CHAUVELIER, Françoise – Les Racines empêchées

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    CHAUVELIER, Françoise – Les Racines empêchées

    Mardi 7/12/99
    La « Sorbonne du désert »

    « Le poète se doit d’être mélancolique… » Ainsi commence
    le manuscrit qu’Abidine a posé sur le tapis devant ses jambes
    croisées. Sa gandoura blanche accroche la lumière qui rentre en
    un grand faisceau doré par la porte ouverte et s’attarde sur la tête
    de l’homme penchée sur le livre. Lumières et ombres dessinent
    chaque pli du vêtement, viennent caresser les feuillets couverts
    d’une belle calligraphie que l’humidité ourle par endroits de
    marges indéchiffrables, et s’estompent dans un ultime soupir sur
    les dessins ocres des coussins épars de la pièce. « Que ce livre ne
    quitte jamais la maison de ton aïeul », lui avait recommandé son
    grand-père, « et qu’il reste ouvert à tous ceux qui cherchent le
    savoir… »
    Dehors, le sable enserre chaque jour un peu plus Tichit, et
    les euphorbes étouffent puis meurent sous la marche inexorable
    des dunes. Le ciel est voilé d’une fine poussière sèche qui s’affole
    par moments en toupies rageuses. On n’entend plus guère les
    femmes et les enfants depuis longtemps dans cette ville presque
    abandonnée des hommes après avoir été désertée par Dieu ; Seul,
    Abidine veille sur les manuscrits anciens qui sont la mémoire
    du désert. De son index sec et ridé, il souligne les rêves que
    ses ancêtres ont transcrit jadis dans leur belle sagesse, sachant
    combien il est impossible de vivre au monde quand on ne sait
    pas le rêver. L’encre de charbon de bois est pâle et pourtant si
    présente qu’Abidine croit en sentir le parfum un peu âcre, celuilà
    même qui imprégnait le châle de laine que sa grand-mère
    Ouma ne quittait jamais quand elle s’installait dans la cour pour
    écraser les grains de blé avant de cuire le pain. Les galets qu’elle
    utilisait étaient polis comme les mains qui les frottaient sur la
    pierre usée. La farine, douce caresse blanche s’éparpillait autour
    de ses robes, poussière de vie, promesse de nourriture. Ouma était
    aveugle mais d’aussi loin qu’Abidine arrivait elle reconnaissait son
    pas et tournait vers lui la tête, enfant élu parmi tous les enfants
    comme si la connivence qui les unissait avait tissé entre eux un
    fil invisible. Ouma est morte depuis longtemps et Abidine a
    toujours la nostalgie de cette femme qu’une grâce infinie avait
    accompagnée toute sa vie.
    Dans le silence de la pièce, il tourne une page du manuscrit et
    là, son coeur s’arrête de battre. Il manque un feuillet, pas un des
    plus beaux peut-être de ce recueil, mais qui porte tout de même
    des en-têtes calligraphiés aux tons rouge sombre. Hier justement,
    un homme est venu et a demandé à voir la bibliothèque ; il a
    feuilleté ce livret; il n’est pas resté longtemps. Abidine est sorti
    préparer du thé et chercher quelques morceaux de charbon de bois
    pour ranimer le kanoun. Quand il est rentré avec la petite théière
    en émail bleu, l’homme détaillait à la loupe les enluminures de la
    première page. Fermant le livre avec précipitation il avait réclamé
    un ouvrage de commentaires du Coran écrit par Abu Hilal Al-
    Askaro en 1020 de l’ère chrétienne mais n’y avait jeté qu’un coup
    d’oeil rapide. Abidine était un peu étonné de son peu d’intérêt
    pour cette pièce, la mieux conservée de sa bibliothèque… La
    conversation s’était portée sur l’absence de pluies, la santé de la
    famille qu’un long exil maintenait à Oualata. Puis l’étranger était
    reparti sans même achever le troisième verre de thé qu’Abidine lui
    avait versé, prétextant la longueur du chemin à parcourir avant
    la tombée de la nuit. Il en existe tant de ces citadins pressés qui
    ne savent plus prendre le temps de lire et sur lesquels la force
    d’un mot ou la courbe parfaite d’une lettre passent sans laisser
    la moindre trace tant ils sont pleins de la vacuité qui les habite.
    Les mains d’Abidine tremblent alors qu’il reprend l’ouvrage à son
    début, persuadé que son visiteur a perturbé l’ordre des feuillets.
    La page de garde est bien là avec ses enluminures aux couleurs
    fanées, mais il lui est impossible de retrouver celle qu’il cherche.
