en maison d’arrêt. Je vais passer ma dernière nuit au commissariat, demain matin je serai incarcéré.
17
La maison d’arrêt, construite il y a une dizaine d’année, se situe à environ quinze kilomètres de la ville. Nous pouvons la distinguer au bord de l’autoroute. Ses miradors dominent la campagne environnante. Mon arrivée ne passe pas inaperçue. Les assassins dans mon genre sont particulièrement harcelés par les autres prisonniers. Dans l’échelle des valeurs du milieu carcéral, il n’y a que les délinquants sexuels qui sont plus mal vus. Je me fais tout petit. Chaque halte est une humiliation supplémentaire. Le directeur me souhaite la bienvenue. Il doit croire que c’est le club Med ce mec là. Les gardiens me regardent comme une bête curieuse. Il y a des yeux qui me transpercent de toutes parts. Je lui ai demandé d’être seul. Il m’a dit qu’actuellement ce n’était pas réalisable. Il ferait son possible plus tard. Il faut que j’apprenne à gérer le « plus tard ». Quand vous ne maîtrisez plus ni vie ni destin, il faut s’adapter ou mourir. J’avoue que je réfléchis beaucoup sur les deux hypothèses. Je suis en cellule avec un jeune beur qui est là pour trafic de drogue. Il ne parle pas, nous n’échangeons pas plus de dix mots par jour. Il écoute toute la journée du rap. Il m’a dit que le jazz ça le gonfle, et en plus, c’est une musique de blacks.
Je suis appelé au parloir. Dans un cagibi vitré, un homme m’attend. Il se présente : « Je suis maître Lebrun, votre défenseur ». Il me paraît antipathique. Au bout de trois phrases je m’aperçois qu’il est convaincu de ma culpabilité. Il me dit qu’il faut avouer, qu’en plaidant ainsi je pourrais atténuer la peine. Je suis consterné. J’en ai marre. Je le laisse débiter son bla-bla. C’est usant d’avoir en permanence des contradicteurs. La police, la justice, les détenus, les matons, même mon avocat.
Et cet air, ce solo de trompette. Je me souviens du film, il y avait Jeanne Moreau. Par conscience professionnelle, Maître Lebrun s’acquitte de savoir si j’ai besoin de quelque chose ou quelqu’un à contacter. S’il peut m’apporter mon lecteur de CD et des disques dont je lui fais une brève liste, j’en serais heureux. Je ne désire prévenir personne. Il y a longtemps que j’ai rompu avec ma famille. Il y a bien Judith, elle est enceinte. Je ne pense pas qu’il soit judicieux de la mêler à mes embrouilles. Au travail, il y a Robert et Jack. Je n’ose pas, je ne sais comment ils vont réagir. Alors je préfère ma solitude carcérale.
En peu de jours, la prison vous fabrique un autre personnage. Une anti-personnalité se met en place. C’est la négation de tout ce qui existait à l’extérieur. Ce n’est qu’un cycle immuable. La soumission succède à la brimade qui cède à son tour face à l’humiliation. Je baisse les yeux. Je courbe l’échine. J’ai déjà été tabassé par deux fois à la douche. J’évite maintenant d’y aller. J’ai des hématomes douloureux entre les côtes. Malgré la chaleur, je ne sors que par obligation. J’ai mal partout y compris dans mon cerveau.
Maître Lebrun est venu me voir à plusieurs reprises. Il m’a dit qu’il avait vu la juge. Elle lui a déclaré que le dossier pourrait être bouclé à l’automne. Il est ancré dans ses certitudes. Je suis coupable. Madame Silovsky n’attend plus que les comptes-rendus des analyses (sang et cheveux). « C’est ma carte maîtresse, j’espère qu’elle va prouver mon innocence, maître. » Il sourit bêtement. Il a pu récupérer mon lecteur de CD, des disques et des piles. Je le remercie et lui demande s’il est jazzy. Il me dit qu’il savoure Bach, Vivaldi et Mozart. Je constate que nous ne sommes pas du même monde. Je ne tente pas de lui expliquer quoi que ce soit. Son temps est plus précieux que le mien. Il m’a promis qu’il reviendrait me voir la semaine prochaine. Je croise les doigts en formulant l’espoir qu’il aura les résultats tant attendus.
Cette nuit, j’ai dormi presque normalement. Juste un maton qui est venu vérifier si tout se passait bien dans le cachot. Je crois que c’est une procédure qu’ils ont élaborée après les nombreux suicides la nuit dans les prisons. J’ai fait un rêve étrange, il y avait des automates tout autour de moi. Ils formaient un orchestre, un jazz-band et c’était sublime. J’aurais aimé ne pas me réveiller, mais le gardien a choisi ce moment-là pour entrer dans la geôle.
18
Aujourd’hui, j’ai eu une visite réconfortante. Robert est venu me voir. Toujours le même, il est un peu gêné dans ce milieu qui n’est pas le sien. Il faut se faire à la vitre qui nous sépare. Il me donne des nouvelles du boulot. Je m’y attendais. Il y a ceux qui pensent que je suis coupable, et il y a les autres. Je n’ose pas demander qui est de mon côté. Il est convaincu de mon innocence.
— Joël, je te connais depuis trop longtemps. Je sais que tu es fêlé, mais pas au point de trucider tout ce qui passe autour de toi.
Ces propos m’ont réchauffé le cœur. Il me confesse ses craintes concernant Jack. Il me dit que lui aussi est fêlé. Il l’a surpris en train de lire la Bible. Il tourne mystique le Jack. Non je ne le pense pas. Il devient bizarre. Il a beaucoup maigri et il garde la barbe. C’est vrai qu’il était malade avant toutes ces affaires. La maladie s’est peut-être aggravée. Je ne confie rien à Robert, puisqu’il ne lui a pas dit. J’ai eu droit à une tablette de chocolat noir, que les gardiens ont ouverte pour vérifier s’il n’y avait pas une bombe de dissimulée. Sympa le Robert. Il m’a dit qu’il reviendrait, je le crois.
Je suis convoqué chez Madame la juge Silovsky. Une sortie de cet enfer carcéral, ça brise la monotonie des jours. Hormis les auréoles de transpiration sous les aisselles, elle porte un tailleur en tissu léger rose pâle qui lui va à ravir. Je m’abstiens de tout commentaire. J’apprécie tout particulièrement un contre-jour qui me laisse deviner un string. J’ai cru un instant que la justice avait un peu d’humanité. Maître Lebrun est là lui aussi. Il est moins sexy que la juge. Elle me récapitule certains points de l’affaire. Elle me précise que si j’ai omis de dire quelque chose, c’est le moment. Dès le dossier bouclé, il sera transmis au parquet qui fixera la date du procès en assises. Tous ces mots me font mal au crâne. Le charabia de la procédure est trop complexe pour moi.
Enfin Madame la juge sort un joker de sa manche. Elle ne m’avait jamais parlé des analyses. Elle a pris une masse pour m’asséner un coup mortel.
— Monsieur Lambert, les résultats des prélèvements effectués sur la première victime sont identiques aux vôtres. L’ADN prélevé sous les ongles, le cheveu trouvé lui aussi est le vôtre. Qu’avez-vous à me dire à ce sujet Monsieur Lambert ?
— Pour un coup de grâce, c’est un coup de grâce. Je n’ai rien à dire Madame. Il n’y a plus de contre-jour dans la pièce. Mon soleil est devenu un four crématoire. Je brûle dans les flammes de l’enfer. Elle continue de baragouiner. Je suis parti ailleurs. Mon avocat me cause. Je vois ses lèvres bouger, mais je n’entends rien. Je me pose juste une question, une toute petite question. Pourquoi tout cela ? Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je dis ? Pourquoi tant de haine ? Dans ce puzzle, il y a des pièces manquantes. Je suis dans l’impossibilité de le reconstituer. Seule la providence pourrait me sortir de ce gouffre. Je tombe dans l’abîme, et sur les parois résonne une musique. Je vois le film avec Maurice Ronet. Comme lui je suis prisonnier.
19
Depuis plusieurs jours, je ne m’alimente plus. J’ai été mis au mitard. Je m’en fous. On m’a amené chez le directeur, il m’a fait la morale. Je m’en fous. Je n’ai plus goût à rien. L’instinct de survie est quand même le plus fort et je reprends une alimentation normale. Je suis un mort-vivant. J’erre en vase clos, parmi les exclus de la société, les parias. Combien sont dans mon cas, je ne sais mais j’y pense. Je me dis qu’un seul grain de sable peut bouleverser toute une destinée. Il n’y a pas de garde-fou pour vous protéger d’une erreur judiciaire. Pourquoi tout cela ? Cette question me taraude en permanence. Oui pourquoi moi ?
Maître Lebrun me somme de bien réfléchir à ma défense. Me défendre de quoi ? Maître. De vous notamment qui voyez qu’un coupable de plus qui se dit innocent. J’ai renoncé dès le début. Je suis un « aquoibonniste ». Personne ne peut partager mon calvaire, ma solitude et mes doutes. Confier son existence à la justice, c’est comme entrer en religion. Ce n’est pas du donnant donnant. Il faut espérer, c’est tout. Plus je me torture l’esprit, plus mon cerveau s’embrume. Je ne trouve aucune échappatoire, aucun argument irréfutable. Je me réfugie automatiquement dans mon univers musical. C’est un réflexe de Pavlov. Je souffre davantage de maux de tête. Le docteur n’est pas venu me voir. Il y a bien une infirmerie. Elle a mauvaise réputation ici. Il se dit que tous les tire-au-flanc y sont planqués. Je m’abstiens donc de rencontrer l’infirmière.
L’automne vient à notre rencontre. Le vent pose délicatement quelques feuilles mortes dans la cour. C’est tout ce qu’il peut faire pour nous. Il n’y a pas d’arbres dans l’enceinte de la maison d’arrêt. Ce sont des feuilles en mal de vivre qui ont franchies les hauts murs pour finir au milieu du néant. Ce n’est pas joyeux un tas de feuilles mortes, surtout lorsqu’on les ramasse à la pelle.
Je suis convoqué au parloir. Je suis surpris de voir l’inspecteur Bouchet. Il enquête sur une plainte pour viol dans mon quartier. Je vous jure que ce n’est pas moi Monsieur l’inspecteur. Il cherche des renseignements sur des jeunes qui habitaient dans un squat pas très loin de mon immeuble. Il s’efforce de me rassurer en me disant que les faits concernés ont eu lieu tout récemment. Je lui dis qu’au point où j’en suis, je m’en fiche royalement. Il me demande quels points communs j’ai trouvés aux cinq martyrs. Je lui réponds exaspéré, en le regardant droit dans les yeux :
— Ils n’aimaient pas ma musique et ils fumaient. Monsieur l’inspecteur. Je lui répète. Ils n’aimaient pas ma musique et ils fumaient. Monsieur l’inspecteur.
Je retourne dans ma cellule. J’entends un air dans ma tête. Puis plus rien, la porte s’est refermée sur Miles et son « Ascenseur pour l’échafaud ».
20
Au commissariat, c’est la consternation. Tout le staff est réuni en présence du commissaire et de l’inspecteur Bouchet. Ils viennent d’apprendre qu’un ouvrier antillais employé à la gazette s’est suicidé. Il s’appelle Jack Numa. Oui et alors, pourquoi de la consternation ? Parce que Jack Numa a laissé une longue lettre dans laquelle il justifie son geste. Il s’accuse avec force détails de quatre meurtres et d’une tentative.
— Ce Numa semblait être dépressif Bouchet dit le commissaire.
— Je le pense Monsieur. Il explique qu’il ne supportait plus l’éloignement de ses enfants, et que chaque créature sexy lui rappelait sa garce de femme.
— Bien sûr et l’homme ?
— C’était la même chose, il a fait des propositions à Jack, et c’est pour cela qu’il y a perdu sa vie.
— Il faut tout de suite effectuer une perquisition à son domicile.
— Oui Monsieur le commissaire.
— Numa apporte des précisions sur sa façon d’opérer.
— Il repérait des fumeuses. Il leur demandait du feu. Quand il se penchait avec sa cigarette aux lèvres, dans le même temps il avait un fil de taille broussailles dans une main, avec l’autre main il faisait semblant de faire un abri pour la flamme. Et hop, il passait le fil autour du cou.
— Aucune empreinte ?
— Non il déclare s’être équipé de gants.
— Il a eu Lambert comme complice. N’oublions pas qu’ils travaillaient ensemble.
— Il prétend avoir agit seul.
— Oui, mais comment expliquer le cheveu et l’ADN de Lambert sur la première victime ?
— Il nous a déclaré s’être fait mal en glissant sur des excréments d’animaux. Il l’a signalé à maître Lebrun, mais ni lui ni nous n’avons accordé du crédit à ses dires.
— Bien sûr mais comment expliquer l’ADN et le cheveu, Bouchet ?
— Je crois que l’explication est simple Commissaire, voilà. Le soir du premier meurtre, Lambert s’est blessé au poignet et à l’avant-bras. Il a saigné un peu, et ce sang s’est répandu sur le trottoir abrité en cet endroit par une avancée de toit. En se cognant il a dû perdre deux ou trois cheveux.
— Intéressant, continuez, je vous prie.
— La jeune femme, quant à elle, a probablement raclé le sol avec ses ongles dans un de ses derniers soubresauts. Ça me paraît une hypothèse qui tient la route.
— Vous avez probablement raison, mais alors quel gâchis.
— Quel gâchis Monsieur le commissaire, par ma faute.
— Ne dites pas ça, chacun fait de son mieux en ce bas monde. Ce Jack aurait pu mourir avec ses secrets. C’est ce qui fait la grandeur de l'humain mon cher, il n’est pas parfait.
Sonné, pratiquement KO debout, Bouchet s’est réfugié dans son bureau. Il songe à cette année écoulée. À tout cet édifice patiemment construit, et tout qui s’écroule comme un château de cartes. Demain il va aller voir Madame la juge Silovsky pour obtenir la liberté provisoire pour le prisonnier en attendant le non-lieu. Il va aussi se rendre à la prison lui annoncer la nouvelle.
30 janvier 2012 à 10h06 #154565Deuxième partie
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Dans un bureau du commissariat, Bouchet se gratte la tête. Il se dit qu’il n’y a rien de pire dans la vie que les certitudes, surtout quand la science s’en mêle. C’est une expérience dont il se souviendra longtemps. S’il avait dix ans de plus, il aurait pris sa retraite anticipée, mais son tempérament de battant l’en aurait certainement dissuadé.
Au palais de justice, Julie Silovsky fait ses cartons. Elle vient d’avoir sa promotion, sans états d’âme et prête à passer à autre chose.
Quelques mois après la découverte du vrai coupable, l’inspecteur assis sous les platanes, à la terrasse d’un café, lit le journal.
Il devient immobile, figé et attristé par ce qu’il découvre. Un petit entrefilet dans la gazette « pour saluer la mémoire de Joël Lambert notre collaborateur, décédé des suites d’une longue maladie ».
Le paradis des jazzmen compte un membre de plus.
Il décide d’aller à la collégiale Saint Isidore afin de rendre un dernier hommage à l’homme qu’il avait injustement envoyé en cellule. Sa conscience lui dicte qu’il doit accomplir ce devoir. Il regrette souvent cet épisode malheureux. Il y pense jusqu’à l’obsession. Un sentiment de culpabilité l’habite. Cette fin prématurée le maintient dans ce mal être. Il est persuadé qu’il porte sa part du fardeau dans la longue maladie qui emporta Joël Lambert. Il ne peut passer une semaine sans revivre ce cauchemar. Il s’interroge sur la tâche effectuée. En perfectionniste le policier cherche à quel moment son intime conviction lui fit défaut. Il attend inlassablement la réponse à l’obsédante interrogation. La morosité prend le dessus et il termine sa journée seul dans son appartement. Dès le lendemain sa bonne humeur le remet sur les rails jusqu’à la crise suivante.
L’église Saint Isidore accueillit la dépouille au son d’un air de jazz. Dans les travées l’assistance clairsemée s’était répartie. Chacun se recueillait en attendant le prêtre et la fermeture des portes. Quelques amis de travail du défunt occupaient la seconde travée à droite et à gauche. Assise sur le premier banc, une femme toute de noir vêtue, l’enquêteur ne la connaît pas.
La musique s’était arrêtée depuis une minute, lorsque du fond du transept résonna le son d’un instrument. Un homme avança dans l’allée centrale, la trompette aux lèvres il joua l’air préféré de Joël Lambert « Ascenseur pour l’échafaud » de Miles Davis. Avec l’acoustique et la solennité du lieu le trompettiste saisit l'assemblée aux tripes. C’est Robert le collègue de la gazette qui avait eu l’idée de faire exécuter par un musicien l’hymne du disparu. Il s’occupa de tout et paya de ses deniers la prestation de l’artiste.
Robert se souvenait des bons moments passés en la compagnie de son camarade. C’est vrai qu’ils n’avaient pas les mêmes pôles d’intérêts mais l’amitié les réunissait. Il se rappelait ses visites à la prison pour lui remonter le moral. Il compatissait à l’épreuve inhumaine subie par Joël. Il aurait mis sa main à couper que le cancer prit racine à l’intérieur des barreaux de sa geôle. Le crabe se nourrit des êtres faibles. C’est la loi immuable de la nature, le plus fort finit toujours par gagner.
Bouchet fut sensible à ce souffle et ces sons qui passaient par l’embouchure de l’instrument. Il appréciait particulièrement les joueurs fluets qui montraient une capacité pulmonaire extraordinaire. Le trompettiste qui jouait sous les voûtes rentrait dans cette catégorie. Il ne payait pas de mine, son jeu musical parlait pour lui.
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Digne dans l’épreuve, une femme à la chevelure blanche se tenait au premier rang. Elle ressemblait trait pour trait au défunt. Ce doit être sa mère, Jacqueline Lambert se dit l’inspecteur. Il s’imaginait les journées de détresse de cette maman confrontée à l’injustice d’abord et à la maladie ensuite. Afin d’exorciser ses propres démons, il désirait la rencontrer, lui exprimer sa sympathie. La trompette réveilla en lui de pénibles souvenirs. Il ferma les yeux et se projeta l’histoire en kaléidoscope devant lui. Les victimes d’un côté. Jack Numa de l’autre. Au milieu comme un pont jeté entre deux rives, il distingua vaguement Joël Lambert qui jouait à l’équilibriste. La vision troubla le policier. Il ne comprenait pas pourquoi l’affaire se présentait sous cet aspect. Il vivait un cauchemar éveillé.
Plongé dans ses réflexions, il ne vit pas le temps passer. Pendant l’office il passa en revue chaque proie du tueur. Il se remémora chaque détail. Joël Lambert évoluait omniprésent pour lui indiquer qu’il s’enlisait dans une impasse. De grosses gouttes de sueur perlèrent le long de ses tempes. Il s’essuya avec un kleenex. Jamais un dossier ne le préoccupa à ce point. Quelque chose clochait et il était incapable de trouver quoi. Lui, qui adorait la solitude et l’indépendance, trouvait celles-ci pesantes. Il aurait aimé avoir une épaule sur qui reposer sa tête douloureuse, un cœur avec qui partager ses moments de déprime. Oui, le roc Jean-Pierre Bouchet se fissurait là, dans l’église Saint-Isidore.
Il en vint à douter de la culpabilité de Jack Numa, de celle de Joël Lambert. Il lui fallait accepter l’évidence. Il ne possédait pas une troisième carte dans sa manche. Le prêtre venait de finir son prêche. L’assistance bénissait une dernière fois la dépouille du malheureux Joël Lambert. Les employés des pompes funèbres s’emparèrent du catafalque et firent rouler le tout jusqu’à la sortie. Le trompettiste les accompagna en jouant à nouveau « la musique de l’ascenseur ». Jacqueline Lambert suivait les yeux embués de larmes. Seule. Personne ne la soutenait. Ce spectacle le peina et rajouta un peu plus de trouble dans son esprit.
L’isolement de cette femme l’amena à se poser de nombreuses questions. Il essayait de comprendre par quel cheminement un jour tout s’écroule sur votre passage dans cette vie. Lorsque les cheveux blancs élisent domicile et que le miroir devient terne, l’abandon se produit et vous poursuivez la route solitaire. Absorbé par ses pensées, il voyait à travers un voile, défiler la maigre assistance. Le musicien continua de jouer jusqu’à la fermeture des portes du fourgon mortuaire. Deux voitures formèrent le convoi qui démarra pour un ultime voyage.
Le cimetière situé à flanc de colline jouxtait un lotissement. L’inspecteur pensa à la lueur bleuâtre des feux follets dans la nuit. Cette idée d’habiter si près de ce lieu lui glaça le sang. Il n’avait pas la fibre pour s’intéresser à ce genre d’endroit, sauf pour les besoins d’une enquête. Aujourd’hui c’était surtout pour expier sa faute qu’il rendait un dernier hommage au défunt.
La mise en terre fut vite expédiée. Pas de discours, juste une bénédiction par le curé. Chacun jeta sa poignée de sable sur le cercueil mis au fond du trou par trois croque-morts. Jacqueline Lambert essuya furtivement les pleurs coulant sur ses joues, puis tourna le dos à la tombe. Elle ne voulait plus voir cela. Il en profita pour la rattraper. Elle le reconnut immédiatement. Il faut dire que sa photo fît la une de la gazette au moment de l’arrestation de son fils. Il lui présenta ses condoléances et exprima ses regrets pour l’erreur qu’il commit à l’époque. Elle répondit par une pirouette en déclamant que son fils rejoindra tous les oiseaux au paradis. L’enquêteur se demanda si son interlocutrice détenait toute sa raison. Hormis cette déclamation, les propos de la mère du disparu parurent sains et pleins de bon sens. Ils échangèrent encore quelques mots. Elle proposa de terminer la conversation dans l’appartement de son fils. Il sentit qu’elle avait besoin de sa présence. Il acquiesça et l’emmena dans son véhicule. Ils prirent la direction de la rue Paquet.
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Lorsqu’il engagea la voiture dans la rue, il eut un flash-back désagréable. Toute l’affaire défila dans sa tête, sans crier gare. En quelques centièmes de secondes il revécut ses rencontres avec le principal protagoniste. Il voyait devant lui les victimes. Il subissait impuissant l’assaut de sa conscience. Jacqueline Lambert ne disait rien. Elle respectait le silence de son chauffeur. Ils s’engagèrent tous deux dans le couloir de l’immeuble. Une odeur de peinture les saisit. Les parties communes venaient de faire l’objet d’une petite rénovation qui rendait l’endroit plus agréable. Arrivée au deuxième étage, elle signala à son interlocuteur le décès de la vieille dame qui logeait juste en dessous de son fils. Elle ne s’était jamais remise de la mort de son gros chat. Bouchet pensa à nouveau aux ravages de la solitude et à son célibat choisi. Il avait de moins en moins de certitudes et de plus en plus de doutes.
Le logement dégageait une atmosphère pesante. Il ressentit une oppression qu’il attribua au passé récent du lieu. Il jeta d’abord un regard circulaire dans la pièce, réflexe professionnel oblige. Il ne remarqua rien de particulier. Tout semblait à l’identique de ses visites précédentes. Un point retint son attention, il y avait des pochettes de disques ouvertes et trois cassettes audio sur une table basse devant la chaîne Hi-fi. Il essaya d’imaginer le fils écoutant jusqu’à son dernier souffle ces airs qu’il adorait. Elle l’invita à s’asseoir. Elle s’était déjà posée dans un fauteuil, il en fit de même.
Ils parlèrent de tout et de rien. Chacun souhaitait avancer plus dans la conversation mais aucun des deux n’osait franchir le pas. L’enquêteur parla de la collection exceptionnelle de disques de jazz constituée par le défunt. Madame Lambert avoua ne pas s’intéresser à cette musique, probablement par ignorance rajouta-t-elle. Il confessa sa préférence pour les airs classiques. Malgré cela il y avait dans le fond musical de son fils des chefs d’œuvre qu’il convenait d’écouter religieusement. Il comprenait cette passion exacerbée pour un interprète comme Miles Davis. La prestation du trompettiste dans l’église Saint Isidore l’avait laissé pantois.
Le dialogue autour de la discothèque de Joël Lambert eut le mérite de détendre le climat entre le policier et la mère du disparu. Il se sentait mieux et elle parut moins crispée. Elle prit la parole la première. Il l’écouta avec un grand intérêt. Il voulait comprendre les tenants et aboutissants de cette histoire.
Elle commença son récit en parlant de son enfance, de la guerre et des privations. La propriété familiale tenue avec autorité par son grand-père paternel. Un patriarche. Son père prisonnier en Bavière ne revint jamais. Il fut déclaré évadé et jamais repris. Elle resta à subir jusqu’à sa majorité. Elle partit à la ville avec le premier homme qu’elle rencontra. Le père de Joël.
— J’ai voulu échapper à l’enfer de la ferme, mais je n’ai pu fuir mon destin, Monsieur Bouchet. Le mariage eut lieu rapidement et d’autres tourments prirent le relais. La violence et l’alcool s’installèrent sous le toit de notre couple. N’ayant nulle part où me réfugier, je subis sans jamais me plaindre. Je fis plusieurs fausse-couches avant l’arrivée de mon fils.
— Etes-vous retourné dans l’exploitation familiale ?
— Jamais, mon enfant n’a pas connu ses grands-parents. Cela fait partie de mes regrets.
— Et votre père, que pouvez-vous me dire ?
— Peu de choses, j’étais trop jeune lorsqu’il est parti. Si. Un jour j’ai appris par les services d’état civil qu’il était encore de ce monde. Il vivait en Allemagne. Je n’ai pas cherché à en savoir davantage. L’abandon ce n’est pas beau. Pourquoi, pour qui, a-t-il fait ça ? C’est un secret que je ne souhaite pas connaître.
— Ne dites pas cela. Vous avez surtout peur de la vérité !
— Vous avez sans doute raison. Le mal s’est imprégné et c’est Joël qui en a souffert. Notre tête-à-tête permet de libérer un peu ma conscience. Je ne veux pas vous embêter avec ça.
— Au contraire je vous écoute avec attention. Le passé explique souvent le présent.
Le soleil commençait à quitter la cité pour se cacher derrière la montagne. Il avait eu une rude journée. Jacqueline Lambert parlait, parlait. Elle expliqua à l’inspecteur médusé qu’à chaque grossesse elle fit le nécessaire pour perdre le locataire non désiré qu’elle abritait dans son utérus. Elle échoua une seule fois avec Joël. Alors elle accepta son sort et son instinct de mère prit le dessus. Son mari accueillit la naissance avec indifférence. Seule comptait la ration quotidienne de pinard. Elle subit doublement, pour elle et pour Joël qu’il fallait protéger coûte que coûte.
Il lui demanda pourquoi elle ne s’adressa pas aux services compétents pour sa protection et celle de son enfant. Elle répondit par un sourire et ajouta : jamais plus la ferme. La page était tournée. Pas une larme ne coula de ses yeux. Elle avait du épuiser ses réserves depuis tant d’années. Elle se leva et trouva dans le réfrigérateur une bouteille de jus de fruit non ouverte. Elle proposa un verre à son visiteur. Ils burent avec plaisir le jus de pamplemousse tant ils avaient soif.
24
— Les jours se succédaient dans la monotonie d’une vie que seuls les sourires de mon fils égayaient. Toutes ces années je me suis tue. Silencieuse je portais ma croix. Joël grandissait. J’étais partagée entre la crainte et l’amour, c’est toujours ce dernier qui prenait le dessus. Une inquiétude m’habitait, celle de voir mon fils ressembler à son père. Je ne pouvais l’envisager. Parfois ses mimiques confortaient mes doutes. La tristesse me gagnait et mes nuits s’habillaient de noir. Je subissais la menace. Dans mes cauchemars je voyais mon gosse englouti dans un fleuve rougeâtre. Tous les châteaux d’eau du pays déversaient cette vinasse sur nous. Les flots déchaînés emportaient la chair de ma chair. Je me réveillai les muscles endoloris par les crispations afin d’empêcher mon fils de se noyer dans les vagues en furie. Du rêve à la réalité, il suffisait de passer au père de Joël. Il commençait dès le matin autour d’une chopine de vin blanc. L’odeur de l’homme et de son breuvage me dégoûtaient davantage. Subir tel était mon destin.
Il écoutait attentivement les propos de son interlocutrice. Il n’intervint pas. Il la laissa s’exprimer comme elle ne l’avait sans doute jamais fait. Il compatissait en silence. Ce qu’il entendait le sidérait. La vie de couple de cette femme s’apparentait à de l’esclavage et de la résignation. Comment peut-on accepter de telles situations sans se rebeller, sans alerter le voisinage ou la famille ? La réponse tient en deux mots : la dignité.
A l’évocation de la jeunesse de son garçon, son visage las s’habilla d’un grand sourire. Un rayon de soleil venait de pénétrer son cœur meurtri. Elle racontait les premiers pas de Joël, ses premières bagarres et son entrée au collège. Tout cela lui procurait une joie intense. Elle parlait à en perdre haleine. L’obscurité enveloppait le quartier. Les lampadaires ne tarderaient pas à diffuser leur lumière orangée. Il n’osait l’interrompre. La thérapie de Madame Lambert passait par là.
Elle aborda l’adolescence de Joël. Ses difficultés avec les filles, à cause d’une timidité maladive. L’ambiance à la maison devint intenable. La violence s’installa avec son cortège de coups et de blessures. Le fils rejeta l’attitude abjecte de son père et se rebella. Un jour il assomma son géniteur avec une bouteille. Elle réussit à limiter les dégâts en inscrivant son fils en pension dans une institution religieuse. Les deux hommes se croisaient mais n’avaient plus rien à se dire. La rupture était consommée.
— Joël de plus en plus taciturne se referma sur lui même. Il ne riait plus. Il ne jouait plus et se murait dans sa chambre tous les week-ends. Il se réfugia dans ces disques que vous voyez partout aujourd’hui. Le jazz nous remplaça peu à peu. Il prit toute la place. Même la mienne. Notez inspecteur, je ne lui en veux pas au jazz. Il exprime tous les sentiments. Joël en avait besoin.
Je me souviens du mois de janvier mille-neuf-cent-cinquante-huit. Par un après-midi je me suis réfugiée dans un cinéma de la ville, le Vox. Il n’existe plus. Actuellement un complexe commercial propose ses vitrines aux chalands. J’ai vu deux acteurs inoubliables. Une sublime Jeanne Moreau et Maurice Ronet qui véhiculait un inquiétant mal de vivre. La bande musicale du film donnait la chair de poule. Un solo de trompette diabolique rajoutait à l’atmosphère noire de la situation.
La bouteille de jus de fruit se vidait. Les lumières illuminaient la cité. Cette femme lui confessait son existence. Il trouvait la mère du défunt pathétique. Ce récit le captivait. Il lui permettait de comprendre un peu plus l’histoire qui le préoccupait. La musique du film fascina la mère et ensorcela le fils. Il analysait ce comportement avec perplexité. Joël Lambert plongea dans l’univers de Miles Davis vingt-cinq ans plus tard et ne le quitta plus jusqu’à la fin.
Elle évoqua la fin de l’épave. Considérant l’agonie de son mari comme l’ultime cadeau de la nature. Lorsqu’elle parla de lui, le ton se fit plus ferme. L’œil sec n’avait plus de tendresse. L’enquêteur sentait monter cette haine accumulée durant tant d’années. Elle traça un portrait au vitriol du père de son enfant. Pendant qu’il perdait ses dernières forces dans l’alcool, elle puisait les siennes dans l’espoir de lendemains meilleurs. À croire qu’elle n’attendait qu’un ultime soupir pour enfin se libérer.
Une phrase marqua l’inspecteur, il trouva qu’elle cachait autre chose. Jacqueline Lambert déclama comme une révélation :
— Lorsque la vermine vous gagne, il faut accélérer le nettoyage.
Que voulait dire ces quelques mots ? Bouchet se demanda quelle signification leur donner. Et si le décès de son époux recelait lui aussi un lourd secret. Il ne lui demanderait pas d’explications ce soir. Le moment ne s’y prêtait guère. Fallait-il remuer encore de la boue dans cette famille décimée ?
Elle s’aperçut du changement d’attitude de son interlocuteur. Elle l’interrogea sur ce qui provoquait ce haussement à peine perceptible de ses sourcils. Il fut interloqué par l’acuité visuelle de son hôtesse. Décidément les femmes possèdent un sixième sens se dit-il, ne sachant quoi lui répondre. Par politesse il se leva. Il lui assura qu’il s’agissait simplement d’un tic nerveux. Elle ne fut pas dupe mais en resta là.
25
Jacqueline Lambert abandonna à son tour le fauteuil. Elle rejoignit l’inspecteur qui s’apprêtait à la quitter. Il regardait d’un air songeur les enregistrements amassés par Joël. Il y avait de quoi combler nombre de mélomanes.
— Aimez-vous le jazz Monsieur Bouchet ?
— Cela dépend des jours.
— Je veux tourner la page. Je vais me débarrasser de tout ça. Si quelque chose vous intéresse, j’en serai ravie.
— Je jette un œil avant de partir. Au fait, désirez-vous que je vous raccompagne chez vous ?
— J’ai été bavarde et il fait nuit maintenant. C’est gentil, mais je vais dormir ici. Cela m’aidera à exorciser mes démons.
— La solitude dans cet appartement ne vous gène pas ?
— Au contraire, je suis seule depuis des années. J’ai érigé une muraille impénétrable. Aujourd’hui vous êtes entré exceptionnellement par une brèche.
— J’en suis conscient et je m’en excuse. Je pensais surtout à la faute que j’avais commise.
— Nous ne referons jamais le passé. Je vous remercie de m’avoir écoutée. Faites-moi plaisir, prenez au moins ces disques.
— Oui, seulement si je paye ce que je prends.
— Il n’en est pas question. Tiens je ne vais pas vous faire payer ces trois cassettes. Je vous offre « l’ascenseur pour l’échafaud » de Miles Davis. Vous penserez à moi en écoutant la trompette.
— C’est entendu, merci beaucoup.
Il prit congé. Elle lui serra la main avec insistance, comme si elle voulait lui transmettre un message. Il répondit avec la même intensité. Elle appuya sur le bouton de la minuterie. La lumière les éclaira d’une lueur blanchâtre. Il commença à descendre. L’huis de l’appartement se referma en douceur.
Bouchet tenait précieusement les cadeaux de la mère du disparu. Il s’imprégnerait plus tard de l’atmosphère si particulière de ce morceau d’anthologie joué par un génie du jazz. La rue Paquet était déserte, propice à la réflexion. Le policier remettait de l’ordre dans sa tête où se bousculaient les propos de la veuve Lambert. Il s’installa au volant et démarra. La voiture partit dans la nuit. Il croisa quelques couples d’amoureux déambulant sur les trottoirs de la vieille ville. Il n’avait ni faim ni sommeil. Alors il poursuivit sa route. Sa mélancolie le conduisit sur les rives de la rivière. La lune se reflétait sur l’onde. Il se gara et continua un brin de chemin à pied. Ses pensées allaient vers l’affaire Lambert. Il erra un long moment sur les berges, le clapotement lui fit du bien.
Il se décida enfin à rentrer chez lui. Il ressassait sa rencontre au cimetière avec la mère du défunt. Il revoyait intensément le trompettiste dans l’église Saint Isidore. Dans un virage il se trouva complètement à gauche. Il eut juste le temps de rectifier la trajectoire nécessaire à sa survie. Il vit les montagnes se découper au dessus de l’eau et la lune lui fit un clin d’œil. Il rentra tout doucement chez lui. Rude journée.
Il gara son véhicule, se traîna jusqu’à son logement. Il tourna la clef dans la serrure, ouvrit la porte. Il posa ses affaires sur une table base et se précipita vers son lit. Il ne quitta que ses chaussures. Il s’endormit, comme une masse, tout habillé. Il omit de mettre le réveil et le téléphone le réveilla vers neuf heures du matin. Le commissaire s’inquiétait de son absence.
26
Après une douche revigorante et un café avalé rapidement, il prit la direction du commissariat. Tout se bousculait dans sa tête, les affaires présentes et passées. Il ne pouvait évacuer l’air obsédant de l’«Ascenseur pour l’échafaud ». Les scènes du film se mélangeaient avec les visages de Joël Lambert et de Jack Numa. Jamais dans sa carrière d’inspecteur, il n’avait rencontré un tel embarras après l’épilogue d’un dossier. Il flairait un côté malsain dans cette histoire, comme si un sixième sens le prévenait d’anomalies non décelées.
A dix heures il rencontra le commissaire qui le taquina sur son arrivée tardive. Il éluda les questions. Il se borna à dire qu’une erreur de manipulation de son appareil électronique, était à l’origine de son retard. Le supérieur ne fut pas dupe. Il en resta là préférant remettre le couvert à une occasion plus propice. L’inspecteur lui en sut gré. Il n’avait nulle envie d’entamer une conversation sur ses préoccupations du moment. Sa conscience lui commandait de se taire.
A midi, il préféra rentrer chez lui. Il mangea deux tranches de jambon et une tomate coupée en rondelles. Il prêta l’oreille au disque donné par Jacqueline Lambert. Miles et son instrument pénétraient par tous les pores de sa peau. L’association avec les drames de la rue Paquet exacerbait sa perception de cette musique. Il repassa le CD, avant de retourner au travail. Il occupa son après-midi à consulter des documents, sans grand enthousiasme. Son esprit vagabondait ailleurs. Il rentra tôt chez lui. Il se fit couler un bain en écoutant une cassette de feu Joël Lambert.
Le policier somnolait dans la baignoire en savourant le son pur de la trompette. Reconnaissable parmi tous ses congénères, le virtuose obtenait des sons incroyables. Il dégustait avec délice un enregistrement public d’un groupe fusion réalisé au festival de Vienne. Joël Lambert avait mélangé des morceaux joués par son idole à d’autres se réclamant de son école. Soudain l’ambiance musicale cessa laissant place à un rire rauque. Il fronça le sourcil en signe de surprise et d’attention. Quelqu’un se mit à parler. La bande devint presque inaudible et ce rire caractéristique ponctuait les propos.
Il se prépara un plateau repas. Il voulait voir une émission à la télévision qui traitait de problèmes de société avec, en sujet principal, l’inceste. Assis confortablement dans un fauteuil club, il savourait un verre de Chablis. Le programme commençait dans moins d’un quart d’heure. En attendant, le jazz reprit ses droits. La face A se termina par un duo piano et trompette interrompu par la fin du défilement. Il rembobina et appuya sur le bouton « Play » de la platine. Il entendit à nouveau retentir un rire. Il se leva et se dirigea vers la chaîne Hi-fi. Il stoppa le défilement, fit un retour rapide en arrière et augmenta le volume sonore. Il identifia le rire de Joël Lambert. Il écouta attentivement ce que disait l’homme qui s’exprimait. Aucun doute ne subsista. Il s’agissait bien du défunt qui discourait et riait. Cette voix posthume lui fit un drôle d’effet. Comme si un zombie sortait des ténèbres pour lui délivrer sa déclaration. Une seule chose le rassura, il était chez lui et non dans un cimetière.
Il se repassa plusieurs fois la bande pour déchiffrer la teneur des paroles du disparu. Au troisième passage, il se rappela tout ce que l’ancien détenteur de la cassette disait. Le sieur Lambert affirmait avoir mystifié tout le monde. Ces premiers mots l’agacèrent. Il n’aimait pas que l’on se moque ainsi de son travail. L’enquête s’était révélée suffisamment tordue sans avoir besoin qu’une voix venue d’on ne sait où vienne tout bousculer en ironisant ainsi. Et ce rire guttural, entrecoupé de quintes de toux, rendait sa confession encore plus pathétique.
Lorsque la toux cessait, l’homme reprenait son monologue. Il déclarait avoir effectué son dernier pèlerinage à « la Croix de l’Alpe » au printemps précédent. Il peina beaucoup pour atteindre son but. Il parlait du crabe qui lui prenait toutes ses forces. Il ajoutait que la croix trônait là depuis des siècles et que personne ne l’enlèverait. Avec son piolet il avait pu faire le nécessaire.
L’inspecteur n’en croyait pas ses oreilles, il soupçonnait une farce post-mortem du défunt. Il se demandait ce que ce malade condamné par la science dissimulait dans une cache aussi insolite. Il échafauda mille hypothèses. Il dut se rendre à l’évidence. Aucune ne se révélait crédible. Ce qu’il retenait surtout c’était la phrase d’introduction : « J’ai berné tout le monde ». Que signifiait ce message enregistré ? L’action paraissait volontaire et l’enregistrement fait pour être entendu. Il en était sûr. Il aurait payé cher pour savoir quel secret donna la force indispensable à cet homme pour monter dans les derniers névés dissimuler sa vérité.
Il se souvenait d’une ballade avec des amis il y avait maintenant une dizaine d’années. La montée vers le plateau de « la Croix de l’Alpe » ne fut pas de tout repos. Loin d’une promenade de santé. Il s’imaginait l’exploit accompli par Joël Lambert avec sa capacité respiratoire amputée par la maladie. Pourquoi n’avait-il pas choisi un endroit tout aussi pittoresque mais plus facile d’accès ? Quelles obscures raisons font préférer un lieu à un autre ? Les sentiments tout simplement !
Bouchet tourna le problème dans tous les sens. Il regarda sa montre. Il rata l’émission qu’il souhaitait voir. Décidément, cela le perturbait au plus haut point. Jamais il n’arrivait en retard au bureau et ce matin ce fut le cas. Il venait d’oublier d’allumer le téléviseur. Ses pensées se bousculaient au portillon. Il nageait dans un océan de perplexité. Une certitude l’habitait : il ne dirait rien à qui que ce soit de ce déballage nauséabond. Il se devait d’abord d’éclaircir le mystère et savoir où orienter ses recherches. Le massif de la Chartreuse semblait tout indiqué et le chemin de « la Croix de l’Alpe » plus particulièrement.
27
Bouchet souffrait d’insomnie depuis des jours et des jours. Son teint cireux et ses cernes noirs sous les yeux laissaient deviner le manque de sommeil. Il passait et repassait en boucle les cassettes et le CD offert par Jacqueline Lambert. Sa décision était prise. Il se rendrait ce week-end sur le site de « la Croix de l’Alpe ». Il voulait s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un simple canular au goût douteux. Une incertitude pesa jusqu’à l’ultime instant, quant au choix le plus approprié de sa montée vers la révélation qu’il espérait. Se rendre à cet endroit revêtait un aspect sportif. L’homme ne reculait pas face à une telle éventualité. L’activité du commissariat l’obligeait à travailler la matinée du samedi. Le choix du jour du seigneur s’imposa donc tout naturellement à lui. Il s’interdisait de monter en altitude l’après-midi, cela ne paraissant pas raisonnable en cette fin d’été.
Bouchet n’eut aucune peine à se lever tôt ce matin là. Ses insomnies n’abandonnèrent pas la partie. Il dormit trois heures tout au plus dans la nuit. Ses démons le torturaient insidieusement. Après avoir lu les dernières nouvelles en avalant un café noir au bar des platanes, il s’installa au volant en direction du massif de la Chartreuse. Sur une route étroite, les véhicules montaient vers le parking terminal avant de partir en randonnée. Il subodora l’affluence sur le chemin qui grimpait vers « l’Alpe ». Il n’avait pas pensé qu’il s’agissait du dimanche précédent la rentrée scolaire. De nombreuses familles profitaient de ce week-end de relâche avant que les enfants ne soient scolarisés. Avec les cours et les devoirs, un grand nombre de citadins resteraient chez eux le reste de l’année.
Tout au long de la voie sinueuse qui l’amenait vers une piste forestière, l’inspecteur fredonnait un air que jouait la trompette de Miles Davis. A son tour le virus du jazz le gagnait. L’obsession s’insinuait par tous les moyens. Un poison à effet dévastateur s’installait lentement en lui. La hantise de l’affaire Lambert le dirigeait droit dans le mur. Pris par l’action et l’activité quotidienne, il ne s’en rendait pas compte. En solitaire qu’il était, il opérait sans filet. Pas de soupape de sécurité, pas de confidente ou de confident. Il tournait autour de son idée fixe sans personne pour l’aiguiller vers un monde plus réel.
L’étroitesse de la chaussée obligeait les conducteurs à rouler à vitesse réduite. Il passa un hameau ou le ruban de bitume tracé entre deux vieilles bâtisses n’offrait le passage qu’à un seul véhicule. Heureusement, à cette heure matinale, il n’y avait qu’un flot de voitures dans le sens ascendant. En début d’après-midi la situation deviendra kafkaïenne. Il y aura ceux qui monteront et ceux qui repartiront. Même sur les routes forestières, il arrive que la circulation soit encore plus difficile qu’en centre ville.
Les animaux de la forêt devaient attendre avec impatience l’arrivée du seigneur automne pour pouvoir enfin disposer de tout le territoire à leur guise. Ils admettraient quelques forestiers jusqu’aux premiers grands froids. Après ils retrouveraient la quiétude des longues journées d’hiver. Le soleil fera des brèves apparitions. La nuit prendra possession du temps. Elle le cannibalisera, ne laissant à l’astre solaire qu’une portion congrue. Il ne méditait pas sur la vie dans les bois, oh non ! Il avait déjà la tête tout là-haut.
L’asphalte céda la place aux cailloux. Par endroits, les orages violents d’été creusèrent des sillons. Les chauffeurs avisés se déportaient tantôt d’un côté ou de l’autre pour ne pas se retrouver immobilisés dans ces ornières ou toucher le sol avec les pots d’échappement. Il effectua une demi-douzaine de manœuvres de ce type avant d’atteindre la fin du tronçon carrossable. Les places de stationnement se remplissaient inexorablement. D’ici peu, une file se formerait le long du chemin. Les croisements deviendraient un exercice de haute voltige. Les accotements meubles réserveraient leurs mauvaises surprises aux imprudents.
L’ensoleillement n’atteignait pas encore cette partie du parc. Un air frais enveloppait le « parking du Génépi ». Dans le massif, de nombreux parkings se trouvent affublés de noms de plantes ou de fleurs. Ici il n’y avait pas de génépi, mais depuis une dizaine d’année la dernière aire de parcage se désignait sous ce vocable. Il gara précautionneusement son véhicule. Il se vêtit à la montagnarde. Une veste avec de multiples poches. Un pantalon de velours. Une paire de grosses chaussettes en laine et des chaussures qu’il n’avait pas utilisées depuis longtemps. Sans oublier une casquette identique à celle des joueurs de base-ball. Il s’était équipé d’un petit sac à dos pour emmener un pull, de la boisson, des fruits et des barres de céréales. Notre homme pouvait tenir deux jours seul dans la montagne avec tout cet attirail.
Le policier pesta contre lui même. Il avait oublié de prendre un bâton. Cet accessoire s’avérait fort utile lorsque le sol devenait incertain et qu’il convenait de trouver des appuis plus sûrs que ceux de ses propres jambes. Il se dit que le sentier balisé paraissait assez sec. Il ne devrait pas être pénalisé par une telle lacune. En haut du parc à automobiles un panneau indiquait les différentes directions ainsi que les durées de marche. Le parcours choisi s’effectuait en deux heures trente. L’enquêteur savait que les indications prévoyaient large. Un bon marcheur effectuait le trajet plus rapidement.
Dès le début de l’ascension, il fut confronté à deux difficultés. Le manque d’entraînement provoqua un essoufflement trop rapide. Il dut ralentir en attendant le second souffle. Le deuxième souci se révélait être le nombre élevé de marcheurs se dirigeant dans une direction identique à la sienne. Les enfants gambadaient dans tous les sens. Cela devenait franchement désagréable. Ils faisaient penser à ces jeunes chiens qui effectuent des allers retours incessants sur les chemins. Il savait d’expérience que, quelques lacets plus hauts, la marmaille commencerait à accuser le phénomène de l’altitude avec aussi une légère fatigue. Avec un peu de patience, il tiendrait jusque là.
Il eut froid au démarrage. L’itinéraire situé dans une anfractuosité de la paroi rocheuse restait désespérément dans l’ombre. Il apercevait quelquefois un rayon lumineux en bas dans la vallée. Les forestiers avaient œuvré dans le secteur. Des billots de sapin d’un diamètre respectable attendaient d’être évacués vers la scierie. Des tas de branches mélangés aux écorces jonchaient le sol et le talus adjacent. A l’origine, la voie aménagée dans les bois servait uniquement aux bûcherons. La vulgarisation des sorties en montagne modifia l’usage de ces pistes, à la grande satisfaction des promeneurs, le balisage apportant la touche de sécurité supplémentaire dans un ensemble où pour le néophyte, tout se ressemble.
Il savait se diriger sans carte et sans boussole. Il lui suffisait de regarder la trajectoire du soleil et la mousse sur le tronc des arbres. En l’espace de quelques secondes, il était en mesure de déterminer sa position par rapport aux points cardinaux. Son sens de l’orientation en milieu hostile lui fut souvent fort utile.
Il pensait surtout à « la Croix de l’Alpe ». Il craignait de rencontrer trop de monde au sommet et autour du calvaire pour espérer agir à sa guise. Cette pensée le contraria, car il souhaitait découvrir enfin la vérité. Cela faisait trop longtemps qu’il pataugeait dans cette affaire. Il se demandait ce que Joël Lambert lui réservait tout là haut. Il échafaudait diverses hypothèses. Il voyait Joël Lambert transformé en « docteur Jekyll et mister Hyde ». Jack Numa revêtait les habits de « Dracula ». Jacqueline Lambert se transformait en affreuse « Cruella ». Même ses idées les plus farfelues ne l’empêchaient pas de penser à « la musique de l’ascenseur ». Il essayait de faire le rapport entre la mélodie caractéristique, l’ambiance du film qui s’y rattachait et les différents meurtres commis dans la rue Paquet et ses environs.
Il longea une falaise pendant plusieurs minutes. La prudence s’imposait. Le passage délicat nécessitait une attention particulière. Il mesurait soixante centimètres tout au plus. D’un côté il y avait la paroi, de l’autre une barrière en bois vermoulu, au delà un ravin à pic d’une cinquantaine de mètres. Chacun avançait en assurant son pas. Le profil plat de la chaussée rassurait les craintifs, les autres passaient sans trop ralentir le rythme.
Le reste du parcours se déroula sans encombre. Il y eut un couloir avec de gros rochers. L’enquêteur regretta d’avoir oublié son bâton. Deux heures d’effort plus tard, le plateau lui apparut dans toute sa magnificence. Ce qu’il craignait s’avéra exact. Il y avait pléthore de promeneurs. Il jugea de la difficulté à se placer au pied de la croix et à l’examiner sous toutes les coutures. Les marcheurs s’étaient déplacés en famille ou entre amis. Il se dit qu’il était probablement l’unique esseulé du coin.
Bouchet savoura avec délectation le paysage. Face à lui sur le replat se trouvait un pâturage d’été, un alpage. Au milieu, deux vestiges des siècles passés rappelaient au visiteur qu’ici se trouvaient les limites du royaume de France, avec sa fleur de lys, et celui de Piémont Sardaigne et la croix de Savoie. L’homme se présenta en premier sur la borne délimitant ces deux territoires. Usée par la patine du temps et offerte aux intempéries de l’histoire, elle avait résisté à tous ces aléas. Elle témoignait à ceux qui faisaient l’effort de venir jusqu’à elle. La croix était plus récente. Elle dominait le site à proximité de sa compagne. Sans fioritures, confectionnée dans du sapin, elle commençait à accuser le poids des ans. Il faudrait songer à la changer pensa t’il. Le socle en béton était occupé par un groupe qui avait choisi de pique-niquer là.
Il emprunta le sentier qui partait dans les rochers dominant le site. Le panorama coupait le souffle. À sa droite une sapinière de couleur sombre contrastait avec la blancheur de la falaise posée sur la gauche. Des vaches paissaient tranquillement au dessous des bois à l’écart des migrations dominicales. Personne n’osait franchir les clôtures. Le taureau maître des lieux imposait le respect. Il se disait qu’il aurait mieux fait de choisir sa pâture au pied de la croix, aucun n’aurait osé poser son garde-manger à cet endroit. Au fond de l’horizon, « le Mont-blanc » complétait harmonieusement ce décor de carte postale. A l’opposé la « chaîne des Belledonne » terminait le tableau.
Arrivé au sommet de l’éboulis, le policier sortit un sandwich de son sac. Il se restaura en contemplant ce sublime emplacement. Un havre de sérénité. De son promontoire il voyait le calvaire. Il le surveilla longuement. Rien n’y faisait. Une farandole d’enfants prit le relais des pique-niqueurs. De nombreux curieux s’y arrêtaient. Il comprit qu’il ne pourrait agir en solo aujourd’hui. Il décida de redescendre par le pierrier et de s’approcher du monument.
30 janvier 2012 à 10h10 #15456628
Jean-Pierre Bouchet n’arriva pas jusqu’au but. Un incident regrettable mit fin à son escapade alpine. Il glissa malencontreusement sur une pierre et chuta lourdement. Il se maudissait d’avoir oublié son bâton. Son premier réflexe fut de s’asseoir au beau milieu de l’amoncellement de roches glaciaires. Il vit son sac plusieurs mètres en contrebas. Il essaya de se relever. L’effort lui arracha un cri de douleur. Son genou ne répondait pas à ses sollicitations. Il comprit à ce moment là qu’il s’agissait d’une mauvaise péripétie.
Un marcheur, intrigué par la position et l’appel du blessé, le rejoignit. L’homme, sauveteur secouriste bénévole, lui demanda de s’allonger sur le côté. Il examina l’articulation. Il confirma ce que pensait l’enquêteur, une probable déchirure ligamentaire. Il prit son téléphone portable et composa le numéro des services d’urgence. Un attroupement se produisit. Les badauds affluèrent. Ils voulaient voir de quoi il en retournait. Bouchet détesta cet afflux de touristes d’un nouveau genre. Cela lui rappela la curiosité qu’il rencontrait dans son activité professionnelle lors des découvertes macabres. Heureusement pour lui, ce n’était pas le cas.
Il n’y avait jamais eu autant d’effervescence sur le site. Chacun voulait être aux premières loges pour l’arrivée de l’hélicoptère. C’était le seul moyen pour évacuer l’éclopé vers un service hospitalier. Il fallut libérer de l’espace pour permettre l’atterrissage. Le grondement assourdissant des moteurs fit s’éloigner les moins téméraires. Le pilote tourna deux fois au dessus du site, puis se posa en douceur. Deux individus vêtus de blanc descendirent, un troisième leur passa le matériel dont une civière. Il y avait là un praticien et un infirmier. Rompus aux interventions en montagne, ils grimpèrent rapidement vers leur patient.
Le diagnostic tomba comme un couperet. Le toubib en deux mouvements évalua la gravité de la blessure. Il informa l’inspecteur. Il souffrait d’une rupture des ligaments internes et externes du genou. Ce qui l’inquiéta, ce fut la réponse du docteur quant à la période d’immobilisation. Il bougonnait tellement qu’il ne put entendre la réponse. Elle était déjà dans la question, il le savait. L’accès à l’appareil s’avérait trop délicat avec le brancard. Ils immobilisèrent le membre dans une gouttière et mirent des sangles pour hélitreuiller Bouchet. L’hélico décolla et se positionna en vol stationnaire au-dessus du groupe formé auprès du blessé. Un filin descendit lentement. Ils l’accrochèrent. Le passager involontaire se balança dans les airs avant d’être hissé délicatement à bord. Les deux hommes empruntèrent le même câble. Le convoi se dirigea vers la vallée.
En d’autres temps le policier aurait apprécié la balade dans le « massif de Chartreuse ». Le bruit des rotors et la souffrance l’empêchaient de profiter de ce voyage. Ce n’était pas son premier vol dans un engin de ce type, mais aujourd’hui il le trouvait particulièrement bruyant. Il songeait à l’objet de sa montée vers « la Croix de l’Alpe ». Comment procéder pour connaître la vérité. Echouer si près du but le minait. Sa petite musique intérieure couvrait celle des moteurs. En dépit des soucis causés par son état, il cogitait sur la suite de l’histoire. Il survolait la vallée. Dans deux minutes il serait entre les mains expertes des urgentistes.
L’appareil tournoya dans les airs au dessus de l’hôpital. Il entama sa descente en se posant au centre d’un cercle où était peint en blanc un grand H. Aussitôt les palles immobilisées, trois infirmières s’approchèrent en poussant un lit sur roulettes. En quelques secondes, il se trouva dans les couloirs de l’établissement. Sa position allongée ne lui permettait que de voir défiler les néons du plafond. La petite troupe se retrouva dans l’ascenseur en direction du service des urgences.
Il ne souffrait plus. Le médecin lui avait administré une piqûre pour alléger la douleur. La drogue montrait son efficacité. Sa présence dans le monte-charge le renvoya inévitablement à l’univers de Miles Davis. Il essayait de comprendre pourquoi ces notes de trompette pouvaient à ce point s’incruster dans un cerveau. Il se surprit de penser à cela plutôt qu’à ses problèmes actuels. Pour lui, tout se tenait. Il ne pouvait et ne voulait dissocier ce malheureux contretemps de sa quête de vérité. Il espérait simplement n’effectuer qu’un bref passage ici et repartir chez lui en pleine forme. Il se voilait la face. Dans son for intérieur, il n’osait s’avouer le pronostic du toubib.