    Il reprend plusieurs livres, en déplace d’autres, vérifie le couffin
    où sont entreposés les manuscrits qui doivent être traités contre
    les termites, celui où d’autres attendent la restauration de leur
    reliure en peau de gazelle. Le feuillet est introuvable. Le coeur de
    l’érudit bat dans sa poitrine à grands coups sourds et profonds
    au point que sa vue s’obscurcit. Il chancelle un instant, vacille
    d’émotion et de révolte face à ce double sacrilège. Il ne suffit pas
    qu’il ait échoué à préserver la mémoire écrite de son peuple, il a
    fallu qu’il laisse dérober un des textes honorant le Coran ! Parce
    qu’il faut bien que ce soit le visiteur de la veille qui soit à l’origine
    de cette disparition ! Personne d’autre n’est venu ! Abidine est
    glacé d’un frisson sans fin. Désemparé, il retourne les coussins,
    soulève les tapis. Puis mû par une détermination soudaine, il jette
    son burnous sur ses épaules et sort.
    Devant lui les dunes ondulent à perte de vue. Abidine saisit
    son bâton de berger, celui qu’il utilisait autrefois quand il sortait
    le troupeau de chèvres du village, suivant les longues ruelles
    étroites qui descendent sur le flanc du piton rocheux sur lequel
    est perché un petit groupe de maisons. Il avait coutume de mener
    ses bêtes aux abords de la palmeraie, là où la très relative humidité
    du lieu permettait à quelques touffes d’herbes grises de pousser.
    Parfois il les conduisait le long de la piste qui relie Tichit à la
    ville la plus proche, mais il évitait de s’éloigner, gardant au fond
    de lui les traces de la peur ancestrale du désert qui habite les
    nomades qui se sont sédentarisés. Abidine descend vivement ;
    sa gandoura et son burnous palpitent comme les ailes affolées
    d’un grand oiseau qui se serait égaré. L’homme est sec et haut, il
    marche droit, poussé par l’urgence de sa certitude. Son instant
    de faiblesse est passé, il avance sur la piste en allongeant le pas,
    soumettant son âge à sa volonté de récupérer au plus vite le trésor
    qu’on lui a dérobé. Il a sauvé tant de livres de la mort… Ce n’est
    pas un étranger qui va dépouiller le village de son passé !
    À l’horizon le ciel écrase ses bleus de plus en plus sombres
    sur les dunes mordorées qui poursuivent leur propre infinitude.
    Déjà quelques ombres se posent au revers des crêtes puis glissent
    doucement vers la piste. Celle-ci se déroule entre les deux
    rangées de pierres qui la balisent. Parfois elle traverse en creux
    un oued, parfois elle monte et permet à Abidine d’apercevoir
    encore Tichit derrière lui. Les fumées s’élèvent des toits plats
    puis s’étalent en une feuille d’argent si fine qu’on dirait la
    tranche d’une lame de couteau au dessus du village. Quelques
    points lumineux apparaissent au fur et à mesure que les hommes
    rentrent et allument les lampes à pétrole pour faire reculer les
    ombres mouvantes de la nuit. La piste dévide son ruban, clair
    encore, mais l’homme sent déjà peser sur ses épaules une fatigue
    sournoise qui mouille son regard. C’est un érudit capable de
    rester assis des heures durant pour déchiffrer des manuscrits de
    religion, d’astronomie, de poésie; cependant il a perdu avec l’âge
    la résistance de son corps dont il était si fier.
    Un peu plus loin sur la droite, la piste se sépare en deux, un
    côté permet aux véhicules de circuler, l’autre serpente en coupant
    directement entre les dunes; seuls les hommes et les animaux
    peuvent l’emprunter. Abidine s’y engage en s’appuyant plus
    fermement sur sa canne. Son burnous est lourd et ses pieds butent
    parfois sur les petites touffes d’herbes sèches que le sable enlise
    impassiblement, avec cette lenteur que la mort met à faire toute
    chose dès l’instant où elle sait que rien ne viendra contrecarrer
    ses projets. Il semble à Abidine que la piste était plus praticable
    du temps de sa jeunesse. Il veut rejoindre une palmeraie dans
    laquelle il sait l’eau pure et la présence d’anciens dattiers. Ce sont
    ceux de son père et il venait avec lui parfois jusqu’en cet endroit
    pour faire la récolte, avant que la famille ne décide de l’envoyer
    à la ville pour étudier. Depuis il n’a pas fait souvent le chemin,
    trop pris par ses élèves, trop absorbé pas ses efforts pour lutter
    contre le temps qui ronge les trésors qu’il a répertoriés auprès
    de chaque famille, ces livres qui ont fait autre fois la gloire de
    Tichit et que les habitants défendent avec foi. Il aime ces femmes
    et ces hommes simples, rudes à la tâche, et qui ne laisseraient
    partir pour rien au monde les manuscrits que leurs aïeux leur ont
    confiés et que leur envient depuis leur notoriété nouvelle tous les
    musées du monde. Abidine avance maintenant avec difficulté, le
    froid de la nuit l’engourdit sournoisement. Il souffle un instant,
    reprend courage en songeant aux bruissellements de l’eau qui se
    fraye un chemin dans les goulettes de boue séchée que son père
    avait construites pour dispenser un peu de fraîcheur aux palmiers.
    Il aime l’idée de passer une nuit dans l’oasis ainsi qu’il le faisait
    autrefois, avec pour toit le ciel et pour musique le bercement
    des étoiles. Une fois, alors qu’il était encore un enfant, il avait
    eu tellement peur des craquements du désert qu’il avait décidé
    de garder les yeux ouverts, de lutter contre le sommeil pour
    surveiller l’arrivée du jour. Il se souvient des parfums de l’aurore
    et du silence tombé brutalement sur la palmeraie dans l’instant
    qui avait précédé l’apparition du soleil. C’est à ce moment qu’il
    avait compris que la mémoire des siens était à protéger, non pas
    tant des autres qui vivent au-delà de l’Adrar que les caravanes
    ont traversé pendant des siècles, mais plus encore de l’oubli dans
    lequel chaque peuple tend à laisser glisser sa propre histoire.
    Ecolier à cette époque, il s’était juré de revenir un jour à Tichit
    pour enseigner à son tour le devoir de mémoire et déposer entre
    les mains des enfants le patrimoine de leurs aïeux.
    Abidine réfléchit, cherche dans ses souvenirs, il ne reconnaît
    pas les lieux; la piste lui semble plus encaissée entre les dunes ;
    elle se confond déjà avec celles-ci, s’égare par moment puis file
    dans des directions peu cohérentes. Le soleil a disparu mais le ciel
    d’un sombre gris bleuté ne laisse paraître aucune étoile. Le vieil
    homme sait bien que les premiers palmiers n’apparaissent qu’au
    dernier moment, alors que l’on est déjà arrivé… Mais… comme il
    est fatigué ! La lassitude de toute une existence de travail l’étreint
    d’une douceur étrange, presque une indifférence qui ressemblerait
    à de la soumission, à l’acceptation d’une fin. Il a froid et le désir de
    marcher pour retrouver le feuillet aux calligraphies rouge sombre
    s’est retiré de lui comme un vague quitte la plage, la laissant
    livrée à elle-même. Sur le côté de la piste le sable fait un creux
    qui invite au repos. Il pose le sac qu’il portait en bandoulière et
    s’assied. Il va se donner quelques minutes de répit, juste quelques
    instants pour reprendre des forces et tirer à lui sa volonté qui lui
    échappe. Les joues émaciées sont plus creusées que de coutume,
    les paupières bistrées s’abaissent sur un regard vert qui semble
    détaché du monde et tourné vers l’intérieur. Abidine est suspendu
    à son propre souffle comme si toute sa vie y était concentrée. Il
    ramène autour de ses jambes repliées son burnous de laine et pose
    sa tête sur ses genoux. Il ne sait plus bien pourquoi il est là… et
    il est si bon d’y être. Pourquoi se hâter, pourquoi se refuser une
    halte, juste une petite halte… Une infinie langueur le pénètre.
    Les crêtes des dunes frissonnent sous le vent et dans une ruelle
    de Tichit, la porte de la maison qu’Abidine n’a pas fermée en
    partant bat doucement.

    #153185

    17/11/2000
    Fleurs de poussière

    Le jour se lève à peine et déjà le boulevard est encombré de voitures.
    Les conducteurs sont seuls le plus souvent, les joues fraîchement
    rasées ou poudrées mais grises de la fatigue des heures de travail
    à venir. Ils sont désoeuvrés, elles sont hargneuses. Chacune et
    chacun occupés de manies, doigts irrités qui tambourinent le
    volant ou toilettent le nez, les oreilles, bouches sanglantes qui
    s’ouvrent en grands bâillements sur les heures manquantes de ce
    mauvais sommeil qu’ont les êtres qui ne peuvent plus rêver. Les
    uns tentent d’inutiles et complexes manoeuvres ; les autres parlent
    des autres avec des mots énormes. Tous font cette humanité que le
    désoeuvrement pousse à l’animalité.
    Serge regarde son frère assis à ses côtés qui tente de faire bonne
    figure sans parvenir à dissimuler son inquiétude.