Après les examens radiologiques, la sentence fut confirmée. Déchirure totale des ligaments internes et externes. Il réalisa l’ampleur de sa lésion et prit soudainement conscience d’une immobilisation forcée de plusieurs semaines. Cette révélation le perturba au plus haut point. Il fallait intervenir vite pour éviter une rétractation trop importante des éléments sectionnés. Trente minutes plus tard, il fut transféré en salle d’opération avec une fourmilière s’agitant à son chevet. L’opération se déroula conformément à la description faite par le chirurgien. Un bref séjour en salle de réveil précéda son installation dans une chambre à deux places.
Dans son lit, l’inspecteur avait la bouche pâteuse, sans doute l’effet des analgésiques. Il regarda autour de lui. Il trouva l’endroit assez triste. Son membre immobilisé dans une gouttière le laissait en paix. Il n’avait pas de voisin. Il était seul, terriblement seul. Un peu dans le cirage, il revoyait le plateau avec « la Croix de l’Alpe » et son secret inviolé. Sa frustration l’amena à culpabiliser sur l’origine de sa chute. Il se jugea maladroit. Il se repassa au ralenti le film de son faux mouvement dans le pierrier. Il convint que l’oubli du bâton en était la cause principale. Il resta trois jours dans son lit à méditer sur l’usage de ses membres inférieurs. Il plaignait les culs de jattes et estropiés de tous poils. Le manque d’autonomie lui pesait. Une chape de béton l’avait recouvert. Il fallait s’extraire de cette gangue avant d’être absorbé par ce sable mouvant. Le chirurgien lui rendait une visite quotidienne. A cette occasion il apprit qu’on lui poserait un moulage en résine et qu’il pourrait sortir dans quarante-huit heures. Sa joie fut de courte durée. Il apprécia les quelques mots du praticien. Tout d’abord il ne retint que l’aspect positif, sa sortie en fin de semaine. Le côté négatif le rendit de fort méchante humeur. Sa jambe serait immobilisée au moins un mois et demi et il lui faudrait suivre une longue rééducation. Voilà une escapade dont il se souviendrait.
Maintenant que le sort en était jeté, il se demanda de quelle manière s’occuper pendant cette interminable période d’inactivité. Il ressentait des élancements dans son genou. Les effets de l’anesthésie disparus, il devait gérer lui même la souffrance. Il disposait d’une bouteille munie d’un curseur aisément disponible pour le malade. Il préférait différer l’augmentation du dosage, tant qu’il supportait la situation. Le docteur l’informa qu’il subirait des moments douloureux durant les deux jours à venir.
La pose d’une coquille afin d’immobiliser la jambe lui apporta un confort supplémentaire. Il pouvait dorénavant effectuer les gestes ordinaires de la vie sans solliciter d’aide. Cela le rassura, car il redoutait les circonstances où il devait appeler l’aide soignante pour se soulager dans un bassin ou un pistolet. Il se trouvait gauche avec sa patte folle. C’était sa formule. Il lui fallut apprivoiser les béquilles, ce qui ne fut pas une mince affaire. Il croyait que se déplacer avec des cannes s’avérait aussi simple que marcher. Il en fit l’amère expérience lorsque qu’il glissa. Il ne dut son salut qu’au rebord du lit qui stoppa sa glissade. Les déplacements suivants furent abordés avec une grande prudence.
Le personnel, aux petits soins malgré la charge de travail, permit au malade de supporter son séjour hospitalier. Bouchet y mettait du sien et son contact distingué en faisait un pensionnaire intéressant. Chacune y allait de son petit mot de réconfort. Arriva le moment de la sortie. Il fut surpris d’avoir supporté aussi bien son confinement dans cette chambre. Malgré les deux lits, il n’eut personne avec qui partager ses longues journées. Il se posa des questions sur la gestion des capacités d’accueil de l’hôpital. Très vite il conclut qu’il ne possédait pas toutes les données et qu’après tout ce n’était pas sa priorité actuelle.
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Une ambulance le ramena chez lui. Il ne put regarder le paysage, les vitres opaques et la position allongée l’empêchèrent de profiter du voyage. L’ambulancier l’aida pour rejoindre son appartement. Le vieil ascenseur fut le bienvenu, sauf que le soubresaut de l’arrêt au palier lui rappela que son genou avait subi une intervention chirurgicale. Il remercia son transporteur. Il lui proposa un verre que l’homme apparemment pressé refusa. Il referma la porte sur sa solitude et respira un grand coup. Son retour dans son logement lui convenait mieux que le gîte et le couvert dans l’auberge précédente. Il se mut prudemment sur le plancher ciré. Il ne désirait pas tester le degré d’adhérence des béquilles sur ce type de revêtement.
Il lui fallait organiser sa vie pour les mois à venir. Il décrocha le téléphone et appela sa femme de ménage. Ils convinrent d’une présence de deux heures trois fois par semaine. Elle ferait les courses de première nécessité. Il pouvait compter aussi sur ses collègues du commissariat. Il ne voulait pas en abuser. Devant ses yeux, sur une table basse, il vît les cassettes et le disque offerts par Jacqueline Lambert. Ce fut un flash. Il revint à l’affaire qui provoqua sa blessure. Il se déplaça avec difficulté jusqu’à la chaîne Hi-fi. « La musique de l’ascenseur » reprit possession des lieux. Notre homme se posa comme il put dans un fauteuil en plaçant la jambe blessée sur une chaise.
Jean-Pierre Bouchet s’imprégnait une fois encore de cet air qui était la trame de fond du cas Joël Lambert. Le solo de Miles Davis possédait un don rare, celui de faire dresser les poils du policier. Il en avait la chair de poule. La mélodie le prenait aux tripes. Il n’arrivait toujours pas à s’expliquer si c’était dû au génie du musicien ou à l’histoire macabre qui y était rattachée. Il se repassait sans arrêt le film des évènements. Il recherchait un indice, quelque chose qui lui aurait échappé jusqu’à présent. Telle un boomerang, la réponse, invariablement, lui sautait à la figure. Sa quête s’était arrêtée dans un pierrier au dessus de « la Croix de l’Alpe ». Il rageait d’avoir été stoppé si près du but. Il devrait faire preuve de résignation et de sérénité avant de pouvoir monter à nouveau sur le plateau. Face à son impuissance momentanée, il décida de jouer le mort. Il ne révélerait à personne la moindre information sur ce qu’il cherchait.
Son état nécessitait des efforts décuplés pour se déplacer dans tout l’appartement. Le premier jour fut difficile. Des gestes élémentaires devenaient un véritable cauchemar. Il fit contre mauvaise fortune bon cœur. En prenant son temps il arrivait presque toujours à ses fins.
Il prit un calendrier. Il s’aperçut, en calculant au plus juste, qu’il marcherait au plus tôt début janvier. Cette révélation lui donna le bourdon. Son moral descendit dans ses chaussettes. « La Croix de l’Alpe » serait inaccessible jusqu’au mois de mai. Il ne saurait rien de plus jusqu’à cette date. « Ma patience va être soumise à rude épreuve » se dit-il. Il aurait pu expliquer tout ça à un collègue et déléguer. Il ne souhaitait pas remuer trop de boue sur ce passé douloureux. Il y avait les victimes. Il leur devait la vérité. Il s’agissait aussi de la mémoire de Joël Lambert et de Jack Numa. « Moins de gens connaîtront les rebondissements du dossier et mieux ce sera », trancha-t-il. Son esprit naviguait sans cesse sur les divers personnages. Il revoyait le visage de chaque victime qui semblait lui dire, « moi je sais et toi qu’attends-tu pour dévoiler à tous, ce qui s’est réellement produit ? ». Le coupable innocenté et le coupable révélé lui instillaient le même message. Et les notes, de la trompette de Miles, qui dansaient au dessus de tout.
Comment s’arracher à ce conditionnement ? Bouchet ne voyait pas de solution. Le chirurgien lui avait prescrit un séjour dans un centre de convalescence spécialisé pour ce type de rééducation. Il déclina la proposition. Il préférait son logis à toute autre pension. Il concédait qu’il avait de la chance d’être en bonne condition physique.
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Il fallut un temps d’acclimatation au policier diminué pour accepter la situation. Parfois il se surprenait à vouloir marcher normalement. Son genou meurtri le rappelait prestement à l’ordre. Chaque jour qui passait le rapprochait de l’épilogue de l’affaire. Du moins le croyait-il. En dépit d’efforts incessants, sa jambe le faisait souffrir continuellement. Les nuits devenaient cauchemardesques. Il s’essayait à toutes les postures pour tenter de soulager sa douleur. Pour rompre le silence de sa solitude, il écoutait la musique de Miles. A n’importe quelle heure il se réfugiait dans ce jazz qui l’intriguait autant qu’il le fascinait. Le syndrome Joël Lambert le gagnait. Lui, l’homme méticuleux et ordonné devenait brouillon, déstructuré. Il lui arrivait de ne pas se raser pendant trois ou quatre jours. La femme de ménage remarqua ce changement mais n’osait rien lui dire. Elle attribuait ce comportement au manque d’autonomie de son patron.
Le voyage vers « la Croix de l’Alpe » tourne à l’obsession. Bouchet a deux idées fixes : les morceaux de jazz du défunt et la découverte du secret caché sur le plateau. Il sait qu’il n’ira pas cette année. Si tout se passe comme il l’espère, il devrait se mouvoir correctement à la fin de l’hiver. L’accès vers la vérité sera impossible. Il y aura beaucoup trop de neige. Il se dit que ce ne sera pas si mal que cela. Il disposera de quelques semaines supplémentaires pour muscler davantage son membre blessé. Il se demande ce qu’il va découvrir au pied de ce maudit calvaire.
Aujourd’hui, le facteur est monté pour lui apporter un colis. Il déchire l’emballage et en extrait le DVD. La photo de la pochette représente une silhouette masculine dans un ascenseur et une femme qui attend dans la rue. Il vient de recevoir le film de Louis Malle « Ascenseur pour l’échafaud ». Il est onze heures du matin. Il allume le téléviseur et le lecteur de DVD. L’ambiance du film avec son solo de trompette se répand dans l’appartement. L’enquêteur ne rate pas une scène. Il veut comprendre et analyser chaque plan. Il effectue de nombreux retours en arrière pour entendre plusieurs fois le diabolique trompettiste. Il jouira de ce spectacle de nombreuses fois, en ne mangeant qu’un morceau de pain et de fromage. Dans son délire, il voudrait interroger tous les protagonistes de cette œuvre cinématographique. Vers vingt et une heures, il consent enfin à éteindre la platine. Il a les yeux rougis par le temps passé à scruter les images.
Sa vie se rythme entre les passages de son aide ménagère, le jazz et de longues périodes à réfléchir sur la suite à donner aux révélations de la cassette. Il aimerait se confier à un collègue. Ça permettrait d’aller plus vite. Dès qu’il envisage une telle éventualité, un petit air lui dit que la seule personne concernée par cette affaire, c’est lui. Il arrive invariablement à cette déduction. Malgré son handicap qui retarde son action, il a tranché une fois pour toutes
. Ce sera lui et nul autre. Le mystère ne sera pas partagé. Il culpabilise perpétuellement sur la mort de Joël Lambert. Il ne veut pas le montrer à ses collègues de travail. Seul le commissaire connaît ses états d’âme.
Avant d’essayer de se coucher, il fait le point pour la millième fois. Il ressasse les évènements, n’arrivant pas à une conclusion logique. Il pense même qu’il y a peut-être deux assassins et qu’ils étaient de mèche. Rien ne colle parmi ces hypothèses. Il est près d’une heure lorsqu’il tente de dormir. Cinquante minutes plus tard, il se réveille en sueur avec sa jambe qui le fait atrocement souffrir. Les cauchemars succèdent aux cauchemars, doublés d’une douleur sournoise et diffuse. Cette chute engendre de sacrées complications se dit-il.
Maintenant, son sommeil ne reviendrait pas, il le savait. Il mit la bande offerte par la mère du défunt. La trompette en sourdine, compte-tenu de l’heure, plongea notre homme dans un état hypnotique. Il agissait comme un automate. Ses gestes saccadés l’amenèrent jusqu’à un fauteuil où il se posa le plus délicatement possible afin de ne pas accentuer ses souffrances. Il connaissait par cœur les paroles de Joël Lambert. Son insistance à écouter les phrases posthumes l’amenait à se poser toujours les mêmes questions sans réponse. Il se torturait l’esprit dès qu’il pensait aux victimes de cette histoire. Dans ses instants de lucidité, il souhaitait guérir au plus vite et reprendre sa tâche sur d’autres dossiers. Il réintégrait bien vite la problématique du moment et retournait à ses vieux démons.
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Les jours succédaient aux nuits sans sommeil. La musique obsédante rythmait le cours des heures. La souffrance s’installait comme une compagne indésirable. Il se réveillait à tout moment et se surprenait à somnoler le reste du temps. L’ordonnancement de sa vie subissait une désorganisation surprenante. Bouchet, obnubilé par deux soucis antagonistes, n’avait plus la lucidité nécessaire pour se rendre compte de l’évolution de la situation. Il se laissait submerger par l’histoire dans laquelle il s’était embarqué de son plein gré.
Il se déplaçait de plus en plus difficilement dans son appartement. Les distances semblaient s’être considérablement allongées. Il souffrait atrocement de son membre inférieur. C’était là sa première préoccupation. Il ne savait plus que faire pour alléger sa douleur. Il tentait des postures les plus fantaisistes. Rien n’y faisait. Le problème perdurait et s’amplifiait. Il croyait qu’en pensant à autre chose, il occulterait le mal. Il se trompait. Le rappel à l’ordre s’avérait bien plus douloureux que l’instant précédent.
Sa seconde fixation se situait en altitude. Il se projetait l’image de « la Croix de l’Alpe ». Il se demandait quel dramatique secret se dissimulait à son pied. Il oubliait souvent de se raser et parfois ne se lavait pas de la journée. Lui, jadis méticuleux et ordonné, devenait peu à peu la réplique des pauvres hères qui hantaient son commissariat. Jamais il n’observa un tel mimétisme en rapport avec un protagoniste d’une enquête. Joël Lambert et son jazz pénétraient son subconscient. La lutte tournait à l’avantage de la trompette de Miles Davis.
La fièvre s’empara de lui. Il n’arrivait plus à poser sa jambe sans esquisser un rictus face au mal insidieux qui le rongeait. Il en perdit toute notion de temps. L’insistance de la femme de ménage lui fit appréhender la gravité de son état. Il se décida enfin à appeler son médecin. Il consentit à effectuer un brin de toilette avant la visite de ce dernier. Il voulait être présentable malgré la maladie et le handicap. Le passage dans la salle de bains se transforma en véritable chemin de croix. Se déplacer sur quelques mètres jusqu’au lavabo fut un supplice. Les muscles, et plus particulièrement le genou, compressés dans la résine augmentaient la sensation douloureuse. Il fit un faux mouvement et dut poser son talon pour empêcher la chute. Il laissa échapper un cri. Il ne pouvait plus résister à l’intensité du mal.
La sonnette de la porte d’entrée retentit. Bouchet se dirigea péniblement vers le hall. Le toubib connaissait bien l’inspecteur. Il avait eu affaire à lui dans le cadre de son travail à l’hôtel de police ou sur le terrain. Il le trouva amaigri et très pâle. Il ne tourna pas longtemps autour du pot. Il lui déclara qu’il avait un ennui sérieux et qu’il convenait de le traiter avec raison. L’enquêteur comprit, s’il en était besoin, qu’aucune alternative ne s’offrait à lui. Il devait retourner à l’hôpital le plus tôt possible. Le praticien craignait un début de septicémie et souhaitait que le moulage soit enlevé au plus vite. Il l’aurait fait, mais il préféra que cela soit effectué dans un service bénéficiant d’une infrastructure en cas de soucis annexes. Dieu sait ce qui sera découvert lorsque la jambe apparaîtra entièrement à l’air libre.
Le docteur Beaufils appela le centre hospitalier en précisant la teneur de son appel. Il obtint non sans difficulté une chambre et composa le numéro d’un ambulancier. Il attendit l’arrivée du véhicule et l’installation de son malade sur le brancard, avant de prendre congé de son patient. Il l’assura qu’il viendrait le voir pendant son hospitalisation. Dans son brouillard fiévreux, le policier apprécia le dévouement de l’homme de l’art. De la compétence et de la conscience professionnelle, cela ne court pas les rues de nos jours pensa-t-il. Il partait avec le sentiment d’un retour à la case départ. Qu’est-ce qui l’attendait au bout de sa nouvelle destination ?
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Bouchet était attendu. Un comité d’accueil vint le prendre en charge sur l’arrière du bâtiment. Il pensa aux quais de déchargement des magasins grandes surfaces. Deux autres ambulances livraient leurs clients à l’hôpital. En dépit de ses malheurs, il riait intérieurement. Il se disait que quelque soit la situation, le schéma se déroulait à l’identique. Il y avait le grossiste, le fournisseur, les clients et le magasin de détail. En l’occurrence, il s’attribuait le rôle du client. Son généraliste était le fournisseur. Le grossiste s’apparentait à l’établissement hospitalier. Le magasin de détail serait le service vers lequel il allait immanquablement être dirigé. Toutes ces réflexions lui firent oublier sa fièvre et ses souffrances. L’ambulancier signa un bon de livraison et repartit. Le groupe longea un couloir blanc interminable. Arrivé au bout, le convoi à roulettes stoppa devant le monte-charge réservé aux malades.
L’ascenseur partit vers l’inconnu. L’homme dans le brancard observait ce qui se passait autour de lui. Trois femmes l’accompagnaient dans son voyage. Il y avait un docteur, une infirmière et une aide-soignante. Pas un mot durant la montée dans les étages. « La musique de l’ascenseur » parvint jusqu’aux oreilles du patient. Il se remémora le son de la trompette. Il trouva une similitude avec l’instant présent. Il ne fut pas surpris lorsque la plate-forme s’immobilisa et que la porte tarda à s’ouvrir. La coïncidence lui parut cocasse, mais la douleur l’empêcha d’aller plus loin dans la comparaison.
À nouveau un long boyau, et ce membre qui le faisait atrocement souffrir. Le lit ambulant s’immobilisa enfin dans une salle. Compte-tenu de ses maux, les intervenants décidèrent de le laisser sur le chariot et de découper la résine immédiatement. Il ne perçut pas le résultat escompté. Son genou libéré de son carcan prit un malin plaisir à répandre et amplifier cette impression désagréable sur toute sa surface. À voir la moue dubitative de ceux affairés autour, il comprit que cela s’engageait mal pour lui.
Après différents prélèvements sanguins dont un sur la blessure purulente, l’infirmière lui administra deux injections dans l’abdomen. Le convoi se dirigea vers une nouvelle destination. Son arrivée dans la chambre réveilla son voisin d’infortune. Il s’agissait d’un homme d’une soixantaine d’année qui venait de subir une amputation du pied droit la semaine précédente. Malgré sa malchance, le collègue de chambrée montra un caractère agréable. Cette rencontre lui remonta le moral. Lui, possédait encore tous ses membres. Hormis le personnel infirmier, personne ne vint à son chevet ce jour là.
Ce n’est que le lendemain que le chirurgien qui l’opéra des ligaments passa le voir. Le praticien ne se prononça pas sur le problème qui nécessitait l’hospitalisation du policier. Il ne cacha pas sa préoccupation face à la tournure que prenaient les suites opératoires. Il envisageait plusieurs hypothèses que les analyses devraient préciser dans les heures à venir. La première éventualité était un déchirement de la plaie avec une infection par streptocoques. La seconde se révélait tout aussi ennuyeuse. Le patient aurait pu contracter une maladie nosocomiale. Le médecin quitta la chambre en laissant le brave enquêteur dans une attente intolérable. Sous l’effet des remèdes palliatifs, la souffrance s’estompait puis revenait intensément quelques heures plus tard.
Il demanda aux infirmières les résultats du laboratoire. La réponse était toujours la même. Les investigations s’avèrent plus longues que prévues. Sa situation lui minait le moral. Pris dans un système dont il ne maîtrisait rien, il lui fallait subir en essayant de comprendre ce qui lui arrivait. Il voulait guérir et partir au plus vite de cette prison. Il comprenait ce que vivait un prisonnier dans l’univers carcéral. Depuis cinq jours, le monde semblait s’être figé pour lui. Il n’existait qu’au travers des diverses interventions du personnel qui rythmaient ses journées. Le réveil avec les analyses. Piqûres. Prises de médicaments. Le nettoyage des locaux. Le changement des draps. La visite des médecins. Le repas de midi. La tisane. Les soins de l’après-midi. La soupe du soir. Le passage de l’infirmière de nuit. Tout cela ponctué par la douleur et d’autres manifestations alarmantes.
Au milieu de la nuit il appela l’infirmière de garde. Il grelottait alors que la température dans la chambre avoisinait vingt-cinq degrés. Il ne percevait plus aucune sensation dans sa jambe droite et ne pouvait plus la bouger. L’expression de son visage se crispait. Pendant quelques instants les muscles tendus n’obéissaient plus à son cerveau. Néanmoins il gardait toute sa lucidité malgré la température qui le gagnait. Elle comprit aussitôt la gravité de son état. Elle contacta immédiatement l’interne de permanence et prépara une seringue pour faire face à l’urgence. Il fallait soutenir le muscle cardiaque et éviter l’arrêt fatal. Le jeune praticien se présenta au moment de l’injection. Il approuva l’initiative et examina attentivement le malade. En dépit de son manque d’expérience, le diagnostic tomba rapidement. Il présente les symptômes d’une septicémie, déclara-t-il. Nous allons le traiter en conséquence. Il faudra le transférer au matin dans l’unité de médecine interne.
Il ne put dormir. Il pensait à Joël Lambert jusqu’à l’obsession. Sa fin prématurée lui posait question. Il ne pouvait se détacher de son sentiment de culpabilité face à la mort de cet homme innocent. Par assimilation, « La musique de l’ascenseur » venait lui chatouiller les oreilles. Le jazz l’habitait et la maladie exacerbait ses envies d’entendre Miles Davis et son instrument divin. Il savait que cette trompette possédait les clés du mystère de l’affaire de la rue Paquet. Il se trouvait cloué dans ce lit d’hôpital dans un sale état. Il se demandait quand il pourrait monter là-haut, à « la Croix de l’Alpe » et résoudre l’énigme.
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C’est dans un état semi-comateux qu’il fut déplacé dans un autre étage où son cas serait traité par des spécialistes des maladies internes. Il fallait intervenir vite car le patient s’affaiblissait d’heure en heure. La paralysie gagnait du terrain. Le membre inférieur droit préoccupait aussi les médecins. Ils craignaient de devoir l’amputer dans les jours à venir. Le futur de l’inspecteur ne se présentait pas sous les meilleurs auspices.
Ayant réussi à obtenir une chambre particulière, le policier appréciait cette solitude. Lorsque la température et la douleur lui laissaient un répit, il en profitait pour se remémorer les principaux points du dossier qui lui valait ses déboires actuels. Il eut même un visiteur qui lui redonna le moral. Son ami Léo Sagol lui apporta un peu de réconfort. Il en avait grand besoin. Malgré son état de faiblesse, l’enquêteur voulut faire bonne figure. L’œil exercé de l’adjudant-chef de gendarmerie ne se trompa pas. Son copain filait du mauvais coton.
Sagol lui parla de la pluie et du beau temps. La conversation restait de convenance. Bouchet se lâcha le premier. Il fit part de ses inquiétudes sur sa santé et de sa peur de la maladie. Comme la plupart des hommes, ils convinrent que la seule évocation de la souffrance leur était insupportable. Il accepta d’en parler sans détours. Il confia à son ami sa crainte de la mutilation. Léo voyait bien que sa présence le réconfortait. Mais la fatigue diminuait rapidement le malade. Il préféra abréger et salua chaleureusement son camarade.
En sortant de l’hôpital, le gendarme se perdit dans un abîme de perplexité. Ce qu’il venait de voir le peinait énormément. Il n’était pas dupe, Jean-Pierre s’épuisait dans un combat dont il ignorait l’issue. Il se dirigea vers le parking en pensant à son ami cloué dans son lit, derrière une de ces fenêtres toutes identiques.
Bouchet avait fourni un gros effort pour donner le change. Il sombra en léthargie dès la porte refermée. La visite l’avait épuisé. Il dut rester concentré pendant de longues minutes. Cela se révéla au dessus de ses forces. La fièvre réapparut. Il transpirait beaucoup. Il buvait tout autant et maigrissait à vue d’œil, sauf sa jambe droite qui doubla de volume. Le corps médical se révélait impuissant à enrayer ce processus inexorable. Une nouvelle tentative de traitement fut essayée afin de faire tomber la température et de rétablir les flux sanguins dans les membres inférieurs, surtout à droite.
Sagol abandonna son regard vers le ciel gris d’automne. Un vent chaud soufflait faisant tourbillonner les feuilles mortes. Leur chute acrobatique le divertit un peu. Il en éprouvait le besoin. Il se surprit à lancer des coups de pied dans un tas aggloméré par cet air venu de l’autre côté de la Méditerranée. Il regagna sa voiture et repartit rejoindre son épouse qui l’attendait patiemment au foyer.
Heureusement, les journées qui suivirent virent une nette amélioration. La circulation sanguine rétablit son cours normal. Il recouvra peu à peu son appétit. Il regagna du poids. La dynamique s’inversa. Il pouvait envisager une prochaine guérison. La thérapeutique de choc montrait son efficacité. Bien qu’encore affaibli, il commença à se déplacer avec des béquilles dans le couloir du service. Les infirmières et aides-soignantes avaient toujours un mot gentil à son égard, conscientes qu’un drame venait d’être évité. Il s’agissait d’une grande victoire.
Il regarda enfin par la fenêtre, geste qu’il n’avait jamais accompli depuis son arrivée. La saison avançait. Octobre se mourait. Les arbres du parc venaient de perdre leur jolie chevelure rousse. Il ne subsistait que des branches dénudées, prémices de la venue du général hiver. Il se mit à rêver d’un séjour prochain à la montagne au milieu des champs de neige. Il songeait à tout ce qu’il pourrait accomplir lorsqu’il serait complètement rétabli.
Un collègue de travail lui amena un lecteur de CD et quelques disques de jazz. Miles Davis figurait en bonne place parmi l’échantillon. Dans le silence de sa chambre, il écoutait religieusement le maître jouer « La musique de l'ascenseur pour l’échafaud ». Ses sensations revinrent. Il frissonnait avec les notes. Le plaisir s’invitait à son oreille. Il essayait, de se mettre dans la peau de Joël Lambert, de comprendre l’état d’esprit de cet homme face à cette mélodie qui l’envoûtait.
Avec l’amélioration de son état, il retrouva ses anciennes obsessions. Il pensa au plateau où se trouvait caché le secret de toute l’histoire. Il se mit à languir de pouvoir enfiler ses chaussures de marche et de se risquer sur le sentier de la vérité. Il n’avait aucune idée de ce qu’il découvrirait. La perspective de trouver la clé de l’énigme le taraudait à nouveau.
30 janvier 2012 à 10h11 #15456734
Il sortit de l’hôpital la seconde quinzaine de novembre. Par un temps gris et humide, il rejoignit, avec une joie non dissimulée, son domicile. Se retrouver chez soi lui apporta un regain d’énergie. Il s’attela à sa rééducation avec assiduité. Un kiné vint lui faire des massages et de la musculation. Il retournait à la civilisation. Parfois, lorsque la météo le permettait, il marchait quelques minutes dans les rues autour de son immeuble. Dans ces moments il prenait conscience de revenir de loin. La faucheuse s’approcha un peu trop près à son goût. L’instinct de conservation fit le reste.
Après l’humidité, arriva une période neigeuse. Les flocons colonisèrent le ciel alpin. La ville s’habilla de blanc et décembre ressembla à décembre. L’hiver s’était reconnu. Il posait son manteau dans la région. Bouchet allait de mieux en mieux et s’enhardissait dans des sorties de plus en plus longues. Il se disait qu’il se comportait à l’inverse des marmottes qui hibernaient à ce moment de l’année. Il claudiquait un peu. Les médecins lui assuraient que dans quelques semaines tout serait redevenu comme avant l’accident. Il avait la faiblesse d’y croire.
Il n’écoutait pas la radio. Il ne regardait pas la télévision. Il lisait la presse dont la Gazette, en écoutant les cassettes et le disque du défunt Joël Lambert. Plus il écoutait les quelques mots enregistrés, plus le mystère s’épaississait. Seul Miles Davis lui ouvrait d’autres horizons où la musique régissait la vie. Il s’était procuré différents CD du trompettiste. Il revenait perpétuellement au même morceau. Ce solo ensorcelant de « la musique de l’ascenseur ». Ses tentatives d’ouvrir son oreille musicale à d’autres interprètes se heurtaient à son idée fixe, l’affaire des meurtres de la rue Paquet.
Une brise vivifiante lui fouettait le visage. En dépit de cette rudesse hivernale il continuait inlassablement ses déambulations pour recouvrer sa forme d’antan. Il envisageait de reprendre son activité professionnelle au printemps. Il ne manquait que le feu vert des docteurs. Ces derniers trouvaient qu’il était prématuré de fixer une date. La prudence du corps médical l’agaçait. Les dernières analyses allaient dans la bonne direction. Seuls deux indicateurs posaient un petit problème. Cependant ils se rapprochaient des normes communément admises.
Il se renseigna auprès de collègues randonneurs sur l’enneigement du plateau de la Croix de l’Alpe. Il voulait savoir à quel moment la montée à pied deviendrait possible. Il obtenait presque toujours la même réponse. Le mois de mai. Il y avait des années où la rareté des chutes de neige permettait un passage plus précoce. Il se rendit à l’évidence, il lui faudrait attendre encore, attendre toujours. Ce ne sera pas plus mal pensa-t-il. J’aurai recouvré toutes mes capacités et ce ne sera pas de trop. Il ne faudra pas être diminué pour grimper là haut.
Il redevint plus sociable. Il rencontra des gens et fourmilla de projets. Il manifesta l’intention de rendre une visite à ses amis Juliette et Léo Sagol. Son ami lui téléphonait au moins une fois par semaine pour prendre des nouvelles et s’assurer que son moral suivait, lui aussi, une courbe ascendante. Il avait déjà pris par deux fois sa voiture. Cela s’était bien passé. Cette fois il devrait conduire pendant une heure minimum. Il s’en sentait capable. Ils convinrent d’une date, et pas n’importe quel jour. Ils passeraient le réveillon de fin d’année ensemble.
Il accomplissait des marches de plus en plus physiques le long des quais surplombant la rivière. Les rives blanchies par le givre et la glace brillaient quelquefois sous le soleil timide de l’hiver. Souvent, une brume déroulait un long serpentin au dessus de l’eau. Bouchet savourait ces promenades. Il respirait l’air glacial à pleins poumons. Il ne craignait pas le froid. Son cœur se chauffait au feu du plaisir retrouvé.
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Juliette mit les petits plats dans les grands pour recevoir Jean-Pierre, et Léo déposa sur la table de bonnes bouteilles. L’amitié des deux hommes faisait plaisir à voir. Ils avaient sympathisé dans le cadre de leur métier. Chacun respectait et admirait l’autre. Sagol représentait le provincial issu du terroir. Son ami d’origine lyonnaise avait grandi dans la cité des Gaules. Il laissait paraître quelques attitudes bourgeoises. Au premier rang des détails caractéristiques de l’inspecteur figurait l’élégance. Contrairement à d’autres ces différences, les réunissaient.
Le policier hésita longuement avant de parler à nouveau des meurtres de la rue Paquet. Il n’osait pas avouer qu’un rebondissement inattendu risquait de mettre à mal toute l’enquête. Il s’interdisait de révéler son obsession pour le jazz. Notamment parce qu’elle provenait de la rencontre post-mortem avec Joël Lambert. Il craignait la réaction de son collègue gendarme. Il se doutait que son comportement de ces derniers mois intriguait. Il aborda le sujet de manière détournée. Il parla de la mère du défunt et de sa certitude de l’innocence de son fils. Il pointa le doigt sur l’insistance de cette femme à revenir sur un point acquis depuis longtemps. Léo lui rétorqua qu’il avait connu une telle situation dans une enquête. L’obtention d’un non-lieu judiciaire n’empêcha pas les parents du suspect innocenté d’hurler dans les médias pour obtenir la réhabilitation que le tribunal venait d’accorder quelques semaines auparavant. Il en resta là. Le reste serait trop compliqué à expliquer.
Juliette confectionna un repas composé de mets traditionnels. Le potage de châtaignes au foie gras, le faisan aux pruneaux et autres réjouissances vinrent compléter le menu. A l’heure fatidique où le calendrier prend un an en une seconde, ils s’embrassèrent et se souhaitèrent surtout la santé et une année meilleure pour le convalescent. Bouchet fatigua peu après minuit. Le trio se coucha peu avant une heure.
Dans l’après-midi du lendemain, il eut très mal à la jambe et au talon. Sagol lui proposa de le ramener. Il déclina la proposition. Il réussit à rentrer chez lui. Il absorba des cachets et essaya de dormir. Il ne comprenait pas ce qui lui causait ces atroces souffrances. La guérison semblait acquise. Voilà que surgissait un nouvel avatar. Dans quelques jours il devait reprendre ses activités professionnelles. Il se frappa le poing contre le front. Non il ne rêvait pas. Le cauchemar s’installait dans sa chair. Au matin, il se décida à appeler son médecin. Le brave docteur fit deux constatations. Son patient souffrait atrocement du membre inférieur droit, sans pouvoir localiser un endroit précis. Il transpirait et la prise de température révéla près de quarante degrés et un rythme cardiaque très élevé. Ils convinrent d’un commun accord que seul l’hôpital pouvait répondre aux circonstances présentes.
C’est désespéré, démoralisé, dans une grande souffrance qu’il se retrouva dans le service de médecine interne. Il se demanda s’il s’agissait de la fin d’une parenthèse ou le début d’une autre. La plupart du personnel reprenait le travail. Finie la trêve des confiseurs. Il fallait voir les petites mines des infirmières et aides soignantes. Malgré son état, aucune ne manqua de lui souhaiter le meilleur pour l’année qui commençait. Difficilement à ses yeux. Les praticiens se retrouvèrent promptement à son chevet. Les instances médicales se précipitaient sur son cas comme la pauvreté sur le monde. Ce fut le ballet ininterrompu pour les analyses de sang et d’urine. On le transféra en radiologie pour prendre des clichés, effectuer un Doppler. Il avait le sentiment de servir de cobaye au corps médical.
Il réfléchissait au moindre de ses faits et gestes qui aurait pu déclencher ses douleurs. Il se rendit rapidement à l’évidence. Rien de ce qu’il avait accompli récemment ne pouvait engendrer de tels maux. Maintenant la peur le tenaillait. La peur d’un retour de la maladie nosocomiale. La peur d’avoir trop mal. La peur d’être estropié. La peur de repartir dans ce cycle infernal. Il ne voulait pas devenir un légume. Il avait une mission, un but à accomplir. Dès la fin de l’hiver il monterait à « la Croix de l’Alpe ». Il espérait résoudre, une fois pour toutes, le mystère de l’affaire qui le taraudait depuis des mois.
Le jazz, si au moins Miles Davis se déguisait en ange pour m’aider. Il délirait autour de sa musique, ce tempo de trompette. Il adorait l’écouter dans la nuit lorsque les ténèbres posaient leur couvercle sur la ville. Les notes sublimes l’obligeaient à aller puiser au fond de son âme des sentiments qu’il croyait enfouis à jamais. Ce morceau joué par le maître le prenait aux tripes. Il vivait ses émotions intensément. Il se retrouvait apaisé par le souffle qui circulait dans l’instrument. Il ne voyait personne pour comprendre ce qui se passait dans ces moments là. Seul Joël Lambert l’aurait compris. Il n’était plus là pour échanger avec lui. Leurs autres rencontres n’abordèrent que succinctement le domaine musical. Il le regrettait aujourd’hui. Il connaissait la révélation par ces sons qui le pénétraient. « La musique de l’ascenseur » rythmait les battements de son cœur blessé.
Troisième partie
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Monotones, les journées se succédaient. La souffrance maîtrisée par le personnel hospitalier lui laissait parfois du répit. Lorsque la morphine prenait le relais, il sombrait dans un état léthargique et mettait plusieurs heures à émerger. C’est à ce prix que la médecine traitait les cas les plus douloureux. Il s’épuisait dans cet immobilisme. Il en arrivait à compter les dalles en polystyrène du plafond. Maintenant aucun détail de cette cellule ne lui échappait.
Un collègue de travail lui avait prêté un lecteur de CD. Il s’équipait des écouteurs, le temps passait avec la trompette qui délivrait sa triste mélopée. Les infirmières remarquèrent le changement chez cet homme dynamique. Son teint se transformait, il était cireux. La maladie nosocomiale investissait sournoisement son organisme. Il cédait du terrain. La faucheuse attendait son heure sur le pas de la porte.
Les médecins se succédèrent, impuissants, à son chevet. Ils acquirent la conviction que sans son aide active, la partie ne tournerait pas à son avantage. Ils réfléchirent et décidèrent de s’en ouvrir franchement au policier. Ils espéraient que la franchise déclencherait un déclic chez leur sujet. La discussion dura de longues minutes. Attentif, il décortiqua chaque terme et phase du protocole médical. Les praticiens lui donnèrent toutes les explications demandées. Bien malin celui qui aurait pu dire comment réagirait ce grand corps amoindri par la maladie.
L’élément déclencheur s’appela Juliette Mignot. C’est en posant un cathéter que cette jeune infirmière discuta un peu avec le pensionnaire de la chambre dix-sept. Elle vit que l’homme avait un besoin crucial de chaleur humaine. Les cernes et la profondeur du regard qui la fixait intensément la bouleversa. Elle entama le dialogue. Rapidement elle s’adressa à lui en le nommant par son prénom. Cette attitude amena un sourire sur ses lèvres.
A chaque visite, il se mobilisait pour paraître le mieux possible. La demoiselle trouvait toujours un moment pour discuter avec lui. Une relation amicale s’instaura. L’enquêteur appréciait sa présence. Lorsqu’elle était absente, il souhaitait son retour afin de reprendre une conversation interrompue. La nécessité d’accomplir correctement sa tâche l’obligeait souvent à remettre la suite de la discussion à plus tard. Il convient de dire qu’avec sa gentillesse, sa bonne humeur permanente et sa plastique agréable, elle faisait l’unanimité auprès des pensionnaires du service.
Les médecins constatèrent une stabilisation de l’état du patient. Ils étaient loin de se douter qu’une petite infirmière redonnait le moral à celui qu’ils avaient dans le lit devant eux. Ce dernier se soignait avec deux médicaments non référencés. Juliette et le jazz. Les heures s’égrenaient en écoutant les disques de Miles Davis. Il était capable de déceler la respiration du trompettiste, tellement il était imprégné de chaque morceau. Il devint l’auditeur le plus assidu du divin musicien. Il était à même de le reconnaître parmi tous les joueurs de cuivres de la planète. L’obsession l’avait amené à la connaissance. Il rivalisait avec le défunt Joël Lambert.
Un jour il lâcha ce nom qui l’obsédait et qui était à l’origine de l’accident aux conséquences désastreuses. Juliette s’en souvenait parfaitement, elle en parla avec beaucoup d’émotion. Elle confessa qu’il vécut ses derniers moments dans la même chambre que lui. Il pensa qu’il n’y avait pas de hasard dans la vie. La coïncidence le frappa et l’amena à cogiter longuement sur l’affaire. Il espérait que le lit numéro dix-sept ne lui réserverait pas un sort identique. Il fallait s’accrocher. Juliette perçut sa préoccupation. Elle ne réussit pas à savoir ce qui taraudait l’esprit de son interlocuteur. Il s’en sortit par une pirouette en prétextant une fatigue soudaine.
Lorsqu’il se retrouva seul, il broya du noir. Il se mit à envisager sa fin prochaine. De rêverie en cauchemar, il tentait d’échapper à Joël Lambert. Ce dernier le coursait avec une énorme trompette à la main. Il la faisait tournoyer autour de sa tête pour la jeter sur l’inspecteur. Bouchet fuyait en zigzaguant au milieu des notes qui entravaient sa course. Il évitait une blanche et butait sur une noire. Il se réveilla en sueur, complètement épuisé.
Il passa des nuits cauchemardesques. Les mêmes fantasmes revenaient invariablement. L’instrument enflait, devenant de plus en plus volumineux. Les notes se multipliaient sur son passage. Un élément nouveau avait fait son apparition. La musique. « La musique de l’ascenseur » l’assaillait. Miles se déchainait de plus en plus fort. Son souffle l’assourdissait. Il en arriva à se boucher les oreilles avec ses mains. Il se tordait dans son lit. Il essayait de rester éveillé. Car son sommeil devenait un enfer peuplé de démons le coursant avec de gigantesques trompettes. Il voyait les notes sortir de l’embouchure et se précipiter dans sa direction. Le jazz se fâchait contre lui.
Dans un instant de lucidité, il se demanda si ces hallucinations n’étaient pas les prémices du voyage vers l’au-delà. Il fut attristé par cette pensée. La mort ne l’effrayait pas. Ce qui le gênait, c’était de ne pouvoir découvrir la vérité sur la fin tragique des victimes de la rue Paquet et sur le message posthume de Joël Lambert. Il avait un sentiment amer d’inachevé. Rien que pour cela, il voulait se refaire une santé et monter un jour à l’assaut « de la Croix de l’Alpe ».
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En cette nouvelle année, la gazette fit peau neuve. Une formule rénovée pour relancer les ventes vit le jour. Pendant plusieurs semaines l’équipe dirigeante plancha sur une maquette plus attrayante. Le format subit une cure de rétrécissement. Il y avait plus de pages et la couleur relégua aux oubliettes le noir et blanc. Avec l’ajout de rubriques « Loisirs et culture », il fallut embaucher un nouveau chroniqueur. Les jeunes ne manquaient pas sur le marché. C’est un dénommé Thierry Gontard qui décrocha la timbale. Enfin il n’eut pas droit aux couverts en argent. Juste un job pour s’occuper de la rubrique des chiens écrasés, les Anciens s’étant octroyé le reste. Dans le journalisme, c’est comme dans beaucoup de corporations. Les nouveaux sont souvent confinés aux tâches subalternes.
Depuis quelques semaines, la rivière avait pris ses quartiers dans les locaux du quotidien. La situation ravivait des souvenirs douloureux à Robert. Ce dernier se considérait comme un fossile depuis les disparitions de ses copains Jack et Joël. Au début, il pensait fréquemment à cette histoire dramatique dont il fut le témoin impuissant. Il n’avait rien vu venir et les faits s’étaient enchaînés implacablement. Lui aussi trouvait cette affaire bizarre. Le dénouement ne l’avait pas convaincu. Il avait acquis la conviction que quelque chose clochait dans cet embrouillamini. Puis il avait rangé tout ça dans un coin de sa mémoire. Le temps faisait son œuvre. La chasse et ses occupations à la campagne l’accaparaient suffisamment pour qu’il ait l’esprit capté par d’autres pensées.
Le petit jeunot s’intégra promptement, s’imprégnant de l’historique de la maison. Son mètre quatre-vingt-cinq, sa blondeur et ses yeux verts marquaient ses interlocuteurs. Il savait en jouer à merveille. La promiscuité obligatoire engendrée par l’humidité ambiante permettait des rencontres plus fréquentes. C’est par ce biais qu’il sympathisa avec Robert. Celui-ci l’apprécia dès la prise de contact. Il est des relations qui se nouent dès le premier mot. Il en fut ainsi pour le journaliste et le spécialiste de la pagination. Thierry marqua le point décisif lorsqu’il fit cadeau d’une casquette en velours noir à son collègue lors de son quarante-quatrième anniversaire.
Quand leurs activités réciproques le permettaient, les deux hommes se retrouvaient autour d’un café, à refaire le monde. Malgré les différences d’âge et de loisirs, ils trouvaient toujours des tas de sujets à aborder. Ils possédaient une passion commune : leur amour immodéré des chevaux. Robert lui raconta les regrettables événements qui secouèrent la gazette. Il aborda le sujet avec un pincement au cœur. Le temps n’arrivait pas à cicatriser cette terrible blessure. Perdre deux collègues aussi expéditivement et à cause de la même affaire le rendait triste.
Il n’était pas plus persuadé de la culpabilité de Jack Numa que de celle de Joël Lambert. Après avoir relaté sa version des faits, il fit part de ses doutes concernant l’acteur de ces forfaits. L’histoire passionna Thierry. Il ressortit les articles de l’époque et s’imprégna de l’atmosphère si particulière des victimes de la rue Paquet. Il venait de contracter le même virus que ceux qui l’avaient précédé au journal.
De retour chez lui, habité par toutes ces confidences, il se précipita vers sa petite femme et son fils Armel. Le garçonnet ressemblait à sa mère comme deux gouttes d’eau. La même toison rousse et des taches de rousseur partout. Il aimait ça et adorait les compter sur les parties les plus intimes de Judith. Le repas, composé principalement d’une pizza aux quatre fromages, fut rapidement absorbé. Une comptine pour endormir le fils chéri et ils se retrouvèrent en tête à tête.
Thierry relata sa journée et parla de Joël Lambert. Il la vit blêmir et s’interrogea sur ce qui lui arrivait. Elle s’allongea sur le canapé et peu à peu recouvra des couleurs. Elle lui concéda que tous ces meurtres l’avaient remuée. Il réfléchit et trouva que son épouse faisait preuve d’une extrême sensibilité. Il se hasarda à la convaincre que tout cela concernait le passé. Elle acquiesça en rajoutant que c’était aussi du sien dont il était question. Par déformation professionnelle, il lui demanda de préciser le sens de sa dernière phrase.
Elle avait tourné la page. Revenir sur sa liaison avec le premier suspect de la rue Paquet nécessita un gros effort de sa part. Elle tenta une diversion en prétextant qu’elle devait vérifier si Armel ne s’était pas découvert. A voir la tête de son compagnon, elle se rendit compte qu’elle ne pourrait se défiler plus longtemps. Elle servit deux verres de jus d’orange et se réfugia dans un fauteuil. La gorge serrée, elle commença son récit.
Elle partit dans un monologue où rien ne fut occulté. Son époux l’écouta avec un intérêt croissant. Il supporta difficilement d’entendre la mère de son enfant avouer qu’elle en aima un autre. Elle était consciente de la difficulté à raconter sa vie avant leur rencontre. Elle ne souhaitait pas tomber dans des révélations qui n’appartenaient qu’à l’intimité de deux êtres. Elle s’exprima parfois avec des sanglots dans la voix. Elle ne confia pas son désir d’avoir un bébé avec le défunt. C’était trop pour tous les deux.
La discussion dura deux bonnes heures. Ils s’endormirent en se réfugiant dans les bras l’un de l’autre. Il comprit qu’elle voulait oublier ces épisodes trop cruels. Malgré ses preuves évidentes d’amour, il ne put dormir convenablement. Il entrait à son tour dans le dossier. Sa curiosité naturelle l’amenait à se poser plein de questions auxquelles elle ne pouvait répondre. Sa décision était prise. Il gratterait un peu dans cette intrigue.
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Il fallut plusieurs jours à la rivière pour regagner son lit. A la gazette, chacun s’accommodait de la situation. Thierry interrogea Robert sur les fréquentations féminines de Joël. Il voulait surtout savoir s’il était le seul à ne pas connaître cette partie de la vie de son épouse. Robert ne tourna pas autour du pot. Il confirma ce que Judith avait révélé. Rien de plus. En bon terrien, il aborda l’essentiel en ne s’attardant pas sur des détails inutiles. Il présenta son ex-collègue sous ses meilleurs auspices. On sentait à l’intonation de ses mots, qu’il souffrait encore de son absence.
Le départ, vers un hypothétique ailleurs, de son ami emplit de vide son cœur rustique. Il n’arrivait pas à exprimer ses sentiments. Il se taisait et pensait dans le calme de sa solitude. Voici qu’un blanc-bec ravivait ses plaies mal refermées. Heureusement que le grand blond lui était sympathique, sinon il l’aurait rabroué vite fait bien fait. Presque à chaque pause, ils évoquèrent la mémoire du défunt. Ce culte dévorant du jazz interpellait Thierry. Lui aussi adorait ce genre musical. Il avait d’ailleurs connu Judith lors d’une soirée consacrée au jazz latino. Sous cet angle il comprenait mieux la personnalité complexe de l’ex-collaborateur du journal.
La rubrique des chiens écrasés lui laissait un peu de temps libre. Il voulut rencontrer la mère de Joël. Contre toute attente, cette dernière accepta de le recevoir. Le rendez-vous eut lieu un après-midi dans l’appartement de madame Lambert. Il remarqua la cage à oiseaux au fond du couloir. Un couple de canaris s’égosillait en se secouant dans la volière. Il lui fit un compliment. Elle le remercia d’un sourire las. Sa chevelure poivre et sel se répandait en liberté sur son crâne. Des épis se dissociaient du reste des cheveux. Cet aspect négligé interpella le chroniqueur. Il constata des cernes noirs sous les yeux ainsi que des pas peu assurés. Pour un peu il aurait cru rencontrer une pocharde.
Sur la table de cuisine, des boîtes de médicaments disposées à côté d’un verre et d’une bouteille d’eau le confortèrent dans sa première idée. Cette femme était malade. Elle souffre probablement du contrecoup de la disparition de son fils, pensa-t-il. Elle l’invita à s’asseoir au salon et se posa avec difficulté sur un canapé. Thierry avait longuement réfléchi sur la meilleure manière de se rapprocher de cette femme en deuil. Il décida de l’aborder par la musique. Celle de Miles Davis plus particulièrement. Elle esquissa un second sourire à l’évocation de ce que fut l’engouement de son fils. Il venait de choisir la seule et unique clé lui permettant de continuer la conversation avec la confiance de la maîtresse de maison.
Elle lui déclara qu’elle envisageait de se séparer de la collection de disques de Joël. Il souhaita la voir. Elle l’emmena péniblement dans une autre pièce où quatre cartons occupaient l’espace central. Il s’approcha, en ouvrit un précautionneusement. Des dizaines de CD alignés remplissaient la boîte. Il examina tous les emballages, pendant qu’elle fixait le mur en face, le regard vide. Il n’y prêta pas cas, absorbé par les petits bijoux qui défilaient entre ses mains. Il y avait des joyaux actuellement introuvables, une mine d’or pour collectionneurs. Ils revinrent au salon. Il suggéra à la vieille dame de lui parler de son fils. Malgré la larme qu’elle essuya rapidement, elle était heureuse de faire revivre durant un moment cet être si cher à son cœur.
Les canaris, comme s’ils avaient perçu la solennité de l’instant s’arrêtèrent de chanter. Un silence pesant s’installa avant qu’elle ne commence à causer. Elle évoqua la mémoire de ce fils trop tôt disparu. Elle expliqua sa passion pour le jazz. Elle lui relata ce jour de cinquante-huit où elle se réfugia dans un cinéma pour oublier. Le film s’appelait « Ascenseur pour l’échafaud ». Par une étrange coïncidence, la mère adora les scènes sur grand écran. Quelques années plus tard son rejeton se passionna pour la mélodie qui habillait cette histoire. Le journaliste ne croyait pas beaucoup au hasard. Il le considérait comme un élément qui permet aux choses de basculer dans un sens ou dans l’autre.
Jacqueline Lambert, fatiguée, résuma parfaitement les dernières années de la vie de la chair de sa chair. Thierry fut surpris du peu de cas qu’elle fit des morts de la rue Paquet. Elle occulta totalement les tracasseries occasionnées à son fils par la police et plus précisément l’inspecteur Bouchet. C’est Robert qui lui en avait parlé. La mère du premier suspect semblait vouloir gommer les événements les plus pénibles de sa vie. Maintenant il en avait appris suffisamment. Il ne voulait pas l’épuiser plus. Elle demanda à son interlocuteur s’il aimait le jazz.
Thierry Gontard jouait du saxophone ténor en virtuose. Il vibrait sous cette musique qu’il vivait charnellement. Malgré son état de faiblesse, elle perçut l’intérêt du jeune homme pour la collection de disques rangés dans les cartons. Elle préférait cela à la curiosité morbide des multiples meurtres commis autour de son fils. Elle se leva, et avant qu’il ne réagisse se plaça près de lui. Si vous voulez ces disques, votre prix sera le mien lui dit-elle. Il ne savait que lui répondre. Ce fut elle qui rompit le silence. Elle lui susurra une proposition à voix basse à l’oreille. Il se trouva confus. Elle haussa la voix. Elle lui confia que ça lui ferait plaisir qu’un vrai mélomane vive avec ces enregistrements. Il ne tergiversa pas davantage. Il prit son chéquier et l’affaire fut entendue. Il venait d’acquérir pour un prix symbolique un lot extraordinaire. Il en était conscient. Il prit congé de son interlocutrice en la remerciant vivement pour ce cadeau inestimable. Il chargea les colis dans sa voiture. Il rentra chez lui tout heureux de cet entretien et de son épilogue inattendu.
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Dans un premier temps, il rangea les paquets dans son garage. Il ne révéla pas à Judith la provenance des disques. Dès qu’il disposait d’un moment, il vidait un emballage en rangeant le précieux contenu dans les étagères du salon. Il écoutait religieusement Miles Davis et ses comparses s’éclater sur des morceaux d’anthologie. Il vivait des moments merveilleux. Son épouse ne disait rien. Elle considérait cependant que cette passion accaparait l’esprit de son bonhomme à ses dépens. Il rayonnait de bonheur et elle n’en demandait pas davantage. Elle préférait cette occupation plutôt que de le voir traîner les bistrots avec les copains, en la laissant seule avec Armel.
Elle constatait parfois une curieuse similitude avec les goûts de feu Joël Lambert. Elle n’approfondit pas plus sa réflexion. Thierry déclarait avoir profité d’un bon coup en acquérant un lot de CD d’occasion. Le chiffre porté sur le talon du chèque semblait dérisoire. Ce fut son seul commentaire en faisant les comptes du ménage. Elle ne se doutait pas de l’origine du cadeau. Il valait mieux. Elle n’aurait pas supporté de voir la collection de son ancien compagnon venir envahir à ce point sa nouvelle vie.
Peu à peu les rayons de la bibliothèque se remplissaient, au grand dam de la maîtresse de maison qui n’appréciait pas d’y chasser la poussière tenace. Les enregistrements prenaient peu à peu la place des livres. Il s’efforçait de rajouter des galettes inédites. L’appartement baignait dans une ambiance jazzy. Il disséquait les pochettes pour s’imprégner encore plus des œuvres et de leurs compositeurs. En dehors de son travail et de sa petite famille, il consacrait tout son temps libre à prendre connaissance de son petit trésor.
C’est en ouvrant un boîtier qu’un nouvel élément se présenta au journaliste. Une feuille manuscrite pliée en quatre tomba à l’ouverture. Il la ramassa et la déplia. Une écriture penchée à l’encre violette déroulait une phrase. Il lut le texte et regarda aussitôt de quel CD il s’agissait. Le message avait été glissé dans un disque de Miles Davis. Une version de l’ « Ascenseur pour l’échafaud ». Il réfléchit longuement à l’adéquation entre la musique et les mots consignés sur le feuillet.
Juste seize mots pour relancer une affaire peu banale. Joël Lambert était le rédacteur des lignes aujourd’hui en sa possession. « Tout le monde s’est trompé, la vérité se trouve au pied de « la Croix de l’Alpe » ». Il se demanda ce que cela voulait dire. Où cette énigme allait l’emmener ? Malgré la brièveté du billet, il essaye d’assembler les pièces du puzzle. Il lui en manque beaucoup, mais l’homme est curieux.
Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre l’importance de sa trouvaille. Il choisit de garder le secret sur ces mots griffonnés. Même Judith n’en saurait rien, du moins pour l’instant. Il aviserait en cas d’urgence. Maintenant il va falloir se renseigner et savoir où situer « la Croix de l’Alpe ». Il ne connaissait pas cet endroit et n’en avait jamais entendu parler avant cet instant. Il décida de poser la question à des personnes étrangères à l’affaire. Quelques heures plus tard, un consommateur accoudé au zinc du bistrot proche de la gazette lui donna la réponse.
Arrivé au journal, il effectua des recherches pour localiser plus précisément le lieu. Il réussit à visionner des clichés. Il voulait monter sur ce plateau. Tous les renseignements concordaient. Il était dangereux de s’y aventurer en cette saison. L’accès était conseillé de mai à octobre. Cette année la neige précoce rendait suicidaire une escapade. L’hiver avait déjà pris ses quartiers en montagne. Il faudrait s’armer de patience. Le jeune homme avait accumulé suffisamment d’explications pour attendre sereinement le moment propice.
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Les jours et les semaines se succédèrent. Jean-Pierre Bouchet avait entrepris un périlleux voyage. Un périple qui l’amena fréquemment aux frontières de la vie et de la mort. Seule une volonté féroce de vivre maintenait une lueur d’espoir. L’être s’accroche même à la branche la plus fragile. Il lutta en n’ayant plus aucune notion du temps. Il confondait souvent le jour et la nuit. Pour lui les ténèbres avaient pris le dessus. Quelquefois il esquissait un sourire à la vue de Juliette l’infirmière. Cette dernière le lui rendait bien. Lors de ses passages elle murmurait des paroles d’amitié en lui essuyant délicatement le front. Ce petit contact charnel, lui garantissait sa présence parmi les vivants.
Il prêtait de moins en moins l’oreille au jazz. Miles Davis ne réussissait pas à lui fournir les forces nécessaires à sa guérison. Quand le discernement reprenait droit de cité, il pensait à toute cette histoire. Là, il écoutait presque religieusement « La musique de l’ascenseur » ». L’espoir qui l’avait habité pendant des mois, celui de découvrir la vérité au pied de « la Croix de l’Alpe », cet espoir s’enfuyait au même rythme que sa santé.
Les médecins assistaient impuissants à la prise de pouvoir de la maladie nosocomiale. Ils n’avaient plus aucun doute sur ce qui s’était passé. Ce qu’ils voulaient avant tout, c’était sauver leur patient. Dans ce corps décharné, les thérapeutiques échouaient les unes après les autres. Seul un miracle pourrait arrêter ce compte à rebours implacable. La puissance et la nocivité de certains médicaments provoquaient des allergies qu’il fallait soigner. Il se considérait comme un cobaye de la médecine. Il n’avait plus la force de discuter des protocoles. Il suivait le courant au risque d’être entraîné dans un tourbillon.
Lorsque le mal lui accordait un court répit, il songeait au supplice qu’avait dû subir feu Joël Lambert. Il se demandait comment cet homme, encore jeune, avait pu endurer toutes ces souffrances et cette infamie. Il croyait que dans son malheur, la chance lui avait accordé quelques avantages. Il essayait de les identifier. Il renonçait rapidement. Il admettait que le jazz servit de ballon d’oxygène au défunt. L’essentiel de son alimentation était absorbée sous forme liquide. Cela lui évitait les problèmes d’étouffement qui faillirent abréger son calvaire sans le secours miraculeux de Juliette Mignot. Elle arriva au moment où il s’étouffait. En des gestes sûrs, elle le fit déglutir et réussit à rétablir sa respiration. Son ange gardien s’était penché sur lui. C’était un bon signe.
Léo Sagol se tenait au courant de l’évolution de l’état de santé de son ami. Sa préoccupation était constante. Il se faisait beaucoup de souci sur la suite des évènements. Aussi décida-t-il de rendre visite à son compère. A son arrivée dans la chambre, il se sentit mal à l’aise. Face à lui se trouvait l’ombre de l’homme qu’il connaissait. Une machine l’aidait à respirer. Une autre lui injectait un produit dans les veines. Ce tableau peu réjouissant attristait le gendarme. Il en avait vu bien d’autres, mais là il s’agissait de son meilleur compagnon. Il était là impuissant face à la maladie qui gagnait inexorablement du terrain chaque jour.
Dans un éclair de lucidité, Bouchet reconnut son copain. Il esquissa un pâle sourire, geste de circonstance. Les doses importantes de morphine le maintenaient dans un état second. Il donnait l’impression de flotter au dessus de tout le monde. Même ses propos manquaient parfois de cohérence. Il semblait ne pas trop souffrir, ou alors il cachait bien ses douleurs. Le plus dur pour cet homme actif, c’était d’être cloué au lit avec des esquarres en prime. La présence de Sagol sembla lui redonner un peu de tonus. En dépit du masque respiratoire, il parla un peu. Il appréhendait son état avec une grande conscience. Cela l’incita à se poser des questions concernant l’affaire Joël Lambert. Il fut à deux doigts de révéler à son camarade le secret dont il était dépositaire. Finalement, il se ravisa. Il voulait travailler seul sur ce dossier. Malgré la confiance absolue qu’il avait en Léo, il opta pour le silence. Il verrait si la situation s’aggravait davantage.
Sagol resta deux bonnes heures à tenter de tenir une agréable compagnie au policier. Lorsqu’il prit congé, il se demanda comment il retrouverait le malade la prochaine fois. Pour un peu il prierait dans la première église pour le rétablissement de Jean-Pierre Bouchet. Ce qu’il venait de voir, ajouté à la grisaille ambiante lui minait le moral. Il était quasi persuadé qu’il ne reverrait pas son ami vivant. Le paysage défila lugubre devant ses yeux. Arrivé à son domicile, il se confia un peu à son épouse. À le voir aussi taciturne, elle comprit à demi-mot. Pas besoin d’en dire plus. Ce n’était pas un bon jour.
30 janvier 2012 à 10h12 #15456841
Thierry, à l’instar de la plupart des protagonistes de l’affaire, s’immergeait de plus en plus dans l’ambiance jazzy. Il s’imbibait de cette musique qui le prenait aux tripes. Peu à peu il devenait l’esclave de cette addiction. Il ne pouvait plus s’empêcher d’écouter ses morceaux préférés. Judith n’appréciait pas beaucoup sa dérive. En épouse patiente elle espérait du changement. Elle aimait ce genre musical. Mais le plaisir se transformait en excès qui l’amenait maintenant à l’overdose. Avec l’hiver qui montrait ses premières velléités, elle restait plus souvent dans l’appartement. Miles Davis lui apportait un surcroît de mélancolie. D’ordinaire son tempérament joyeux prédominait. Depuis l’arrivée de tous ces enregistrements, la morosité la gagnait. Elle aurait bien mis du hard rock sur la chaîne Hi-fi.
Le chroniqueur, obnubilé par les mots écrits sur le feuillet, cogitait pour essayer d’avancer dans sa quête de vérité. Il perçoit bien un léger malaise dans son couple. Cependant il veut aller plus loin dans ce qui l’obsède jour et nuit. Il se demande par quel biais il pourrait progresser dans l’attente d’une expédition sur le plateau. Il a bien essayé de travailler Robert sur le passé des uns et des autres à la gazette. Il n’a rien appris de plus. Son copain lui avait déjà tout dit. Il n’avait pas l’intention de le mettre dans la confidence. Partager ce mystère risquait de faire échouer son action. Il prit la décision de contacter à nouveau la mère du disparu.
Elle le reçu en début d’après-midi. Il crut rencontrer un zombie. Elle paraissait tellement, affaiblie, amaigrie et le regard terne. Il n’osa lui demander si elle avait des soucis de santé. Elle ressemblait à une centenaire avec ses os saillants qu’elle tentait de dissimuler dans un peignoir trop grand de plusieurs tailles. Sa fatigue ne l’empêcha nullement de discuter avec le bénéficiaire des disques de son fils. Il l’entraîna sur le terrain qu’il souhaitait aborder afin d’en connaître davantage sur la jeunesse, l’adolescence et la vie d’adulte de son garçon. Elle joua le jeu. Elle pensait qu’il voulait percer l’énigme des goûts musicaux du cher défunt.
Elle balisa ses propos. Elle n’aborda que les anecdotes ayant trait à son fils. Elle essuya une larme à de nombreuses reprises. Il était évident que ses souffrances se situaient à ce niveau. La disparition de la chair de sa chair devenait insurmontable. De temps à autre, en relatant quelques facéties de son enfant, un sourire parvenait à fissurer son masque de peine. La case curiosité du jeune homme se remplissait peu à peu. Thierry esquissait le portrait du cher défunt. Il l’imaginait, essayant de se glisser dans ses habits pour encore mieux comprendre la psychologie de l’individu. Un détail retint toute son attention. Elle relatait un moment heureux avec son époux et son petit gars. Cela se déroula vers le dixième anniversaire du garçonnet. Ils décidèrent d’effectuer une grande balade en famille. Destination « La Croix de l’Alpe ».
Il ouvrit grand ses oreilles. Le récit de cette femme usée devint pathétique. Elle relata avec la voix et l’enthousiasme de ses vingt ans l’escapade en montagne. Ce souvenir réchauffait son cœur glacé. Elle prit des accents de tendresse pour évoquer un épisode enchanté datant de plusieurs décennies. Il écoutait en s’efforçant de se montrer le plus discret possible. Elle vivait un instant de bonheur. Il ne fallait pas le lui voler. Elle termina son histoire, vidée et contente d’avoir ressuscité son fils l’espace de quelques mots.
Il la laissa se reposer un peu, avant de lui poser d’autres questions. Il lui demanda où se trouvait « La Croix de l’Alpe ». Elle parut étonnée de l’ignorance de son interlocuteur. Le journaliste voulut tester son hôte et savoir sans lui dire, si elle savait que son fils avait dissimulé quelque chose au pied de la croix. Il fut déçu et rassuré. Ces deux sentiments contradictoires cohabitaient dans son esprit. Il s’agissait bien d’un secret partagé entre l’au-delà représenté par Joël Lambert et le présent en la personne du propriétaire actuel de la discothèque.
Sur le visage émacié, une lueur passa. La flamme éteinte, elle retrouvait la lassitude d’une âme épuisée. Il pensa qu’il ne fallait pas la fatiguer. Telle une éponge, il avait absorbé tout ce qui devait l’être. Il compatissait face au chagrin. L’absence du fils infligeait un cruel châtiment à cette mère. Il absorba en deux gorgées le reste d’un verre de jus de fruit. Jacqueline Lambert semblait se diriger vers un ailleurs. Le regard dans le vide, elle se réfugiait loin, très loin. Il la remercia. Arrivé dans le couloir, il se retourna une dernière fois sur la porte qui venait de se fermer. Le claquement de l’huis, tournait un chapitre de l’histoire de Joël Lambert.
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Bouchet se comportait en guerrier. Il venait de perdre de nombreuses batailles. La guerre ne se terminerait que par sa disparition. Début décembre, son ciel s’éclaircit à nouveau. Replié pendant des jours sous le feu de l’ennemi, voici qu’il sortait de son trou pour partir à l’assaut des positions de l’adversaire. Il faisait plaisir à voir. Il recouvrait l’appétit ainsi que la souplesse de ses membres. Le mal effectuait un repli spectaculaire. L’homme était décidé à vivre. L’envie le rejoignait à grandes enjambées. L’amélioration se mesurait chaque jour. Au point qu’il marcha sans aide ni béquilles. Il n’avait pas accompli ces gestes depuis plusieurs semaines.
La jolie Juliette y allait quotidiennement de son mot gentil. La plastique agréable de la demoiselle ne laissait pas le convalescent indifférent. Après consultation des autorités médicales, il fut admis que la maladie nosocomiale était vaincue. Toutes les analyses convergeaient. Il devait attendre les résultats des examens complémentaires, pour consolider le diagnostic. Ensuite il pourrait rentrer chez lui. Il viendrait consulter une fois par semaine et la fréquence s’espacerait au fur et à mesure de son rétablissement.
L’inspecteur travaillait d’arrache-pied pour muscler ses jambes trop longtemps inactives. Avec l’aide du kiné, il fit des prodiges. Il désirait rattraper au plus vite le temps perdu. Sa période d’hibernation venait de se terminer. Aujourd’hui il fallait se replonger dans le bain de la vie. Il poursuivait son but. Personne ne s’en doutait. Il envisageait de retourner là-bas sur le plateau, au pied de « la Croix de l’Alpe ». Il n’oubliait pas la promesse qu’il s’était faite de percer ce mystère. Pour y réussir il lui faudrait marcher longuement. En attendant ce jour, il écoutait Miles Davis et sa fabuleuse trompette. Elle était devenue la compagne des mauvais jours. Il souhaitait en faire l’amie des lendemains qui chantent.
Maintenant, il ne se réveillait plus en nage au beau milieu d’un atroce cauchemar. Ses nuits se peuplaient de tapis de fleurs sur lesquels dansaient des notes de musique. Une brise lancée par un saxo, une clarinette ou un autre instrument se répandait pour agiter les pétales en rythme. Le jazz s’invitait à la fête. L’enquêteur se levait le matin apaisé et heureux. La sensualité habillait les musiciens. Ils obtenaient des sons d’une pureté insoupçonnée. Il en était parfois jaloux. Il savait qu’il n’arriverait jamais à reproduire ce qu’il vivait en rêve.
Par précaution, il passa Noël et le réveillon du nouvel an à l’hôpital. Ce n’était pas le plus important pour lui. Tout le monde fut aux petits soins pour lui. Juliette s’était mise sur son trente et un, avec une robe moulante. Ils dansèrent ensemble et se souhaitèrent la bonne année. Les bises d’usage furent appuyées. Ces deux là se plaisaient, mais chacun s’efforçait à rester dans son rôle. Il avait bien une idée derrière la tête. Il se gardait de l’exprimer tant qu’il serait hospitalisé. La jeune femme dégageait un charme fou et se décida à jouer de ses atouts. Elle trouvait souvent un prétexte pour lui rendre visite chambre dix-sept.
Le trois janvier il regagna son domicile, non sans avoir échangé des numéros de téléphone avec son infirmière préférée. Le personnel, ravi de voir leur protégé dans cet état, assista avec un petit pincement au cœur à son départ. Il était conscient qu’il y avait encore du chemin à parcourir avant d’effacer physiquement et moralement ces semaines infernales. Demain sera un jour meilleur se disait-il.
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Le retour au bercail lui procura une immense satisfaction. Il apprécia le voyage en véhicule léger. Il était quinze heures lorsqu’il pénétra dans son appartement. Malgré sa longue absence, le décor inchangé réconforta l’inspecteur. La femme de ménage était venue régulièrement. L’ordre régnait dans les pièces. Du courrier posé sur une table basse révélait l’absence de son occupant. Il parcouru d’un œil distrait les enveloppes. Il se dit que ça pourrait bien attendre un moment de plus. Il rangea son bagage, mis de l’eau dans la bouilloire, ouvrit le gaz. Cinq minutes plus tard, il savourait un thé en écoutant un extrait du disque de son jazzman préféré.
Il est des instants merveilleux qui ressemblent à tant d’autres. Pourtant, ils se différencient par un sentiment différent. Une sensation de bien être l’envahissait peu à peu. Le temps suspendait l’écoulement du sablier. Il s’extasiait devant la musique de la trompette magique de Miles. D’autres auraient pensé qu’il avait un petit grain. Lui, vivait un bonheur intense, une parenthèse sublime. Le breuvage absorbé, il appuya sur le bouton pause de la chaîne Hi-fi. Il se dirigea vers le téléphone et enclencha l’écoute du répondeur. Trois messages, qu’il jugea sans importance, défilèrent. Le quatrième émanait d’une voix féminine qu’il reconnut aussitôt. Juliette lui souhaitait une bonne réinstallation dans ses meubles.
Il rappela la demoiselle. Elle ne répondit pas. Une brève déclaration avant le bip indiquait que ce n’était pas le bon moment. Il la remercia pour cette gentille attention et raccrocha. Il regretta immédiatement de ne pas avoir été plus loin dans son propos. Un quart d’heure plus tard, elle réussit à le joindre. Ils se parlèrent comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Elle accepta de venir lui rendre visite le surlendemain après-midi. Son existence recommençait sous les meilleurs auspices. Il réfléchit à sa rééducation. Il se cadra avec le kiné puis enfila un pantalon de survêtement. Il effectua des exercices d’assouplissement d’abord, ensuite il travailla ses muscles des membres inférieurs.
Il dormit comme un bébé. Sa première nuit fut peuplée de jolies femmes. Il était content de ses rêves. C’était la preuve de sa guérison. Il s’intéressait à tous les aspects de l’existence. C’était un très bon signe. Il sortit marcher un peu. Il fallait habituer ses jambes à des activités plus importantes. Il réalisa quelques emplettes auprès des commerçants du secteur. Chacun y alla d’un petit mot gentil, il y fut sensible. Bouchet humait chaque odeur de la rue, son odorat opérait une résurrection. Il avait bien cru que ses narines n’humeraient plus les effluves du quartier. Il s’astreignait à une gymnastique intensive. Il leva les yeux vers les sommets qui cernaient la ville. Il fantasmait sur son prochain challenge. Il trouverait la solution des secrets de la rue Paquet. Il disposait de quelques semaines pour parfaire son endurance et se forger une musculature de culturiste.
Les deux premières journées passèrent sans qu’il ne s’en aperçoive. Entre la musculation, les marches, le kiné, les courses et les courts instants de récupération, il ne restait rien de disponible pour s’apitoyer sur son sort. Il se débrouillait pour trouver un créneau pour s’imprégner de son ambiance musicale préférée. Il venait de ranger les reliefs de son repas. Il attendait une agréable visiteuse. Juliette arriva vers quatorze heures trente. C’était sa journée de repos. Elle avait posé deux jours de congés. C’est dire qu’elle n’avait aucune contrainte horaire et pas de petit ami. Elle avait terminé une histoire avec un goujat qui ne s’était pas rendu compte de sa chance. Elle l’avait renvoyé avant que son cœur ne souffre trop.
Elle ôta son manteau en laine tricoté à la main, acheté dans un salon de montagne. Elle portait des vêtements décontractés. Un jean délavé et fortement élimé ainsi qu’un chemisier laissant deviner une jolie poitrine. Il n’était pas insensible à son charme. Ils jouaient tous les deux. En buvant le thé, ils discutèrent de tout et de rien. Une tendre complicité les unissait. Le bavardage dura plus de deux heures avant qu’ils ne se rapprochent davantage. Il lui prit la main, elle lui abandonna. Il lui caressa la joue, elle lui fit de même. Il posa un doux baiser sur ses lèvres, elle demanda plus. Les derniers rayons du soleil inondaient la pièce. Ils ne le voyaient pas, ils se donnaient amoureusement. L’expérience de l’homme mûr alliée à la fougue de la jeune femme intensifia leur plaisir. Ils avaient envie l’un de l’autre et exauçaient leurs désirs.
Elle passa les deux nuits suivantes avec son amant. Elle était consciente de leur différence d’âge, lui aussi. Ils savaient dès le premier jour qu’une fois que seraient passés ces moments intenses, ils reprendraient contact avec la réalité. La vérité, c’est que plus de vingt ans séparaient les tourtereaux. Cela s’avérerait un lourd handicap. Jean-Pierre ne voulait pas imposer ce type de liaison à sa partenaire. Ils n’avaient pas abordé le sujet ensemble. Viendrait le jour où il faudrait. Elle se sentait parfaitement à l’aise chez cet homme. Elle adorait qu’il la regarde sous tous les angles. Pour l’exciter, elle se déplaçait en string dans l’appartement. Cela faisait partie de leurs jeux amoureux qui se terminaient souvent par une étreinte fusionnelle.
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Il allait se promener constamment au bord de la rivière. Il choisissait des endroits féeriques. Avec la période de froid intense qui sévissait sur la région, le cours d’eau était en partie gelé. La réverbération des cristaux de neige posés sur les rochers affleurant la glace, était un régal pour les yeux. Les arbustes recouverts d’une pellicule blanche ajoutaient au tableau un surcroît d’irréel. Il s’imaginait Miles Davis tout de noir vêtu, juché avec sa trompette d’or sur une grosse pierre parmi l’étendue glaciaire. Ses notes semblables à des cailloux ricochaient sur l’eau en brillant et émettant des sons extraordinaires. Le jazz l’ensorcelait jusque dans ses marches journalières. Il était son compagnon de vie. Pour le pire et le meilleur.
Juliette ne s’était pas installée chez lui. Elle préférait son indépendance. Lui aussi. Elle passait quotidiennement et demeurait très souvent la nuit avec son miraculé. Elle l’appelait fréquemment sans arrière pensée. Simplement pour lui dire qu’il revenait de très loin et qu’elle en était la plus heureuse des femmes. Sa jambe avait recouvré l’intégralité de ses capacités. Il envisageait son retour prochain à la vie professionnelle. Son infirmière préférée l’encourageait dans ce sens. Il se sentait parfaitement bien dans sa peau. Il aspirait à retrouver les aléas du métier. Le printemps arrivait à pas de géant. Il obtint le feu vert des médecins lors de sa visite à l’hôpital. Il fut décidé un contrôle dans six mois. Il fallait garder un œil sur le bonhomme. La maladie nosocomiale avait effrayé tout le monde. À juste titre.
Trois jours avant la fin officielle de l’hiver, il reprit son travail. Au commissariat la joie fut à son comble. Jusqu’au commissaire qui l’accueillit avec grand plaisir. Une nouvelle page s’ouvrait. L’immersion dans l’environnement professionnel fut difficile au début. Un éloignement aussi long déconnecte complètement l’acteur. Il devait se mettre au courant d’un certain nombre d’affaires, ingurgiter de nombreux dossiers. L’action sur le terrain viendrait dans un deuxième temps. Il ne s’imaginait pas tout ce qui s’était passé pendant son absence. La vie de la cité continua, avec les épisodes nécessitant les bons offices des policiers. En homme consciencieux, il s’intéressa à toutes les péripéties ayant nécessité le concours de ses compagnons. Cependant son obsession ne l’abandonnait pas. Il attendait le jour J pour se transporter à « la Croix de l’Alpe ». Physiquement il s’estimait prêt.
Un fait nouveau relança l’affaire dans la tête de l’enquêteur. Cela faisait deux semaines qu’il avait repris du service. Un camarade lui expliqua qu’il travaillait sur un suicide. La disparue se nommait Jacqueline Lambert. Son sang ne fit qu’un tour. Il voulut en savoir davantage. Il s’agissait bien de la mère de Joël Lambert. Il relata quelques éléments, qui l’amenèrent à s’occuper du dossier du fils, à son alter ego. Ce dernier ne fit aucune difficulté à accepter qu’il se penche sur ce cas. Les indices en possession de la police inclinaient vers la thèse de la dépression suivie d’un passage à l’acte. Comme dans toute mort non naturelle, une enquête était diligentée suite au refus du permis d’inhumer. Sa première initiative fut de se rendre à la morgue. Habitué à des scènes macabres, il ne craignait pas de se trouver en présence d’un mort. Il ne sut dire si la réaction qui s’ensuivit était due à sa connaissance de la défunte ou à son long séjour en milieu hospitalier. Lorsque le légiste tira le caisson frigorifique et qu’il aperçu le visage blafard de Jacqueline Lambert, il sortit promptement de la pièce. Il ne revint qu’une dizaine de minutes plus tard en s’excusant auprès de son interlocuteur.
Il n’eut pas le cœur à continuer ses investigations. Il rentra tôt chez lui. Il passa seul sa soirée. Juliette travaillant l’après-midi, elle n’avait pas prévu de passer la nuit avec lui. Il se servit un whisky et mis « La musique de l'ascenseur » sur la platine DVD. Il réfléchissait à ce qui lui était arrivé face à la dépouille de cette femme qu’il avait côtoyée avant sa longue parenthèse hospitalière. Lui, d’ordinaire rompu aux visions les plus cauchemardesques, s’était retrouvé comme un étudiant en médecine disséquant son premier macchabée. Il se demanda si les épreuves qu’il venait de surmonter n’avaient pas accentué sa sensibilité. Il décelait des fêlures dans sa carapace. L’avenir lui dirait s’il subissait une faiblesse passagère ou bien une modification dans sa perception de la vie et de la mort. Il s’endormit en écoutant le souffle de Miles Davis distiller son jazz jusqu’au bout de la nuit.
Le lendemain matin l’inspecteur se plongea à nouveau dans la chemise posée sur son bureau. Il lut et relut plusieurs fois la lettre d’adieu qu’avait griffonnée madame Lambert. Le rapport des pompiers et de ses collègues ne laissait planer aucun doute. Il s’agissait d’un suicide par le gaz. Un désastre avait été évité de justesse. Il suffisait d’arriver plus tard et d’utiliser la minuterie. Tout aurait explosé. Les soldats du feu en bons professionnels sentirent l’odeur du gaz et aérèrent en ouvrant deux fenêtres dans la montée d’escalier. Ils coupèrent l’arrivée du combustible à l’entrée de l’immeuble. Il restait à pénétrer dans l’appartement. La porte fut crochetée sans peine. La serrure ancienne n’offrait pas une grande sécurité. Heureusement, ils étaient équipés et les masques leur permirent de se mouvoir dans les pièces. Ils ouvrirent immédiatement la pièce. Jacqueline Lambert gisait dans un fauteuil installé devant la gazinière. Elle avait cessé de vivre.
Presque deux ans et demi que Joël Lambert avait rejoint le paradis des jazzmen. Jean-Pierre ne comprenait pas pourquoi cette femme s’était suicidée si longtemps après la disparition de son fils et trois ans après celle de son époux. Il se disait que décidément rien ne se déroulait normalement avec cette famille. Un mauvais sort semblait s’acharner sur eux et sur ceux qui s’approchaient trop près. Il était conscient qu’il ne pouvait établir quoi que ce soit avec un tel raisonnement. Il lui fallait du factuel, et Jacqueline se trouvait dans un tiroir au frais à attendre l’intervention du légiste.
Quatrième partie
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Juliette dormait encore à poings fermés lorsqu’il se leva. Les amants s’endormirent tard. La jeune femme amoureuse le transporta dans des élans enfiévrés. Maintenant il la regardait, paupières closes, sourire aux lèvres. Elle était heureuse et le montrait. Lui aussi affectionnait cette relation. Son seul obstacle résidait dans la différence d’âge. Lorsqu’on aime on ne se pose pas ce genre de question. Elle récupérait dans une position à faire se damner un saint. Les bras au dessus de sa tête, légèrement sur le côté, jambes écartées, elle avait poussé le drap, offrant ce tableau admirable au regard de son homme. Cette vision réveilla en lui des pulsions animales. Il se raisonna. Le travail l’attendait. Il prépara le petit déjeuner. L’odeur de pain grillé chatouilla les narines de la dormeuse. Elle se leva et alla à la cuisine dans le plus simple appareil. La nudité la sublimait. Elle s’approcha de Jean-Pierre et se lova contre lui. Il ne put résister plus longtemps. Les deux tourtereaux se donnèrent l’un à l’autre. Les bols étaient froids lorsqu’ils revinrent, la faim au ventre.
Il fila à l’hôtel de police d’excellente humeur, heureux d’avoir commencé sa journée d’aussi belle façon. En d’autres temps, il se serait soucié de son retard. Aujourd’hui il en souriait. Depuis ses péripéties médicales, il avait appris à relativiser et à prendre les bons côtés de la vie. Ce n’est pas une petite demie heure qui le tracassait. Il avait prévu de faire le point avec ses collaborateurs et de se rendre ensuite au domicile de la disparue. Il souhaitait vérifier un certain nombre de choses avant d’aller plus loin dans le dossier. Il eut du mal à se concentrer. Il voyait le corps de son aimée s’offrir à ses caresses et son souffle s’accélérer lorsqu’il câlinait son intimité. Il appréciait la douceur de sa peau et ses muscles tendus pendant l’orgasme. Il était sur son nuage. Il n’entendit pas le commissaire entrer dans la pièce. Les deux hommes se saluèrent sans plus de commentaires. Leur estime était réciproque. Le supérieur constatait avec soulagement que son collaborateur évoluait dans des pensées positives. L’important résidait là. Bouchet revivait et c’était mieux ainsi.
Il se rendit à l’appartement de la disparue en début d’après-midi. Rien n’avait changé depuis son dernier passage, excepté les canaris. La volière était vide. Pas tout à fait, elle était sans vie. Deux cadavres, les ailes déployées, gisaient sur le sol grillagé. Le gaz avait fait deux victimes de plus. Lui, qui n’avait pas une affection particulière pour les volatiles, fut attristé par ce spectacle. L’atmosphère se révélait différente. Seul avec les oiseaux dans ce logis, il se sentait mal à l’aise. Oh bien sûr il pouvait appeler les deux agents venus avec lui. Il ne le voulait pas. Il lui fallait s’imprégner au maximum de l’ambiance des lieux. Il espérait que ça l’aiderait à interpréter l’ultime geste de la défunte.
Il commença une inspection méticuleuse. Il ne savait pas ce qu’il cherchait. Son intuition le guidait. Il voulut voir la gazinière. Le tuyau qui intoxiqua la victime dépassait au dessus du plan de travail. Sur la table de cuisine en formica il vit deux boîtes à thé en fer. Elles étaient vides. Il se demanda ce que madame Lambert faisait avec ces deux emballages. Il n’en avait pas la moindre idée. Les canaris étaient l’unique richesse de l’ancienne occupante. Il y avait bien quelques babioles. Aucune n’attira son attention. Une tour Eiffel dans une boule de verre se recouvrit de flocons de neige lorsqu’il la retourna. Cela lui paraissait kitsch, il se dit que tous les goûts étaient dans la nature. Il s’intéressa aux poupées russes posées sur le rebord en marbre de la cheminée. Il en ouvrit une, deux, puis trois, enfin la quatrième, plus par automatisme que par conviction. A l’intérieur il découvrit une clé enveloppée dans un mouchoir en papier. Il chercha à comprendre la raison qui amena Jacqueline Lambert à entourer d’un kleenex cet objet. Il n’y eut qu’une hypothèse crédible. C’était pour qu’on ne s’aperçoive pas, en le déplaçant, qu’il y avait quelque chose de dissimulé dans le bibelot.
Il continua sa visite. Il se demandait quel secret se trouvait derrière tout ça. Il pataugeait lamentablement. La lettre écrite en forme de testament. Les oiseaux morts. La clé. La fin tragique de Joël Lambert. Le message posthume sur la cassette. Tout concourait à épaissir le mystère. Il entendait, comme une musique subliminale, la trompette magique de Miles Davis. Elle lui disait que la vérité était complexe. Qu’il lui faudrait beaucoup d’efforts et de perspicacité pour enfin mettre à jour la vérité. Les notes s’arrêtèrent devant une porte close, la seule du logement hormis l’entrée. L’enquêteur examina la serrure et se dirigea vers la cheminée. Il revint avec la clé qu’il extirpa de son écrin.
Il actionna le loquet, l’huis s’ouvrit en grinçant. Il se dit que les gonds n’avaient pas du être sollicités très souvent. Il pénétra dans l’embrasure. Il s’agissait d’un réduit noir sans autre ouverture. Il tâtonna à droite et à gauche pour enfin actionner un interrupteur. Une ampoule de faible voltage apporta un peu de clarté. Des étagères occupaient l’essentiel de l’espace. Le rangement du débarras frisait la perfection. Pas de désordre apparent, une place pour chaque chose. Il y avait là quelques boîtes de conserves, un baril de lessive en poudre, des sachets de graines pour oiseaux. Ces différentes provisions remplissaient les étagères de droite. Le policier ne trouva rien d’extraordinaire à posséder cet éventail de produits. Un grand nombre de ménagères doivent en faire de même, pensa-t-il. Il ne comprenait toujours pas la raison qui poussa Jacqueline Lambert à verrouiller cet accès à double tour et cacher la clé dans une poupée russe.
Sur le côté gauche l’agencement ressemblait à ce qu’il venait de voir en face. Cette partie abritait des torchons, serpillières et vieilles couvertures, le tout dans un alignement parfait. Il jeta un dernier coup d’œil et referma le débarras en laissant la clé sur la serrure. Les poupées russes gardaient leur mystère. Avant de les remettre à leur place initiale, il regarda celle qui contenait le kleenex et son contenu. Ni le mouchoir, ni la figurine n’apportèrent un début d’explication. Il considéra que cela suffisait pour le moment et il rejoignit son bureau. Les obsèques de Jacqueline Lambert auraient lieu le lendemain.
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Thierry, en bon journaliste, choisit de fouiller plus profondément dans le passé de la famille Lambert. Il s’employa à reprendre chaque élément de cette étrange histoire. Il avait acquis la conviction que dans cet imbroglio, la vérité était probablement différente de la thèse officielle. Pour cela, il lui était nécessaire de s’imprégner de l’atmosphère de l’époque. Il comptait beaucoup sur son collègue Robert, peut-être que ce dernier connaissait des choses non révélées à ce jour. Il décida de rester un peu plus tard à la gazette afin de pouvoir en discuter.
Ce soir là, Robert n’assurait pas le bouclage de l’édition. Il terminait donc sa journée de travail vers vingt heures. Les deux hommes convinrent de se retrouver dans un bar à quelques pâtés de maisons du journal. Ils seraient plus tranquilles. Thierry avait prévenu son épouse Judith, lui déclarant qu’il était retenu sur une affaire urgente et qu’il rentrerait tard. Elle fit la grimace, frustrée de rester plus longtemps toute seule. Elle avait conscience que dans cette profession, les imprévus étaient fréquents. Elle en prenait son parti. Heureusement, son petit bout de chou compensait l’absence de son amour.
C’est devant un verre de beaujolais et une andouillette que commença la soirée. La convivialité permettait de délier les langues les moins prolixes. Thierry ne joua pas au plus malin avec son copain, il lui parla d’emblée de Jean-Pierre Bouchet. Il sentit, à voir la tête de son camarade, que la police n’était pas sa tasse de thé. Cependant il considérait que l’inspecteur se comportait avec tact et correction. Ce n’était pas le genre de réponse qu’il attendait. Il ne fallait pas le brusquer, sinon il se fermerait comme une huître et il n’obtiendrait rien de plus.
Le chroniqueur comprit que malgré les excellentes relations avec Robert, il n’arriverait pas à trouver d’autres informations que celles qu’il détenait. En homme de la terre, l’ex-compagnon de Joël Lambert et Jack Numa, ne souhaitait pas salir leur mémoire. Il taisait tout ce qui était de nature à ternir l’image des disparus. Il s’en remettait à leur propre conscience et au jugement de l’au-delà. Thierry admettait cette réserve. Il se doutait qu’à ce jeu il ne serait pas de taille. Chaque protagoniste possédait de bonnes raisons de se taire. Le but poursuivi par le policier et l’échotier les empêchait de se révéler leurs indices réciproques. Tout le monde épiait tout le monde sans savoir exactement pourquoi et surtout ce que l’autre savait.
Lorsqu’il fut de retour à l’appartement, Judith l’attendait en regardant une émission de téléréalité. Elle n’eut aucune peine à délaisser le programme pour se précipiter dans ses bras. Elle avait besoin de tendresse, lui aussi. Elle perçut sa contrariété. Cela se voyait comme le nez au milieu de la figure. Elle agit avec diplomatie, sachant qu’elle ne lui soutirerait rien qu’il ne veuille confier. Il lui avoua avoir quelques soucis d’ordre professionnel, mais rien de plus. Il n’en dirait pas davantage. Il alla embrasser son petit garçon qui dormait d’un sommeil profond et rejoignit sa compagne dans leur chambre. La porte se referma sur leur intimité.
A une heure du matin, il était toujours éveillé. Il se leva et se dirigea vers le salon. Il brancha le casque sur la platine. Miles Davis l’accompagna pour une grande partie de la nuit. Il cogita durant des heures avec pour seule compagnie la trompette magique du musicien noir. Au petit jour il retourna dans son lit. Judith soupira en se tournant. La musique lancinante de l’ascenseur l’obsédait. Le jazz s’incrustait dangereusement dans son esprit.
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La cérémonie se déroula en toute simplicité, dans l’église du quartier. Le prêtre ne s’était pas préoccupé du passé de celle qu’il accueillait dans la maison de Dieu. Il considérait que tous les enfants du créateur méritaient le même traitement, y compris les suicidés. Une quarantaine de personnes étaient présentes, tout ce monde s’était regroupé dans les premières rangées de la nef. Hormis les habitués qui assistent systématiquement à toutes les messes, Jacqueline Lambert n’attira pas la foule.
Bouchet s’était déplacé, il souhaitait accompagner la défunte jusqu’à sa dernière demeure. Son destin, sa part de mystère et sa relation avec son fils le passionnaient. Il espérait secrètement découvrir des pièces supplémentaires au puzzle. Il dut se rendre à l’évidence, ce n’était pas dans cette chapelle qu’il trouverait la réponse à ses questions. Il ne voyait pas dans l’assistance clairsemée, d’éventuels protagonistes de cette histoire.
La sobriété de l’officiant, révélait encore plus qu’à l’accoutumée l’austérité des lieux. Il n’y avait qu’une couronne de fleurs posée devant le cercueil. Le curé récita quelques prières. Les grenouilles de bénitiers, chantèrent deux cantiques, accompagnées par un harmonium désaccordé. Il trouvait cela lugubre. Il se remémorait sa présence au même endroit lors des obsèques du fils Lambert. Le trompettiste aurait joué « La musique de l’ascenseur » pour entourer Jacqueline des notes de l’amour. Aujourd'hui, il se rendait compte de ce qu’était la solitude d’une vie. Elle avait vécu jusque là dans l’isolement. Elle terminait le voyage comme elle l’avait commencé, dans le dénuement le plus total.
Il sortit de ses songes pour apercevoir dans la travée d’en face un homme qui se différenciait du restant de l’assemblée. Parmi le public essentiellement féminin, son âge, sa blondeur et sa haute taille se remarquaient. Il s’agissait de Thierry Gontard. Il était venu dans le même but que le policier. Il voulait en apprendre un peu plus sur les Lambert. Le journaliste et l’inspecteur ne se connaissaient pas. Ils ne savaient pas qu’ils recherchaient la même chose. Chacun possédait quelques éléments. Ils attendaient les beaux jours pour partir à la quête du Graal, là-haut à « La Croix de l’Alpe ».
Thierry se fit une semblable réflexion à la vue de ce quidam qui tranchait avec les autres participants. Sa curiosité l’inclina à aller plus loin dans ses investigations. Il trouva le moyen d’aborder Bouchet à la sortie de l’église. Il s’y prit de la manière la plus simple. Il l’aborda en lui présentant un stylo. Il lui demanda s’il lui appartenait. De fil en aiguille ils conversèrent un peu et se présentèrent. Au jeu du chat et de la souris, aucun ne dévoila les raisons intimes de sa présence. Ils se quittèrent en se saluant respectueusement, et en se demandant quel but poursuivait l’autre.
En ce mois de mars, le printemps hésitait un peu. L’air était frais et l’enquêteur décida de marcher un peu le long des quais pour se rendre au commissariat. La petite mélodie de Miles résonnait dans sa tête. Envoûtante, elle l’accompagna jusqu’à destination. Il associa ce besoin de jazz à la personne de Joël Lambert. C’est lui qui était à l’origine de cette obsession. Maintenant il vibrait au son de la trompette fabuleuse du musicien noir. Il pensa par association d’idées, à la chanson de Nougaro « Armstrong » avec ces quelques mots : « je voudrais être noir… ».
Il ne s’attarda pas longtemps au bureau. Juliette ne travaillait pas et avait prévu de passer la soirée et la nuit avec son amant. L’évocation de ce petit bout de femme accéléra son départ. Il languissait de la serrer tout contre lui. De l’embrasser. De la posséder. Il avait retrouvé avec cette compagne son envie de vivre et de profiter des bons moments qu’offre l’existence. Lorsqu’il arriva chez lui, elle l’attendait vêtue d’un long tee-shirt. Il était prêt à se damner pour elle.
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Juliette et son amant passèrent une agréable soirée. Elle se fit chatte, ronronna et se pelotonna contre lui. Il était heureux et oubliait un peu ses obsessions dans ses bras. Son tempérament enjoué et sa passion amoureuse le comblaient. Elle se donna sans retenue. Ils s’aimèrent en parfaite harmonie. Le couple fonctionnait à merveille. Ils s’endormirent étroitement enlacés. Elle adorait cette position imbriquée dans le corps de son partenaire. Cela ne lui déplaisait pas. Il arrivait à se dégager dans la nuit, pendant qu’elle dormait à poings fermés.
Bouchet se leva tôt, victime d’un cauchemar. Il venait de voir en songe l’habitation en flammes de Jacqueline Lambert. Il se trouvait là. Il ne savait pas comment il avait atterri au milieu de ce brasier. Il suffoquait. La température élevée et la fumée l’incommodaient. Dans un coin de la pièce, les disques de Miles Davis se gondolaient sous l’effet de la chaleur intense qui régnait. Une autre vision apocalyptique le perturba. Une quantité incalculable de canaris volaient dans cette atmosphère irréaliste. Leur plumage enflammé crépitait. Chaque oiseau se paraît d’une couleur bleu orangé. On aurait dit des feux follets. Les volatiles terminaient invariablement leur course contre la baie vitrée et tombaient au pied de celle-ci. Lorsqu’il s’avança, il constata qu’un gros tas de cendres s’était formé sur le sol devant l’ouverture hermétiquement close.
Il était perturbé par cette représentation. Convaincu que ce rêve atroce lui délivrait un avertissement, il pensait que ces images n’étaient pas parvenues jusqu’à lui par hasard. Juliette se réveilla aussi. L’absence de son homme dans le lit lui parvint dans son sommeil comme un sixième sens. Il ne voulut pas la mêler à ses soucis et ne lui parla pas des raisons de son insomnie. Il préféra lui dire que la soif l’attirait jusqu’au réfrigérateur. Elle devina qu’il mentait, mais n’insista pas, à chacun son jardin secret. Elle usa d’arguments convaincants pour le ramener vers elle. Sa croupe cambrée et ses seins gonflés d’amour suffirent pour ranimer les ardeurs. Ils jouèrent longuement avant de fermer les yeux, épuisés par leurs joutes coquines. Le jour commençait à poindre.
Quand il quitta leur couche, sa décision était prise. Il fallait qu’il retourne chez la défunte. Il y avait sûrement un détail qu’il n’avait pas vu. Son épisode cauchemardesque n’était pas anodin. Un message se dissimulait derrière tout ça. Il n’obéissait à aucune logique. Il se fiait à son flair. Cela surprenait de la part d’un cartésien comme lui. Il flirtait avec l’irrationnel. Une trompette lui offrait sa partition. Elle lui soufflait un jazz subliminal. Miles s’installait à nouveau dans sa tête. Son pas le mena vers la platine. Il mit le disque en sourdine et déjeuna accompagné de « La musique de l’ascenseur ».
Il alla sans bruit dans la chambre pour embrasser sa compagne. La vue de sa Vénus offerte l’obligea à battre en retraite. Il ne souhaitait pas la réveiller car il se doutait de ce qui l’attendait en pareil cas. Il lui prépara son petit déjeuner qu’elle n’aurait plus qu’à réchauffer. Il posa un mot gentil, pour lui dire qu’une affaire urgente l’obligeait à aller à son travail sans plus attendre, et qu’il l’embrassait tendrement partout, partout, partout.
L’inspecteur se dirigea vers son bureau, afin de s’assurer qu’il n’y avait pas eu d’incident grave dans la nuit mobilisant ses compétences ce matin. Il fut rassuré, rien de folichon à se mettre sous la dent, rien que les incivilités habituelles. Des vols de voitures, des ivrognes en cellule de dégrisement, une bagarre et une femme battue avaient occupés ses collègues. La situation était nette. Il pourrait se rendre au domicile de madame Lambert. Il s’y déplaça en compagnie d’un agent. Ce dernier monterait la garde, cela lui éviterait des visites inopportunes. Ainsi, il visiterait l’appartement à sa guise.
Arrivé sur les lieux, il se remémora ses rencontres avec Joël et sa mère. Tout lui rappelait le déroulement de l’affaire. Il se fit violence pour ranger dans un coin de sa mémoire ces entretiens et se consacrer à l’inspection méthodique de chaque centimètre. Rien ne devait échapper à sa visite.
La cuisine ne lui apporta rien de plus. Il inspecta le salon. La volière et ses canaris morts détonaient dans l’ordonnancement quasi parfait. L’habitante du logement nettoyait et rangeait parfaitement son logis, mais elle n’avait pas survécu à ses petits pensionnaires. Il fit une association d’idées entre les oiseaux et les deux boîtes de thé sur la table. Il s’interrogea, se demandant s’il ne s’agissait pas de les déposer dedans avant de les jeter à la poubelle. Il convint que c’était un peu incongru, mais cela expliquerait la présence des récipients à proximité.
Il récupéra la clé du débarras dans une poupée russe. Il prévint l’agent qu’il en aurait pour un moment. La dernière fois, il avait observé succinctement le contenu de ce réduit. Aujourd’hui il désirait vérifier tout de fond en comble. Quelques notes de trompette venaient de temps à autre lui rappeler l’omniprésence de l’instrument dans sa vie. Miles s’était emparé de lui. Il lui en était reconnaissant. L’instrumentiste l’avait épaulé dans les moments les plus douloureux de sa vie, dans les instants où elle ne tenait qu’à un mince fil, la faucheuse s’approchant un peu trop à son gré.
Il examina une deuxième fois le côté droit, avec ses étagères bien rangées. Aucune nouveauté n’attira son regard. Il en arriva à se demander si son intuition ne lui jouait pas une farce de mauvais goût. Ses craintes augmentaient au fur et à mesure de l’avancement de ses investigations. Il venait de terminer la partie droite, il passa en face, la gauche se révéla plus insolite.
Il découvrit un nombre surprenant de boîtes de thé en fer. Toutes les marques du monde se retrouvaient sur deux rayons. Il compta approximativement les emballages. Il en répertoria soixante-dix-huit. Il était persuadé qu’elles ne contenaient plus le produit d’origine. Il voulait en avoir le cœur net, il prit la première devant lui et l’ouvrit. Il ôta délicatement le couvercle et s’approcha de la lampe afin de mieux voir. La surprise fut totale. Un rictus d’étonnement se forma sur son visage. Il s’exclama : « pour une découverte inaccoutumée, c’est une trouvaille bizarre ».
L’agent en faction sur le palier, vint voir l’inspecteur et lui demanda si tout allait bien. Il lui répondit que tout était ok et qu’il réfléchissait à voix haute. Le collègue retourna à son poste, sans insister.
30 janvier 2012 à 10h13 #15456949
Son cerveau en ébullition échafauda mille hypothèses jusqu’à l’ouverture du premier récipient. Bouchet avait lu un article récemment sur les collectionneurs d’objets les plus bizarres. Ces passionnés de sujets hétéroclites étaient désignés sous des vocables tout aussi singuliers. Seuls les habitués comprenaient ce jargon. Il avait souri à l’évocation des spécialistes en boîtes de camembert, les tyrosémiophiles. Il se rappela le nom des amateurs de boîtes en fer blanc, la spécialité se nommait la boxoferrophilie.
Ce qu’il trouva, dans la première boîte, le fit changer d’avis. Le plus important résidait dans le contenu de l’emballage. Il en ouvrit un second, puis un troisième. A chaque fois une exclamation sortait de sa bouche. Ils étaient tous remplis à l’identique. Il se félicita d’avoir écouté cette petite voix intérieure qui lui recommandait de revenir sur les lieux du drame. Ici se cachait une part de la vérité. Il emmena ses trouvailles dans le salon. Il désirait examiner le tout à la lumière du jour. Maintenant, il venait de comprendre la raison de la présence de deux exemplaires sur la table de la cuisine. Jacqueline Lambert n’avait pas eu le temps de finir son rituel. La mort l’avait prise de vitesse.
Il avait posé les soixante-dix-huit pots sur une table basse. Ils occupaient toute la place sur deux rangs de hauteur. Il se posa dans un fauteuil et vérifia chacun dans le détail. A l’intérieur le fer blanc chromé brillait. Il en extirpa un paquet emballé dans du papier d’aluminium. Il déplia précautionneusement le feuillet qui crissa dans un bruit caractéristique. Ce qu’il vit l’engagea à en faire de même avec les suivants. Au dixième, il s’accorda une pause. Il avait aligné ses découvertes sur le plancher. Dix canaris morts, et momifiés étaient posés devant lui.
Il sortit sur le palier rejoindre son collègue qui l’attendait devant la porte d’entrée. Ils échangèrent quelques mots, puis il retourna à sa besogne. Il supposa que la disparue voulut mettre ses deux canaris avec les autres. Elle croyait que le gaz lui laisserait quelques instants de plus. Le destin en décida autrement.
Les oiseaux avaient tous la tête dissimulée sous leur aile droite. Ils ne dégageaient aucune odeur pestilentielle. Ils étaient desséchés. Bouchet continua d’ouvrir les boîtes garnies de leurs macabres occupants. Il n’était pas au bout de ses surprises. Lorsqu’il sortit de son emballage le vingt-et-unième canari, une page blanche pliée en quatre se trouvait sous le volatile. Il œuvra délicatement pour ne pas la déchirer. Il lut et relut les quelques lignes griffonnées. Décidément, rien n’était ordinaire dans ce dossier. Par un réflexe surprenant, il prit la feuille et l’escamota dans sa poche. Ce qu’il venait de lire et tous ces morts le perturbaient au plus haut point.
La tournure des évènements l’incitait à aller jusqu’au bout de sa démarche, il se fit la réflexion qu’il ne serait jamais boxoferrophile de sa vie. Il maudissait tous les ferblantiers de la création. Comme un leitmotiv, la mélopée funèbre des canaris prit le relais de la musique de jazz. Il comprenait le sens de son cauchemar prémonitoire. Il n’avait pas tout interprété, mais dans son horreur, le rêve apportait quelques clés. À lui de savoir s’en servir pour ouvrir les bonnes portes.
Il ne découvrit rien de plus. Il entreprit de confier le tout au laboratoire scientifique de la police nationale. Il ne fallait rien négliger. Quant au billet, il resta obstinément aux côtés de son mouchoir. Il n’était pas question de montrer cette pièce à qui que ce soit. Il gardait pour lui ce terrible secret. Personne ne devait connaître la teneur des propos consignés en quelques lignes. C’était trop horrible.
50
Maintenant qu'il venait de mettre à jour un élément supplémentaire du puzzle, le mystère l’embrumait encore plus. Cette manie de collectionner les cercueils pour canaris le déconcertait. Il avait du mal à comprendre la finalité d’un tel rituel. Il avait eu de l’estime pour la mère de Joël Lambert. À présent il se posait franchement la question : « était-elle dérangée » ? N’ayant pas de réponse à cette interrogation, il en amenait une autre sur le tapis : « et si tout cela n’était que mystification ? ».
Les défunts le ramenaient à la réalité. Il les avait côtoyés, et rendu visite à la morgue. Il ne délirait pas. Malgré l’intermède de la maladie, rien ne lui avait échappé de ce dossier à tiroirs. De quelque manière qu’il l’abordait, il finissait par se retrouver en présence d’incertitudes. Une impression de malaise s’instillait en lui. Il était devenu drogué. Une addiction profonde dont il n’arrivait pas à se débarrasser. Le jazz et sa trompette complétaient le tableau. Seule Juliette arrivait à le détourner de cette obsession. Il constatait impuissant sa dépendance. Sa quête de vérité l’empêchait de tout laisser tomber.
Bouchet songeait souvent, à ces jeunes victimes fauchées dans la plénitude de leur jeunesse, au bouquet de fleurs déposé au bord du caniveau. Il irait à leur rencontre dans les terres de l’oubli. Ces représentations s’accompagnaient de la musique envoûtante de l’ascenseur. Il revoyait les scènes du film. Il revivait l’angoisse des protagonistes. Il se demandait pourquoi cela lui venait à l’esprit chaque fois qu’il s’investissait dans cette histoire. Il aurait bien voulu analyser par quel curieux cheminement, la fiction, le passé, le présent et le réel se retrouvaient dans le même bateau voguant sur des eaux troubles où des mains inconnues essayaient de rejoindre l’embarcation.
Lorsqu’il rentra chez lui le soir, Juliette avait filé au travail. Elle lui avait rédigé un mot rempli de références amoureuses. Un baiser colorié par un rouge à lèvres rose clair était posé sur le papier. Il apprécia ce geste de tendresse de sa part. Les femmes sont sincères dans leurs sentiments. Elles expriment ce qu’elles ressentent alors que nous les hommes, sommes trop pudiques et passons à côté de l’essentiel. Il en était là de ses réflexions lorsqu’un événement imprévu le contraria fortement. Il se rafraîchissait le visage dans la salle de bain. Le couvercle de la poubelle était entrouvert et un emballage plastifié empêchait sa fermeture. Il devint pourpre en lisant les inscriptions figurant sur l’emballage. Il s’agissait d’un test de grossesse.
Il emporta le contenu dans le container placé au bas de l’immeuble. Il n’osait croire ce qu’il avait vu. Un instant auparavant, il louait la franchise et la loyauté du sexe opposé. Voici que sa compagne du moment lui jouait un tour à sa façon. Il décida de prendre du recul. Il aviserait en sa compagnie. Il verrait la tournure que prendraient les évènements. La différence d’âge ne pouvait amener qu’à ce genre de problème. Lui le vieux célibataire n’avait aucune envie de pouponner. Ce n’était plus d’actualité se persuadait-il ! Il trouvait que le temps s’accélérait dangereusement. Il s’était déroulé bien des choses en quelques semaines. Cet avatar n’était pas de nature à le rassurer.
Il se versa un double whisky, alluma la platine et disposa dans le tiroir un disque de Miles Davis. Il écoutait religieusement le tempo de l’artiste. Ses pensées vagabondaient au gré des mélodies et du souffle du trompettiste. Il vibrait de tout son être. Le jazz l’apaisait. Il se sentait bien aux côtés du divin musicien. Dans la pénombre de la pièce, il entrevoyait l’instrument magique qui brillait de l’éclat du génie. Il était transporté dans un autre univers. Celui des mélomanes.
Juliette n’avait pas prévu de passer chez son amant avant trois jours. Elle travaillait trois nuits d’affilée. Il s’en accommoda fort bien. Cela lui permettrait de travailler sur l’affaire Lambert en toute sérénité d’esprit. Il avait mis devant lui, la missive trouvée dans une boîte à canari. Il avait relu de nombreuses fois les brèves lignes griffonnées probablement de la main de Joël Lambert. L’embrouillamini dans lequel l’emmenait le rédacteur de ce billet le surprenait. Le jeu du chat et de la souris durait depuis trop longtemps et la teneur du message allait prolonger la partie.
Il programma plusieurs morceaux de Miles et se mit au lit. Le CD tourna en boucle durant des heures. Il ne parvint pas pour autant à lui procurer le sommeil. Les images se bousculaient dans sa tête. Il s’endormait un quart d’heure, puis était réveillé par un cauchemar. A l’ultime rêve, il laissa échapper un cri, les souvenirs de ses visions lui glaçaient le sang. Juliette venait de mettre au monde un garçon qui criait en laissant s’enfuir des myriades de notes de musique de sa bouche, qu’absorbaient au vol des dizaines de canaris. Le médecin accoucheur s’approcha de la parturiente. Il avait les traits de Joël Lambert.
Bien entendu il était épuisé et en nage. Il ne maîtrisait pas la situation. Il se faisait balader. Heureusement pour lui, il était solide psychiquement. Il prit encore une fois entre ses doigts la lettre maudite et se la récita à haute voix :
Maman pardonne moi, tu sauras ce dont tu te doutes, je t’explique tout au pied de la « Croix de l’Alpe » où nous allions en famille.
Il se dit que ce monument décelait les secrets de la terre entière. Par deux fois Joël Lambert se référait à cet endroit. Il en arriva à se demander si ce crucifix n’était pas celui de Satan, tellement tout ce qui gravitait autour devenait démoniaque.
51
Le mois d’avril déroulait chaudement ses journées. Les anciens répétaient à l’envie qu’il n’y avait plus de saisons. La neige fondait à vue d’œil sur les sommets surplombant la ville. Sous peu, les sentiers de Chartreuse accueilleraient à nouveau les citadins en quête de nature et d’air pur.
Bouchet se partageait entre deux préoccupations. L’affaire Lambert et sa liaison avec Juliette. Il s’était longuement penché sur les bizarreries des meurtres de la rue Paquet. Il revoyait ses propres erreurs. Chaque personnage ravivait en lui des moments très douloureux. Il concéda que les investigations dans le milieu professionnel où gravitaient Joël et Jack Numa, n’avaient pas été assez poussées. Il envisageait la possibilité d’autres suspects parmi le personnel de la gazette. Rien ne paraissait clair dans son esprit. Il était dans l’expectative. Il se demandait si les révélations dissimulées sur le haut-plateau concernaient l’enquête ou s’il s’agissait d’autre chose. Il en aurait bientôt le cœur net.
Il évoluait dans un abîme de perplexité. Deux suicides, et une mort due probablement aux angoisses vécues en prison, cela alourdissait le poids qu’il avait sur sa conscience. Lorsqu’il y rajoutait les innocentes victimes du ou des tueurs, cela lui procurait un sentiment de gâchis phénoménal. Il se persuadait qu’un détail infime lui échappait. Ce grain de sable l’empêchait de voir clairement en direction de la vérité. Un solo de trompette venait lui susurrer qu’il fallait persévérer. La révélation se précisait dans le tempo de Miles. Il se jouait le morceau dans sa tête. Ça lui faisait le plus grand bien. Heureusement qu’il était seul dans son bureau, car il était vautré sur un fauteuil, les jambes tendues, le chef en arrière. Il savourait ce moment les yeux clos et la bouche ouverte.
Le test de grossesse de la jolie infirmière le tracassait, que cachait cet emballage usagé qu’il avait trouvé dans la salle de bains ? Sa tendre amie portait-elle un enfant ? Etait-ce lui le géniteur ? Il cogitait et aucune réponse à ses questions n’était satisfaisante. Il comptait avoir une explication avec elle ce soir. Ils avaient prévu de passer la nuit ensemble. Il savait que ce point l’obsèderait tant qu’elle ne se serait pas exprimée. Il n’avait pas souhaité l’importuner au téléphone, sachant que ses propos pourraient être mal interprétés.
Il eut beau tenter une diversion en se plongeant dans les dossiers qui l’attendaient. Il revenait en permanence sur ce maudit étui, avec le logo du laboratoire. Il s’interrogeait, sa chérie n’avait-elle pas voulu tout naturellement lui délivrer un message d’amour. Peut-être une envie d’enfant qui déclenchait des signaux. Elle n’osait pas lui en parler, alors comme le petit Poucet, elle semait ses petits cailloux pour baliser le chemin. Si c’était un jeu, il ne l’appréciait pas beaucoup. Il préférait jouer cartes sur table. Il ne désirait pas être le père d’un rejeton. Il se considérait trop âgé pour s’occuper de couches culottes.
A dix-huit heures, il rentra chez lui. Sa journée ne l’avait pas satisfait. Il formulait l’espoir que la suite lui apporterait plus de sérénité, cependant, compte-tenu du contexte il en doutait. Juliette arriva toute pimpante un quart d’heure plus tard. Elle découvrit son amoureux soucieux, le front barré de rides. Elle ne lui dit pas, préférant lui déposer des baisers humides sur ses lèvres. Par réflexe professionnel, il l’observait à la dérobée, et ne décelait pas le moindre changement dans ses attitudes. Elle était aussi amoureuse qu’au premier jour et le laissait voir à son amant. Elle se mit à son aise et entreprit de tester les capacités de son compagnon.
Elle déchanta rapidement. Pour la première fois, l’homme ne réagit pas favorablement à ses avances. Elle fut déçue, et mit cela sur le compte du stress. Elle lui prodigua néanmoins mille caresses. Il s’excusa de cette panne malvenue. C’est elle qui engagea la conversation. Elle lui demanda quelle sorte de contrariété il subissait actuellement. Il lui répondit de façon évasive, en lui disant qu’il vivait un passage délicat. Sa perception des problèmes était trop diffuse pour qu’il puisse se confier sereinement. Elle n’était pas sotte. Elle comprit qu’il se défilait. En fille curieuse elle affina son questionnement. Elle ne voulait pas faire un parallèle trop direct avec ce qui venait de se produire sous la couette. Il évacua les soucis liés à son travail ainsi qu’à son état de santé. Elle en vint donc à leur relation. Elle touchait du doigt là où ça faisait le plus mal.
Il lui demanda si elle était heureuse avec lui. Elle essuya quelques larmes et le serra fort dans ses bras. Elle lui répliqua : « Plus que tu ne penses ». Il la caressa pendant qu’elle sanglotait. Il se trouvait impuissant face à l’explosion des sentiments de sa compagne. Maladroitement il la sollicita pour savoir si elle lui avait déjà menti. Elle lui dit, oui parfois. Il voulut connaître dans quelles circonstances. Elle lui confia, à l’hôpital durant ta maladie, je t’ai souvent raconté des mensonges sur ton état. Ce n’était pas ce qu’il attendait. Il contourna l’obstacle pour essayer de s’approcher plus près du sujet qui le préoccupait. « Est-ce que tu ferais un bébé sans me demander mon avis ? » lui asséna-t-il. Elle se releva, lui prit sa tête entre ses mains le regardant droit dans les yeux. Elle lui déclara qu’elle ne se permettrait jamais ce genre de comportement. La conception d’un nouvel être se faisant à deux.
Bouchet était KO debout. Il la trouvait sublime dans l’instant. Il se hasarda à entamer le dialogue sur sa trouvaille dans la salle de bains. Elle partit d’un rire nerveux qui dura une éternité. Elle réalisa que c’était ça le problème de son chéri. Elle commença par lui dire qu’elle devait avoir ses règles dans deux jours. Il pouvait lui accorder ce délai pour lui prouver qu’il ne s’était pas fait piéger. Ensuite elle lui raconta l’histoire rocambolesque du test de grossesse. C’était tout simplement une petite farce que lui avait fait une copine, qui elle, était enceinte. Elle lui avait glissé à son insu l’emballage dans son sac. Lorsqu’elle voulut se faire une beauté, elle le trouva et le mit aussitôt dans la poubelle, voilà la vérité mon amour.
Rassuré, il ne savait comment s’y prendre pour réparer sa bévue. Il lui présenta ses plates excuses et lui proposa de sortir au restaurant et de finir la soirée par une toile. Elle lui dit qu’elle pensait qu’ils seraient encore mieux en tête à tête à la maison et qu’elle était sûre que la panne de tout à l’heure était solutionnée. Pour la première fois depuis plusieurs semaines, il ne fit aucun cauchemar mais des rêves merveilleux.
52
Tous les jours, dans son bureau, l’inspecteur arrachait les feuilles de son almanach humoristique. Il voyait s’égrener le mois d’avril. Mai s’apprêtait à prendre le relais. Le moral au beau fixe, il attendait avec impatience que les cimes enneigées, encerclant la cité, changent de couleur. Ce serait le signe qu’en altitude, la période hivernale s’effaçait au profit du printemps, libérant les forces de la nature. La flore reprendrait possession des alpages. Les promeneurs investiraient la montagne. La météo n’était pas en reste. Elle annonçait un énorme anticyclone qui devrait stationner au moins une semaine sur le pays. A n’en pas douter, le ciel apportait sa contribution pour se transporter là-haut. Il réfléchit à la façon la plus discrète d’opérer.
Sa bonne étoile lui donna un petit coup de pouce. Juliette remplaçait une collègue et assurerait son service tout le week-end. Cela lui permettrait d’effectuer l’aller-retour sans avoir d’explications à lui fournir. Il décida de s’y rendre le vendredi avant le rush du week-end. Il vérifia ses affaires. Il avait acheté de bonnes chaussures lorsqu’il effectuait sa rééducation. Le sac à dos l’attendait avec les bâtons, une pelle pliante et tout le matériel de première nécessité en cas de besoin. Il n’osait envisager l’accident. La fois précédente lui avait suffit. Il ne pensait pas revenir un jour en cet endroit. Il s’équipa aussi de vêtements chauds de rechange, de nourriture, de boisson et de quelques barres de céréales énergisantes. Tout était fin prêt dès le mercredi soir. L’absence de la jeune femme lui avait permis de se préparer sans avoir à dissimuler quoi que ce soit. Il avait posé un congé que le commissaire lui accorda sans rien lui demander. Tout allait pour le mieux, il n’avait plus qu’à patienter deux jours. L’espoir de voir le mystère enfin se révéler le stimulait.
Il passa sa soirée du jeudi à écouter son disque favori. La trompette lui donnait la chair de poule, tellement il était pénétré par cette musique. Lui qui avait du mal à admettre son addiction, il était dépendant. Miles Davis s’incrustait en lui. Le jazz était devenu sa drogue. Comme à son habitude, « la musique de l’ascenseur » tourna en boucle toute la nuit. À six heures il se leva, déjeuna copieusement. Une demi-heure plus tard, il se retrouva sur le bitume en direction des contreforts du massif de Chartreuse.
L’astre solaire n’avait pas encore franchi les crêtes. Seul le ciel bleu laissait augurer une belle journée. Il poussa le vice jusqu’à écouter ses morceaux préférés sur l’autoradio. Il appréciait le mariage de la féérie de la nature avec la pureté des sons émis par le trompettiste. Il ne croisa pas beaucoup de véhicules sur son parcours. Il n’en serait pas de même dans deux jours. La route asphaltée s’élevait peu dans sa première partie. Elle était large et permettait de doubler sans risque. Il en profita pour dépasser un véhicule forestier. Les bûcherons profitaient également de la clémence des cieux pour accomplir leur besogne. La chaussée devint plus étroite. Dans un hameau, le passage entre deux maisons décidait de la largeur du chemin. Il convenait d’être prudent, le goudron cédait la place à des cailloux et de la terre. Quelques ornières remplies d’une eau boueuse amenèrent le conducteur à réaliser des manœuvres délicates.
Maintenant il roulait sur une voie forestière. Dans un peu plus de deux kilomètres il pourrait garer sa voiture sur le parking aménagé. Les responsables du parc avaient tout prévu. En dépit du gros pépin qui avait failli lui coûter la vie, il avançait sans appréhension. Il s’était préparé depuis trop longtemps pour avoir des états d’âme. Un quart d’heure s’était écoulé. Il immobilisa son automobile, il fut heureux de constater qu’il n’y avait que trois autres places occupées. Si la chance voulait lui tendre la main, ils ne seraient pas nombreux au pied de la « Croix de l’Alpe ».
Il se prépara méticuleusement, ne voulant rien laisser au hasard. Son expérience antérieure l’inclinait tout naturellement vers un maximum de prudence et de précautions. Peu avant huit heures il cheminait sur le sentier qui serpentait entre les sapins. L’odeur de champignons des sous-bois lui ravissait les narines. Il n’avait pas perdu sa capacité d’émerveillement et cela le rendit d’excellente humeur. En ce début de matinée, la rosée était omniprésente. Il se dit qu’un peu plus haut le soleil poserait ses rayons sur la végétation et lui offrirait des visions extraordinaires. Il adorait la lumière et l’eau mélangées dans des prismes surprenants. Pour le moment, il montait en s’aidant des bâtons, car les pierres du chemin étaient rendues glissantes par l’humidité des lieux.
Le bruit des tronçonneuses brisait l’harmonie de la forêt. Les forestiers abattaient les résineux qui s’effondraient dans des craquements, impuissants râles d’agonie. Il n’aimait pas particulièrement ce spectacle, mais il contribuait de manière importante à la bonne santé du massif. L’homme était content. Il grimpait sans difficulté vers la conquête du Graal. Il n’aurait jamais pensé faire à nouveau ce parcours, la dernière fois il était reparti en hélicoptère. Hormis les professionnels du bois, il ne rencontra pas un seul randonneur, tout l’espace s’offrait à lui.
Les plantations devenaient rares. Il longea la falaise. La réverbération du soleil sur les roches blanches le réchauffa. Pas un souffle d’air n’agitait la cime des derniers arbustes rabougris. On aurait dit un décor de carte postale. Il s’engagea dans un éboulis, dans la zone à l’ombre, un névé jouait les prolongations. Des marches creusées dans la neige tassée permettaient de passer sans encombre. Les souvenirs revenaient peu à peu. Il revoyait son précédent voyage, à la fin de l’été juste avant la rentrée des classes. Le paysage, les sensations et les odeurs étaient identiques, c’était ancré profondément dans sa mémoire. Sa présence ici ravivait le passé.
Il méditait en parcourant les dernières pentes avant d’accéder au plateau. Il devenait fébrile en sachant qu’il approchait de la vérité. Quelles révélations se cachaient au pied du monument ? Présentement l’anxiété le gagnait. Il lui restait quelques minutes et il apercevrait « La Croix de l’Alpe ». Il bifurqua sur la droite laissant presque à regret l’étendue blanche qui prolongeait l’hiver. Quelques mètres plus loin, il put jouir du tableau inouï qu’offrait le site en cette saison. Le sol était recouvert d’un tapis de crocus, certains tiraient sur le bleu, d’autre sur le mauve ou le violet et quelques uns étaient blancs. Peu de marcheurs pouvaient profiter de cette floraison éphémère, elle durerait peu de temps. Un couple d’une quarantaine d’années se reposait au pied de la croix. Il contourna la borne à fleur de lys et croix de Savoie qui marquait la séparation du royaume de France de celui de Piémont Sardaigne. Il en subsistait encore quelques unes dans le massif de Chartreuse. Il fallait être bon marcheur pour les débusquer.
Il salua les randonneurs et alla un peu plus loin. Il ne put s’empêcher de jeter un regard furtif au socle sur lequel ils se reposaient. Il espérait qu’ils n’allaient pas rester trop longtemps ici. Par superstition, il se refusa de monter dans l’éboulis qui lui valut tant de désagréments. Il ne perdait pas de vue que l’origine de ses mois de galère se trouvait tout près. Il préféra marcher un peu plus loin et admirer les fleurs entourées de quelques plaques verglacées.
53
Installé sur un rocher, il était là et ailleurs. Il se repassait la musique. Tout se bousculait dans sa tête. La basse résonnait. La batterie assurait le tempo. La trompette soufflait la magie de Miles. Dans le silence de l’altitude, il se jouait sa mélodie. Tout n’était qu’harmonie. Il imaginait l’écho de l’instrument entre les parois rocheuses. Il rêvait de voir jouer devant lui les magiciens du « Cotton club ». Il resta de longues minutes en extase. Il se créait son monde, un jardin où chaque fleur ressemblait à une note de jazz. Les jardiniers y opéraient avec des outils imprévisibles. La batterie balisait le terrain. La guitare tendait des lignes au cordeau. Tandis que le trombone aplanissait chaque note semée par la trompette. Chacun assumait son rôle avec fougue. Lui, impassible, se délectait de ses délires.
Le soleil amorçait sa descente. L’homme ne se rappelait pas depuis combien de temps il dérivait sur le radeau du jazz. Il tourna la tête en direction de la « Croix de l’Alpe ». Le couple, assis à son arrivée, se dirigeait vers le sentier qui indiquait la voie du retour. Il patienta quelques instants de plus et se dirigea vers le but qu’il poursuivait depuis plus de trente mois. Il se débarrassa de son sac à dos et le posa à ses pieds. Il ouvrit la poche principale et en sortit la pelle pliante. L’épreuve de vérité commençait.
Il racla la neige tassée qui subsistait tout autour du monument. Malgré sa solitude, il craignait que le bruit n’éveille des soupçons. Il essaya de procéder plus discrètement. La crainte d’être surpris réveillait en lui des démons qu’il croyait partis depuis longtemps. Chaque coup de pelle sonnait comme un coup de marteau sur son crâne sensible. La curiosité était la plus forte. Il réussit à briser la couche dure qui entourait le socle. Il pouvait s’attaquer à la terre. Il lui restait à choisir un côté. Aucun indice ne désignait l’endroit exact où se cachait le trésor qu’il convoitait.
Il avait creusé sur une dizaine de centimètres de profondeur. Un son différent lui signifia qu’il touchait un objet d’une consistante différente du sol qu’il venait de remuer. Il posa son outil et se mit à gratter à mains nues. Il aperçu le couvercle d’une boîte en plastique. Il évacua le pourtour et dégagea un récipient d’un volume approchant celui d’un kilo de sucre en morceaux. Par un réflexe bizarre, il reboucha le trou avant de déballer le contenu de ce qu’il venait de découvrir. Il ramena aussi un peu de neige sur la portion fraîchement remuée. Il voulait laisser le moins de preuves possible. Il quitta la « Croix de l’Alpe » en regardant vers la partie en bois qui constituait la véritable croix. Elle dominait le site. Un bouquet de fleurs artificielles aux couleurs délavées pendait à mi-hauteur. Il avait résisté à la rigueur de l’hiver, au vent et aux promeneurs irrespectueux.
Désormais, il allait se consacrer à l’ouverture. Le premier emballage de couleur verte dissimulait en son sein un autre plus petit. Il pensait aux tables gigognes qui s’emboîtent les unes dans les autres. La comparaison ne lui plut pas, il préféra se rabattre sur les poupées russes. Il s’empressa d’ouvrir la seconde boîte. Cette dernière renfermait une cassette audio qui semblait en parfait état. Trois feuillets pliés en deux et rédigés à l’encre bleue complétaient le butin. Il parcourut le texte en diagonale. Il préférait prendre connaissance de ses découvertes chez lui. De toute manière il ne pouvait écouter la bande dans l’instant, car il ne possédait pas de lecteur avec lui.
Bouchet était content, il venait de vaincre le signe indien. Il venait de mener ses investigations jusqu’au but qu’il s’était fixé. Il lui fallait auditionner et lire. Après seulement il tirerait des conclusions et envisagerait la suite à donner à cette histoire peu banale. Il redescendit dans la vallée le cœur léger. Il avait recouvré tous ses moyens physiques et intellectuels. Cette escapade en Chartreuse était la victoire dont il avait besoin. Il venait de gagner sa bataille contre lui même.
Avant de rentrer chez lui, il devait rejoindre le parking, et s’engager prudemment sur le chemin du retour. Il en profita pour passer en revue chaque hypothèse concernant les messages contenus sur les supports en sa possession. Il ne s’attarda pas à contempler les splendeurs de la montagne. Son unique préoccupation résidait dans l’intérieur des deux boîtes en plastique rangées au fond du sac à dos. Au bout d’un moment, il considéra que cela ne servait à rien de faire son cinéma. Il lui suffisait de patienter deux heures de plus. Enfin il pourrait reconstituer toutes les pièces du puzzle. C’est ce qu’il espérait.
54
Le moment tant attendu approchait. Il posa ses affaires sur la table du salon. Il s’empara des récipients et s’approcha de la platine où il introduisit la cassette. Le long séjour dans la terre de « La Croix de l’Alpe » n’avait pas altéré la bande magnétique. Il s’assit dans un fauteuil en écoutant le message posthume de Joël Lambert. Il reconnut la voix dès les premières intonations. Il se concentrait sur les propos du défunt. Ce dernier commença par trois mots, « pardonne-moi maman ».
La confession dura une dizaine de minutes. Bouchet était sidéré, il venait enfin de comprendre toute l’étendue de l’histoire. Les confidences corroboraient la version initiale que soutint l’inspecteur au début des meurtres de la rue Paquet. Joël se désignait comme l’assassin. Il faisait aussi allusion à Jack Numa. Il comprenait pour quelle raison ce dernier endossa tous ces forfaits. Au lieu de s’éclaircir, le mystère s’embrumait davantage. Il prit les feuilles et parcourut le texte écrit d’une plume nerveuse. Il le voyait écrire pour soulager sa conscience. Il appréhendait les tourments de ce criminel.
« Maman, je sais que je n’ai pas été un bon fils, j’aurai dû te protéger et t’aimer encore plus. Nos vies en ont décidé autrement, j’implore ton pardon pour les actes odieux que j’ai commis. Avec l’aide de mon ami Jack, nous avons ôté la vie à des personnes innocentes, c’était un coup de folie, notre façon de braver l’insignifiance du quotidien. Nous étions dépressifs tous les deux et ce jeu nous amusa pendant quelques semaines. Jack, en grand seigneur me dédouana juste avant de se donner la mort. C’est un acte de courage, je n’en suis pas capable. Pense un peu à moi de temps à autre et surtout, ne dit rien à personne, il faut que le nom que nous portons ne soit pas sali par mon ignominie ».
Il continua sa lecture, bouche bée, il avait la confirmation que les deux collègues de la gazette étaient complices. Il ne s’était pas trompé, mais les évènements s’étaient enchaînés sans qu’il puisse prendre le recul nécessaire. Ces éléments arrivaient un peu tard. Celui qui s’était dénoncé était coresponsable, et Joël n’était plus de ce monde pour répondre de ses crimes. Ce qui le navrait le plus, c’est tout ce gâchis autour du dossier alors que la vérité était apparue dès le commencement.
Il acheva de parcourir la lettre. L’épistolaire évoquait son enfance et ses relations avec son père. Il confiait aussi à sa mère qu’il savait tout et qu’il avait la preuve qu’elle avait abrégé l’existence de son géniteur. Il ne l’accablait pas. Il la remerciait pour ce geste d’amour et tout son courage pour garder sa dignité de femme. Jean-Pierre était abasourdi par toutes ces révélations. Jamais il n’aurait pensé que Jacqueline Lambert était à l’origine de la mort de son époux. Le fils n’en disait pas plus. En quelques lignes il solutionnait l’énigme en désignant un trio d’assassins, qui étaient tous dans l’au-delà.
Il écouta plusieurs fois l’enregistrement, relu les feuillets. Il remit le tout dans les emballages d’origine et descendit ranger ses trouvailles à la cave. Il ne voulait pas raconter quoi que ce soit de cet épisode dramatique. Il se donnait le temps de la réflexion. Juliette ne viendrait que le lendemain, tout serait en ordre et éviterait que ce sujet ne vienne sur le tapis. Il ne se polluerait pas avec ça.
Il alluma la chaîne Hi-fi et se réchauffa le cœur avec la trompette de Miles. Un whisky lui apporta la touche supplémentaire qui lui permit de se relâcher totalement. Ce soir il dormirait seul. Il le regretta car avec les courbatures glanées en Chartreuse, il aurait apprécié un massage aux huiles essentielles semblable à ceux que lui prodigue fréquemment sa chérie.
55
Il tourna et retourna une bonne partie de la nuit. Le sommeil ne venant pas, il cogita. Il passa en revue toutes les péripéties du dossier. Depuis qu’il avait en sa possession la confession du meurtrier, il s’interrogeait sur la suite qu’il devait donner à ces informations. Il doutait fortement de l’opportunité de révéler sur la place publique les déclarations qu’il s’était procurées. Ce qui le chagrinait c’est que dans l’hypothèse où il porterait à la connaissance de tous ce qu’il avait découvert, il risquait d’ouvrir une boîte de Pandore. Il se trouverait des curieux qui voudraient savoir les conditions de la découverte. Sa hiérarchie lui reprocherait d’avoir agi en franc-tireur. Il percevait plus d’inconvénients que d’avantages à communiquer sur le sujet.
A trois heures du matin, n’y tenant plus, il descendit à la cave chercher son précieux et encombrant butin. Il voulait disséquer chaque ligne, chaque mot rédigé par la main qui ôta de jeunes vies dans le périmètre de la rue Paquet. Il auditionna la bande plusieurs fois d’affilée. Cela lui laissait une impression bizarre qu’il avait du mal à définir. Il comparait cette écoute, aux proclamations de certains illuminés qui prétendaient avoir entendu des appels d’outre-tombe, sauf que dans son cas le support magnétique était bien réel. Il avait mis un casque sur ses oreilles pour ne pas faire de bruit. Cela évitait que les voisins s’inquiètent de son activité nocturne.
Il pouvait réciter par cœur les propos de Joël Lambert. Il avait tout analysé. Les intonations. Le rythme. Les silences. Jusqu’aux tournures de phrases. Il se rendit compte que cela ne l’éclairait pas plus qu’une ampoule de dix watts pour illuminer le château de Versailles. Ce qui était dit et écrit confortait l’inspecteur dans sa perception de la personnalité de l’auteur. Un être frustré, blessé au plus profond de son âme livrait sa vérité et implorait le pardon de sa mère. Après sa dérive meurtrière, il revenait aux bases de sa vie, en s’adressant à elle. C’était sa manière à lui de se confier à Dieu.
Il laissa de côté ses considérations philosophiques et religieuses. Il se pencha sur le cas de Jack Numa. Il ne comprenait pas l’association des deux collègues pour cette entreprise macabre. Les deux hommes étaient bien différents. Il fallait une grande détresse pour mettre en commun leur énergie à des activités aussi néfastes. Il touchait du doigt le nœud du problème. Par habitude professionnelle, il essayait de reconstituer l’itinéraire de chaque meurtre. Il se trouvait bien seul. Les acteurs et les victimes ne lui donneraient pas les réponses qu’il attendait. Il supputait et échafaudait des hypothèses sans aucune certitude. Il avait devant lui un gigantesque casse-tête, et chaque pièce glissait avant même qu’il ne puisse s’en saisir.
Ce qui l’affectait plus que tout autre chose, c’était la mystification dont ses services et surtout lui même avaient été les cibles principales. Il ne concevait pas l’histoire autrement. Il admettait que les assassins avaient bénéficié d’un concours de circonstances, mais les faits étaient là. A l’heure où le soleil s’apprêtait à s’installer sur une belle journée de mai, il se demandait si la solution ne serait pas de prendre des vacances. Il était écœuré par tout ça. Il se dirigea à nouveau vers la cave et enfouit les deux boîtes en plastique au fond d’une étagère. Lorsqu’il tourna les talons, il sourit de son attitude. Elle lui rappelait celle de Jacqueline Lambert avec le débarras garni de boîtes de thé, ultimes demeures de ses canaris.
Il passa le week-end à réfléchir, seul. Juliette le rejoignit le dimanche soir. Elle lui trouva une mine défraîchie, cela l’inquiéta. Au delà de ses traits tirés, il était taciturne. Elle ne parvint pas à lui redonner un peu d’entrain. Il était même désagréable. Une heure plus tard, elle rentrait chez elle, ne supportant pas le comportement de son compagnon. Elle reviendrait lorsqu’il serait de meilleure humeur. Elle lui glissa au passage qu’il pouvait dormir en toute quiétude. Ce ne serait pas cette année qu’il pouponnerait.
30 janvier 2012 à 10h14 #15457056
Vexé par la réaction de Juliette, il ne la rappela pas. Si elle tenait à lui, elle ne manquerait pas de se manifester pensait-il. Le lundi matin, il se rendit à la gazette afin de rencontrer Robert Chenu. Il eut de la chance, ce dernier travaillait en journée. Les deux hommes s’étaient déjà rencontrés à plusieurs reprises. Bouchet souhaitait affiner certaines questions concernant les relations entre Joël et Jack. Robert ne voyait pas où ce fouineur avait envie de l’emmener. Comme il n’avait rien à cacher, cela lui importait peu. Il trouvait cependant qu’il fallait laisser place au deuil et ne plus remuer cette fange. En citoyen de la campagne, son bon sens lui conseillait de ne pas mettre son nez là où le fumier venait d’être remué. Ça ne sentait rien de bon cette affaire là.
L’enquêteur en fut pour ses frais. Il ne fit aucune autre découverte. Il comprit que Robert n’avait nullement l’intention de rouvrir ses blessures à tout bout de champ. Ce dernier désirait tourner la page de ce douloureux passé, ne se doutant pas que son interlocuteur avait récupéré une pièce supplémentaire du puzzle. A avancer masqué, il n’obtiendrait pas de renseignement capital, et il ne pouvait révéler les raisons intimes de sa présence.
Lorsqu’il eut tourné les talons, Robert partit à la rencontre de Thierry le journaliste. Il l’aimait bien ce jeunot comme il disait. Ils s’installèrent devant un café et discutèrent de leurs week-ends respectifs. Chacun s’évertuant à écouter l’autre attentivement. Ensuite Robert fit part du passage de l’inspecteur. Son camarade fronça imperceptiblement le sourcil, que voulait donc ce policier ? Ses sens étaient en éveil, la curiosité professionnelle prenait le dessus. Robert lui expliqua que la conversation eut pour unique sujet ses deux collègues disparus, Jack et Joël. Thierry se demandait bien quel événement motivait ces nouvelles investigations policières. Ce n’était pas la disparition de Jacqueline Lambert, car les deux employés du journal étaient décédés antérieurement à elle.
La discussion avec Robert incita le jeune chroniqueur à monter vers la « Croix de l’Alpe ». Si la météo l’autorisait, il effectuerait son escapade en fin de semaine. Cela tombait bien car Judith devait rendre visite à une amie et il n’était guère tenté par l’aventure. Il confia à son épouse son désir d’effectuer une petite randonnée dans le massif de Chartreuse. Comme elle ne connaissait pas sa véritable motivation, elle pensa que c’était bon pour lui de s’adonner à ce genre de loisir. Elle le félicita de cette initiative.
Pendant que Bouchet méditait seul dans son coin, Thierry préparait son équipée sur le haut plateau. Il ne savait pas qu’il avait plusieurs longueurs de retard et que ce handicap était insurmontable. Chaque protagoniste possédait des informations, mais l’autre n’en avait pas la moindre idée. Ils agissaient en solitaires. Bouchet était le plus fort à ce jeu, car il avait connu toutes les personnes du dossier vivantes. Çà lui permettait d’appréhender les choses avec plus de réalité.
Afin de ne pas attirer les soupçons sur ses intentions, Thierry effectua un détour par une librairie afin de trouver des topos guides des randonnées dans le massif de Chartreuse. Il consulta des ouvrages et jeta son dévolu sur un opuscule qui fournissait les cartes et les explications pour se diriger sereinement vers l’endroit désiré. Le libraire lui confirma que le sentier était parfaitement praticable depuis une dizaine de jours. Des amis s’y étaient rendus. Il ne subsistait qu’un gros névé et quelques plaques éparses. Encore un peu de patience, il tenterait la balade samedi matin. Il appréhendait un peu car il n’avait pas eu beaucoup d’activité sportive ces derniers temps.
57
Thierry se leva un peu tard le samedi matin. Il se prépara rapidement, embrassa sa femme et son fils et partit sur la route à l’assaut de la « Croix de l’Alpe ». Heureusement qu’il avait préparé ses affaires la veille, cela lui fit gagner un temps précieux. Nous étions déjà le quinze mai, et il y avait pléthore de véhicules qui prenaient la même direction que lui. Il avançait à une cadence de sénateur. Au flot continu des voitures, s’ajoutait des cyclistes en mal d’escalade. Le printemps enhardissait les sportifs et les autres. Certains grimpaient pour la beauté du geste, d’autres pour parfaire leur entraînement. Il prit son mal en patience.
La demie de dix heures sonnait dans un clocher de la vallée quand il aborda les derniers virages donnant accès au parking. Il sentit qu’il ne serait pas aisé de trouver un lieu où se poser. Il n’abdiqua pas et se présenta sur l’aire de stationnement. Il constata qu’il n’y avait pas une place de disponible. Il lui fallait faire demi-tour. Après des manœuvres délicates dues au nombre important d’automobiles et à la déclivité du sol, il se rangea à cinq cents mètres en contrebas. Il s’était posé sur une butte en équilibre entre la chaussée et le ravin. Il n’eut guère d’autre choix. Il lui faudrait remonter à pied jusqu’au départ du sentier.
Muni du topoguide et d’une pelle pliante dissimulée dans le sac à dos, il attaqua la montée de pied ferme. Il était jeune et fougueux, sa foulée développait une belle ampleur. Il ne prit pas le temps de savourer toutes les subtilités du paysage. Il n’avait qu’une idée en tête. Il souhaitait se retrouver au pied du monument le plus tôt possible. Il paya vite son ardeur désordonnée. Il eut le souffle court en quelques minutes. Le manque d’entraînement le rappela aux règles élémentaires concernant ce genre de sortie. Il comprit qu’il ne pourrait soutenir le rythme de départ. Il s’employa à progresser tout en récupérant son souffle. Les battements de son cœur revinrent à une cadence raisonnable et le point de côté qui le gênait depuis un long moment disparut. La montagne ne permettait pas d’être présomptueux, l’humilité était la seule attitude à adopter dans ces contrées hostiles. Il absorba une barre de céréales, elle lui apporta le regain d’énergie dont il avait grand besoin.
En l’espace d’une dizaine de jours, le névé s’était considérablement rétréci. Les caprices de la météo n’y étaient pas étrangers, il ne subsisterait bientôt qu’un gros glaçon. Le passage se révéla délicat pour le jeune homme, son inexpérience lui jouait des tours. La neige verglacée qui fondait en cette fin de matinée rendait l’endroit difficile à franchir car le journaliste n’avait pas de chaussures adaptées et des bâtons lui auraient été d’une grande utilité. Lorsqu’il se trouva de l’autre côté, il poussa un ouf de soulagement. Il avait compris qu’il n’était pas possible de s’improviser montagnard d’un claquement de doigt. Cela méritait plus de préparation et une meilleure connaissance de ce milieu hostile.
Les péripéties qu’il venait de rencontrer lui firent apprécier son arrivée sur le plateau. La croix lui tendait les bras. Les crocus s’étaient multipliés depuis la visite de l’inspecteur Bouchet. Il s’émerveilla de longues secondes face à la féerie de dame nature, mais son intérêt pour l’endroit se trouvait ailleurs. Malgré le nombre élevé de randonneurs présents, il put s’approcher du monument. Les marcheurs s’étant disséminés sur les rochers environnants, il était l’heure du pique-nique. Il avait envisagé une présence nombreuse autour de lui et échafaudé un plan qui devait lui permettre d’opérer sans éveiller les soupçons.
Il examina soigneusement le socle, et s’aperçu qu’il reposait sur de la roche sauf sur le devant. Il n’était pas question de gratter le caillou. Il se focalisa sur la partie recouverte de terre. Il sortit un sachet en plastique de son sac à dos ainsi qu’une pelle qu’il déplia. Ce qu’il subodorait arriva. Un couple lui demanda ce qu’il cherchait à cet endroit. Il ne se départit pas de son calme. Il expliqua qu’il avait une parente très âgée qui lui avait demandé de lui apporter un peu de terre de la « Croix de l’Alpe » à mettre sur sa tombe à sa mort. Il se devait de respecter sa volonté. Ses interlocuteurs comprirent et apprécièrent le sens de sa démarche. Ils lui confièrent qu’il était rare de croiser un homme qui respecte autant les anciens et qu’ils souhaitaient une meilleure santé à la vieille dame.
Il était content de la réussite de son stratagème. Il pourrait creuser en toute tranquillité. Il se débarrasserait de la terre en descendant dans la vallée. La glace qui recouvrait le sol fraîchement remué n’était qu’un lointain souvenir. Le soleil printanier s’était employé à la faire disparaître. Il fut surpris de découvrir du terrain meuble et sans herbe. Il n’envisagea pas la venue de quelqu’un d’autre qui l’aurait pris de vitesse. Il plongea dans un abîme de perplexité. Et si Joël Lambert avait monté ce canular à titre posthume ? Ne sachant qu’il avait été précédé, il ne savait que penser de la situation.
Il croqua deux barres de céréales et emprunta le chemin en sens inverse. Son sac était lourd. Il y avait trop de monde sur le sentier, il se délesterait plus tard. Pour l’instant son échec l’obsédait. Il se demandait qui pouvait s’être procuré les documents censés se trouver au pied de la croix. Il n’avait aucune raison d’avancer Bouchet dans la liste des personnes suspectées d’être en possession du précieux sésame. Il regrettait d’avoir tergiversé avant d’entreprendre ce périple. Thierry aurait du monter deux semaines plus tôt. Il se retrouva devant sa voiture sans s’en rendre compte. La descente s’était promptement déroulée et son esprit occupé lui avait fait perdre toute notion de temps. Il vida la terre au bord du talus, monta dans son véhicule et amorça son retour à la civilisation urbaine.
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L’inspecteur n’avait pas le moral. Juliette lui avait rendu visite. Il n’avait pas eu l’attitude et les mots pour la retenir. Un ressort s’était cassé. Jean-Pierre venait de comprendre que cette rencontre avait sonné la fin de quelques mois de bonheur. Elle était jeune, et il avait été clair dès le premier jour. Cette parenthèse ne pourrait durer. Leur différence d’âge et l’envie d’avoir des enfants l’amenèrent à la rupture. Elle comprit qu’elle n’arriverait jamais à fonder une famille avec lui. Le vieux célibataire reprenait peu à peu ses anciennes habitudes. Il ne s’attendait pas à voir le mot « fin » se poser si vite sur leur histoire. Il aurait bien continué un moment, mais la passion à sens unique n’était pas une solution viable.
Il se plongea à nouveau dans l’écoute des disques de Joël Lambert. Cette immersion lui faisait autant de bien que de mal, mais il ne pouvait s’en passer. Miles lui donnait la chair de poule. Ses solos de trompette le plongeaient dans un état où plus rien ne revêtait d’importance. Il tentait parfois d’échapper à son emprise en écoutant Coltrane, le Duke ou Sydney Bechet. Il rejoignait toujours le jazz et le tempo de Davis. C’est à travers cette musique qu’il vivait le jazz.
Le policier ne passait pas une journée sans descendre à la cave et remonter avec les feuillets et la cassette de la « Croix de l’Alpe ». Le texte l’obsédait, il essayait d’extrapoler et de se glisser dans la peau de l’auteur afin de mieux saisir tout le sens des révélations. Il manquait de recul et de discernement pour en tirer d’autres enseignements. Il rangeait le tout et se rendait au bureau où il examinait et scrutait chaque pièce du dossier. Le commissaire se rendit compte que quelque chose ne tournait pas rond chez son collaborateur. Il mit cela sur le compte de la maladie. Il crut à une récidive, ce qui était tout à fait plausible.
Il reprit un peu de mordant dans le travail. Des nouvelles affaires occupèrent son esprit. Il n’avait pas le loisir de plancher sur les meurtres de la rue Paquet. Chez lui, il n’en était pas de même. Il se nourrissait de sandwichs. Sur son fond sonore habituel, il se remémorait tous les épisodes douloureux vécus. Ces pensées l’empêchaient de dormir. Il culpabilisait beaucoup et s’attribuait la responsabilité de la disparition de plusieurs personnes. Chaque matin il partait au commissariat encore plus fatigué que la veille. Il en était conscient et se décida à prendre des jours de congé qui lui furent accordés sans rechigner.
Jean-Pierre en profita pour mettre un peu d’ordre dans son appartement. Il voulait effacer les traces du passage de Juliette. C’est avec un pincement au cœur qu’il se trouva face à la penderie dont une grande partie ne contenait que des cintres sans aucun vêtement. Il ferma la porte du placard et remit cette opération à un moment plus propice. Sa fierté l’empêchait d’appeler la jeune femme et son bon sens lui soufflait que ce n’était pas une bonne idée. Il faut savoir tourner la page et entamer le chapitre suivant se disait-il.
Il choisit d’aller faire un tour en ville, afin de se dégourdir les jambes. En chemin, il croisa Thierry Gontard. Les deux hommes se saluèrent. Ils échangèrent quelques banalités et poursuivirent leur route. Bouchet aimait bien ce jeune journaliste. Il le trouvait courtois, dynamique et il avait apprit qu’il jouait du saxophone. Il lui en parlerait lors d’une autre entrevue. Ils avaient au moins un point commun.
Ses pas l’amenèrent jusqu’à la rue maudite. L’inspecteur passa devant le logement de Joël Lambert. Il ne put s’empêcher de diriger son regard vers les fenêtres qui offraient une perspective imprenable sur les lieux. Il s’engagea dans les rues adjacentes. Sa promenade ressemblait à un pèlerinage. Il refaisait le parcours de la mort. Il mémorisait chaque détail. Il espérait trouver ce qui clochait dans tout ça, et découvrir les grains de sable qui lui avaient obstrué les yeux, l’empêchant d’avancer en direction de la vérité. Il repassa de nombreuses fois au même endroit. En vain. La rue Paquet gardait son mystère. Seule la version de Joël Lambert était crédible.
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Judith décida de réaliser un peu de rangement dans l’appartement. Elle profita de la sieste de son enfant pour s’occuper de la poussière. Elle passerait l’aspirateur quand il serait réveillé. Elle menait une lutte sans merci contre ces dépôts qui lui faisaient penser aux vieilles masures abandonnées et que les années recouvraient d’une pellicule qui s’appelait l’oubli. Elle considérait que dans un logement digne de ce nom, la chasse à la saleté témoignait de la vie et de la propreté, les deux allants de pair à ses yeux. Elle se dirigea vers le living, et plus précisément en direction de la chaîne Hi-fi. Elle désirait mettre un peu d’ambiance musicale en sourdine, afin d’effectuer la corvée de plus agréable façon.
Tout l’assortiment de disques de jazz de Thierry l’attendait. Ce n’était pas ce qu’elle voulait écouter, elle recherchait un CD de Katie Melua. Il n’y avait pas de classement ordonné. Il fallait pêcher dans le tas, en espérant qu’il ne faudrait pas tout remuer. Elle s’employa à partir à sa découverte. Ici se trouvaient ceux que son époux avait achetés à Jacqueline Lambert. Les enregistrements se partageaient deux étagères du meuble et un coin de moquette, quelque part entre les enceintes et le saxophone. Le jazz sous toutes ses formes prenait possession des lieux. Elle ne se doutait pas qu’il s’était aussi incrusté dans l’esprit de son compagnon jusqu’à l’obsession. La trompette de Miles ravageait les consciences.
Soudain, elle crut vivre un cauchemar. Elle s’y reprit à deux fois, elle ferma les paupières et les rouvrit aussitôt. Non, elle ne rêvait pas. Elle venait de reconnaître l’écriture sur une pochette. Elle prit l’enregistrement entre ses mains. Joël s’était invité dans son petit nid douillet. Elle déplaça la pile et en trouva d’autres annotés de la main du défunt. Elle identifia la provenance de cette acquisition. Elle ne savait comment accepter cette situation. Elle allait demander des explications à son amour c’était sûr. Thierry lui avait dit qu’il avait fait une affaire, mais comme elle ne s’était pas attardée sur le sujet, ils en étaient restés là.
Lorsqu’il rentra, il comprit rapidement à sa moue qu’elle était contrariée. Il l’embrassa et lui demanda quel était son souci, la réponse ne sortit pas de sa bouche. Elle lui désigna de l’index les galettes en tas sur le sol. Il ne tergiversa pas, la vérité était sa meilleure défense face à l’attitude de Judith. Il lui détailla tout de A à Z, elle l’écouta avec attention. Tout ce qu’il dit lui faisait mal. Elle n’avait pas envie de se remémorer son aventure avec Joël, c’était trop douloureux. Au début, elle avait culpabilisé et se posait la question de sa responsabilité dans les drames qui s’étaient déroulés. Puis elle avait rencontré Thierry et tourné cette page de sa vie. Elle y pensait souvent dans les premiers mois de leur liaison. Le temps lui avait permis de ranger ses souvenirs dans son tiroir de l’oubli.
Il lui montra le feuillet qu’il avait trouvé dissimulé dans un boîtier. Il lui avoua son trouble face à ces révélations et son besoin d’en savoir davantage. Elle lut les quelques lignes rédigées par son ancien petit ami. Elle identifia sa plume. Elle parcourut plusieurs fois le texte. Ce dernier corroborait ce qu’elle avait toujours pressenti. L’homme était dérangé et elle aurait dû réagir autrement, alerter la police, le convaincre de consulter un médecin. Au lieu de cela, elle s’était retirée sur la pointe des pieds. Un peu par lassitude, beaucoup par lâcheté.
Thierry veut connaître son opinion sur ces confidences. Il espère qu’elle pensera la même chose que lui. Il se trompe. Elle n’a qu’un souhait : oublier toute cette histoire au plus vite. Elle le supplie de détruire ce bout de papier et de laisser reposer les morts en paix. Cela ne servirait à rien d’exhumer ce terrible passé et de rouvrir des blessures mal cicatrisées. Il n’ose lui dire qu’il est monté là haut au pied de la « Croix de l’Alpe ». Il ne lui confiera pas que la terre avait livré son secret à quelqu’un d’autre. Il se range à ses arguments. Il n’ira pas plus loin dans ses investigations. Ça lui coûte, mais il aime trop sa femme pour la contrarier. Il lui offre une preuve d’amour. Il s’empare d’une assiette et d’allumettes, les mots de Joël Lambert disparaissent un à un dans la chaleur d’une petite flamme bleue. Entre deux volutes de fumée, il essaie de s’installer à la place du fan de Miles Davis, de cette « musique de l’ascenseur » qui l’obsède jour et nuit. Il entend encore ce morceau qui lui prend les tripes. Il est partagé. D’un côté il vient de faire un immense plaisir à Judith, et de l’autre le journaliste qui est en lui, souffre de ne pouvoir pousser plus en avant sa quête de la vérité. Il réfléchit. Thierry se donne quelques jours pour décider du sort de la collection de jazz. Si cela est nécessaire, il s’en débarrassera.
Cinquième partie
60
Antoine Jaubert faisait partie des accidentés de la vie. Il était venu au monde de travers, comme il disait. Au moment de la distribution des prix, la fée « Naissance » hésita tellement, que le médecin accoucheur utilisa les forceps pour aider sa mère dans les ultimes moments. La pauvre femme épuisée par de longues heures d’efforts vains rendit l’âme à l’instant où le gynécologue tourna la tête du bébé. Le rejeton vit le jour avec de graves séquelles neurologiques, dues à la manipulation tardive du praticien. En ce temps là, les familles ne se posaient pas de question, l’aura du corps médical permettait aux maladroits et aux fumistes de continuer à pratiquer sans souci, d’autres profiteraient de leurs maladresses.
L’Antoine fut élevé par son père, qui noya son chagrin dans l’alcool. Le môme livré à lui même devint la risée des enfants du village. Malgré ses handicaps, il suivit une scolarité presque normale, grâce à la bienveillance du directeur de l’école primaire qui s’occupa beaucoup de lui afin de lui inculquer de bonnes bases. Le garçon était lent, et son infirmité du côté droit aggravait l’impression d’anormalité. Il n’était pas envisageable qu’il soit admis dans un collège ou un lycée et sa faible constitution limitait son horizon professionnel. Pour ceux qui le connaissaient bien, ils disaient tous que c’était un jeune adorable. Malheureusement son allure claudicante et sa gueule en biais faisaient fuir toutes les filles.
Le directeur d’école réussit à lui faire intégrer un établissement d’enseignement spécialisé. Ce fut une chance car les places étaient rares et très convoitées à cette époque. A seize ans, son protecteur lui trouva un travail et un logement en milieu protégé. Antoine s’intégra sans difficulté et depuis, il travaille pour la municipalité et jouit d’une totale autonomie. Il est affecté à l’entretien du cimetière communal, une activité qui lui convient parfaitement.
En cette matinée de juin, il avait pris son service de bonne heure. Son responsable avait aménagé un horaire d’été lui permettant d’effectuer sa tâche avant les grosses chaleurs de l’après-midi. Il appréciait cet arrangement l’autorisant à se reposer dans la fraîcheur de son studio. Il entretenait et arrosait les parterres floraux et les arbustes disposés entre les rangées de pierres tombales. Il ramassait les bouquets fanés et ceux que le vent ou les animaux errants avaient déplacés. On lui demandait aussi d’avoir une attention particulière sur les sépultures récentes. Les élus étaient particulièrement sensibles à la propreté et à l’aménagement du site.
Antoine travaillait consciencieusement car il aimait ce qu’il faisait et sa présence quotidienne dans cet endroit ne lui posait pas d’état d’âme. Il savait se montrer discret et efficace. La seule entorse au règlement qu’il commettait, concernait son ancien instituteur qui reposait au bout de l’allée quatorze. Il récupérait une fleur à droite et à gauche afin de fleurir continuellement sa sépulture Il n’en parlait à personne, c’était un remerciement à titre posthume. Jamais il n’oubliait son vieux maître, c’était un chic type.
Il voulut, en ce début de journée, prélever une fleur sur la tombe adjacente à celle de Joël Lambert. En s’approchant il découvrit sur cette dernière une enveloppe blanche, sans aucune inscription, posée devant un bouquet passablement dégradé. Il pensa qu’il s’agissait d’un billet de condoléances joint à la composition florale. Il se ravisa rapidement, ça ne pouvait être le cas car la terre s’était déjà tassée, ce qui prouvait que le séjour de l’occupant des lieux n’était pas récent. Il s’empara de la missive qui n’était pas close. La lettre commençait par : « Mon Joël ». Des mots étaient effacés, mais il parvint à déchiffrer l’intégralité du texte. Il la mit dans sa poche, récupéra les fleurs pour l’instituteur et continua à œuvrer.
A treize heures trente, la sonnerie de l’interphone résonna chez Bouchet. Ce dernier fut surpris par le nom de son interlocuteur. Antoine Jaubert, que me veut ce quidam se dit-il ? Il le reçut sur le palier, mais à voir sa gêne il le fit entrer dans le couloir. L’employé municipal tenait entre ses mains un bout de papier qu’il triturait dans tous les sens. Pour le mettre à l’aise, il lui proposa une tasse de café que celui-ci accepta. Ils s’installèrent au salon. La trompette de Miles Davis jouait en sourdine. Antoine arriva enfin à expliquer l’objet de sa venue chez son voisin. Il résidait à cinquante mètres de là. Ils ne manquaient jamais de se saluer lorsqu’ils se rencontraient, la discussion n’allant guère plus loin.
La musique venait de s’arrêter. Antoine prit son élan et lui détailla sa besogne du matin. Il avait une confiance absolue. Il lui remit le message avec soulagement. Lorsqu’il entendit prononcer le nom de Joël Lambert, il eut du mal à rester impassible. Quelle nouvelle révélation se cachait dans cette enveloppe ? Il l’ouvrit doucement, déplia le feuillet et lut les quelques lignes partiellement effacées par les intempéries. D’après Antoine, le bouquet de fleurs devait être là depuis plusieurs semaines. Cela ne changeait rien par rapport au sujet abordé dans la missive. Il n’ajouta pas de commentaire à sa lecture. Bouchet le remercia en le priant de garder ces informations pour lui, car il était indispensable de préserver le secret, afin de ne pas éveiller de soupçons autour de cette affaire. Il lui signifia qu’il comptait sur lui. L’autre acquiesça de la tête. C’était suffisant, le policier savait que ce brave homme ne dirait jamais rien, il n’insista pas.
La porte se referma entre les deux hommes. L’un regagnait son logis tandis que l’autre réfléchissait à ce qu’il venait d’apprendre. L’inspecteur se dirigea vers la fenêtre et regarda la démarche boiteuse de son visiteur qui s’éloignait sur le trottoir. Il choisit un nouveau disque, se versa un whisky et se laissa choir dans son fauteuil club. Jacqueline Lambert venait de lui asséner un Knock-out dont il aurait du mal à se remettre.
61
Juliette et Judith firent connaissance à la maternité. Toutes deux attendaient un heureux événement et profitaient des structures de l’établissement pour assister aux cours d’accouchement sans douleur. Elles sympathisèrent tout de suite. La grossesse les rapprocha et leurs préoccupations étaient identiques, sauf que Juliette préparait l’arrivée de son premier bébé et sa copine son second. Elles échangeaient souvent sur les enfants et les futures mères bénéficiaient des conseils de celles qui avaient déjà connu les joies de l’enfantement.
La jeune infirmière avait tourné la page de sa relation avec Jean-Pierre Bouchet. Son comportement égoïste, ses habitudes de vieux garçon et son refus de lui faire un enfant avaient provoqué une fêlure trop importante. Elle avait mis fin à leur liaison, elle en gardait cependant des bons souvenirs gravés pour toujours dans sa mémoire. Maintenant, elle vivait avec un informaticien de sa génération. Ils décidèrent rapidement de consolider leur amour par la venue au monde d’un petit être. Elle était épanouie et ses rondeurs faisaient plaisir à voir. Elle laissait libre cours à ses envies de femme enceinte.
Judith l’invita à boire le thé chez elle. Ainsi elles pourraient continuer à papoter en toute tranquillité. Autour des tasses fumantes, elles parlèrent de leurs passés respectifs et se trouvèrent des points communs. Elles évoquèrent le jazz et la passion de leurs compagnons pour ce genre musical. Juliette avoua qu’elle était contente que le père de son futur enfant ne soit pas un fan de cette musique. Elle confia qu’elle avait beaucoup donné dans ce domaine avec son compagnon précédent. Lorsqu’elle parla de Miles Davis et de la « Musique de l’ascenseur », elles se regardèrent et partirent dans un fou rire qui en disait long sur leur complicité. Elles ne voulaient plus avoir affaire à tout ce qui gravitait de près ou de loin avec ça. Elles considéraient que tout ce qui était lié à ce morceau n’apportait que des ennuis et de la contrariété. D’ailleurs elles s’éloignaient dès que le musicien faisait trembler les enceintes de la chaîne Hi-fi.
Elles se demandèrent toutefois par quel hasard le trompettiste s’était immiscé dans leurs vies. Judith connaissait les réponses. Elle préféra ne pas relancer la machine infernale qui lui avait pourri l’existence pendant une aussi longue période. Elle ne dévoila pas la provenance de la collection de CD de son époux et encore moins des feuillets dissimulés dans des pochettes. Elle aimait bien Juliette, mais ne voulait pas polluer leur amitié par des révélations inutiles. Cette dernière ne révéla pas le nom de son ancien amant et surtout pas son activité. Cela risquait de les entraîner sur un terrain où elle ne souhaitait pas aller.
Elles riaient de bon cœur à l’évocation des prénoms qu’elles envisageaient de choisir pour leurs filles. Elles avaient voulu savoir entre la rose et le chou quel serait le sexe de leur bébé. Elles étaient aux anges, Judith avec le choix du roi apporterait une petite sœur à son fils. Juliette était surtout heureuse pour son copain qui mourait d’envie d’avoir une demoiselle. Judith avait choisi en accord avec Thierry le petit nom de Melody, et Juliette s’était rangé à l’avis du papa qui désirait appeler sa progéniture Harmonie. Elles convinrent que dans leur existence, la musique n’était jamais bien loin. Dans quelques semaines elles auraient droit aux premiers concerts enfantins, ce serait juste une question de souffle.
62
En effectuant un examen de routine à l’hôpital, Bouchet discuta avec le personnel qu’il côtoya durant de longs mois. Il apprit que Juliette venait d’accoucher deux étages plus bas d’une petite Harmonie. Il accusa le coup quelques secondes. Il aima ce prénom pas banal. Il pouvait tout supposer car depuis leur séparation. Il n’avait plus eu de nouvelles d’elle et ne savait pas qui était le père. Il se rappela le réconfort de sa présence dans sa chambre où il luttait contre une maladie pernicieuse. Des images défilèrent et ses yeux s’embuèrent. Il salua le personnel et quitta rapidement l’établissement hospitalier. Il s’arrêta chez le premier fleuriste qu’il trouva sur son chemin et commanda un énorme bouquet de roses. Il indiqua qu’il devait être livré à la maternité à mademoiselle Juliette Mignot ou madame X… car il était possible que la jeune maman soit mariée. Il précisa que le bébé se prénommait Harmonie. Il rédigea un petit texte à joindre aux fleurs, il écrivit : « Bienvenue à Harmonie de la part de Jean-Pierre Bouchet ». Il ne rajouta rien d’autre, son cœur souffrait trop, il ne voulait pas poser des mots écrits à l’encre des regrets.
Personne ne connaît la vérité. L’inspecteur en a acquis l’intime certitude. Il possède toutes les preuves de l’affaire. Le trousseau de clés est complet, il y a des serrures qui ouvrent des portes sur l’abject. Il a reconstitué les pièces du puzzle. Le tableau qu’il a devant les yeux, est d’une noirceur effrayante. Tous les ingrédients de la tragédie sont réunis. Les confessions confirment les plans monstrueux des assassins. Ils sont l’aboutissement de vies ratées. Chacun s’est trouvé de bonnes raisons pour agir de la sorte. De sacrifice en renoncement, la haine, la rancœur et la vengeance ont occupé l’espace. Il n’y avait plus de place pour la compréhension, le pardon et l’amour. Le glaive sanglant était sorti du fourreau.
Jacqueline Lambert avait courbé l’échine toute son existence. Elle avait subi l’inceste d’un père autoritaire et bestial. Elle s’était échappée pour atterrir dans les griffes de son époux, échangeant la peste contre le choléra. Elle avait consigné ses souffrances dans ce billet qu’Antoine Jaubert découvrit sur la tombe de son fils. Elle s’était réfugiée dans l’amour des oiseaux, ses canaris qu’elle chérissait plus que tout au monde. Seul Joël pouvait rivaliser avec eux. Les coups, la mort cruelle des volatiles, les privations et les délires alcooliques du mari, n’étaient pas de nature à la réconcilier avec l’espèce humaine. Elle accumula les brimades et fomenta sa terrible et machiavélique riposte. Elle commença par quelques gouttes d’acide qu’elle mélangeait dans la bonbonne de vin. Elle n’en mit que deux à chaque remplissage les deux premières années. Puis passa à quatre. Et enfin à dix l’année de la disparition de son conjoint. Aucun docteur n’avait décelé ce type d’empoisonnement. Le médecin de famille attribua l’état de son patient à un excès de consommation alcoolique. Ce qui n’était pas faux.
Bouchet pensait que Jack Numa était le premier assassin, celui qui ôta la vie à une jeune femme dans la soirée du dix novembre. Il n’avait que son intime conviction. Les écrits laissés par ce dernier avant son suicide, et ceux de son collègue Joël ne fournissaient pas les détails qui auraient permis d’avancer cette hypothèse de manière irréfutable. Il présumait qu’à partir du second meurtre les deux hommes opérèrent ensemble pour piéger leurs innocentes victimes. Il avait du mal à comprendre par quel concours de circonstances, les meurtriers s’unirent dans la réalisation de leurs funestes desseins. Il supposait que Joël avait découvert Jack et qu’au lieu de le dénoncer, il pénétra à son tour dans cette spirale infernale. Il ne voyait que les soucis liés au divorce et à la séparation de ses enfants, pour expliquer ces exécutions, la nuit accentuant son désarroi.
Le cas de Joël Lambert lui semblait plus complexe. Plusieurs facteurs se rejoignaient. Les blessures d’enfance. La relation particulière qu’il entretenait avec sa mère. La déchéance du père. Ses difficultés avec les filles. Cela formait un cocktail dangereux, et le déroulement des faits étayait l’analyse du policier. Le jazz jusqu’à l’obsession venait parachever le déséquilibre de l’individu. L’assassin était atteint d’addiction à la trompette de Miles Davis. Lui même avait sombré pendant quelques mois. Il se désintoxiquait peu à peu. Pas facile de se débarrasser d’une drogue aussi maléfique. Cela lui avait coûté une rupture amoureuse. La plus dure de sa vie.
La grande roue de la destinée tournait à vive allure. Jean-Pierre n’échappait pas à la règle. Il lui fallait avancer au risque de se sentir hors-jeu. Il réfléchit à l’affaire et aux suites qu’il allait donner, avec les nouveaux éléments en sa possession. Sa décision fut prise, il savait qu’au paradis des jazzmen il y avait parfois des fausses notes. Il brûla les feuillets et effaça les bandes avant de les jeter dans la poubelle. La vie, la mort, entre les deux le musicien jouait sa partition, notes d’espoir, tempo de vie ou souffle court du son qui tutoyait la mort. Le jazz permettait toutes les audaces. Ce soir là Bouchet aurait aimé ne jamais entendre un trompettiste jouer dans l’église St Isidore « la musique de l’ascenseur ».
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