    – Tu crois que ça va être long ? Quelle barbe ces examens
    médicaux; et ce corps qui te tire vers le bas, là… Pas sympathique
    tout de même, je le traitais bien, on s’entendait quoi ! Voilà qu’il
    m’impose ses humeurs, il me flanque ses douleurs et ses spasmes à
    la figure…Comme si je n’avais que ça à faire, m’occuper d’histoire
    de tuyauterie. Tu sais qu’au 17ème siècle les savants croyaient que…
    Serge donne un brusque coup de volant.
    Tu as eu peur l’autre jour ?
    Quand ?
    Tu sais bien, quand tu as eu ton malaise.
    J’ai cru mourir. Oui, j’ai eu peur. Je me suis garé le long du
    trottoir, j’ai voulu sortir de la voiture mais je n’y arrivais pas. C’est
    une fille qui m’a vu…
    Elle était belle ?
    Ah, parce que tu crois que j’avais la tête à ça !
    Ben tu allais rudement mal alors.
    Non sérieux je te jure, la vie coulait à mes pieds, elle me
    quittait, j’étais vidé. Enfin la fille m’a vu ; elle m’a aidé à m’asseoir
    sur le trottoir et elle a appelé les pompiers. Puis je lui ai demandé
    de téléphoner à la maison, je ne pouvais pas tant je tremblais.
    Et la fille ?
    – Quoi la fille ? elle a attendu les secours et elle a suivi jusqu’à
    l’hôpital.
    Alors ? Elle était bien ?
    Tu es incroyable toi ! Si tu n’existais pas, il faudrait t’inventer,
    rien que pour t’entendre poser des questions pareilles. Elle m’a dit
    qu’elle était plumassière. Plumassière, tu te rends compte !
    C’est quoi, plumassière ?
    Elle s’occupe des costumes de théâtre. Elle sélectionne des
    plumes, les coud pour en habiller les vêtements ; il paraît que le
    plus difficile, c’est le travail du duvet parce qu’il est impossible de
    coudre les rachis sur le tissu et que la colle les abîme. Alors il faut
    préparer…
    Ça m’aurait étonné que tu ne te mettes pas à divaguer à propos
    d’un tel boulot ! il faut toujours que tu causes de choses dont
    personne n’a rien à faire et tu n’es pas fichu de me dire comment
    elle était cette fille. Tu es vraiment un plumitif toi ! Laisse un peu
    les choses comme elles vont, arrête de les décortiquer.
    Je ne vois pas le rapport avec ce que je te disais
    Voilà, tu recommences ! Il te faut des rapports, des raisons, des
    causes et des explications ! Tu te souviens quand on était gosse ? Il
    y avait cette femme, tu sais la grosse voisine qui avait des seins pas
    possibles… Elle te demandait d’aller chercher son mari au café. Et
    tout ce qui tu trouvais à faire c’était de le ramener en lui tenant des
    discours à n’en plus finir pour qu’il ne se rende pas compte, qu’il
    n’ait pas à rougir devant un gamin, alors qu’il était ivre et ne fichait
    rien de ses journées. Tu lui en posais tant de questions, qu’arrivé au
    bout du chemin, il était persuadé que c’était toi qui avais besoin de
    lui et qu’il avait fait oeuvre utile auprès de la jeunesse ! Même son
    propre fils ne voulait plus y aller. Mais toi, tu étais toujours prêt à
    le faire. N’empêche qu’à chaque fois on loupait la sortie de l’école
    des filles à cause des discours que tu tenais au vieux.
    Adrien sourit.
    Tu te souviens de ça ? on avait 8 ans, 10 peut-être. Tu étais
    amoureux de Souad, tu disais qu’elle sentait le sucre.
    Oui. Et en classe l’instituteur me filait des claques en se
    plaignant de ce que je n’étais pas toi. Tu te rends compte ? Je peux
    dire que tu as vraiment encombré mon existence.
    C’est vrai Serge ; mais tu t’es bien rattrapé plus tard.Heureusement
    que nous n’étions pas tous aussi agités que toi à la maison,
    notre pauvre mère ne savait plus quoi faire.
    À quelle heure, ton rendez-vous ?
    7h30. Tu crois que ça va être long ?
    Tu verras bien, du calme. Je suis à ta disposition toute la
    journée, cette nuit aussi et demain encore s’il le faut.
    Mais il n’est pas question que je reste là-bas cette nuit !
    Tu feras ce qu’on te dira, pour une fois. Et c’est moi qui aurai
    l’honneur de voir cela : Adrien en personne ne dirigeant plus ses
    troupes, se soumettant aux exigences des autres ! Pour rien au
    monde je ne louperais ça.
    Là, tu t’avances beaucoup !
    Grand frère, le moment est venu pour toi d’avoir cette sagesse
    que tu prônes à qui veut l’entendre et surtout à qui ne veut pas
    l’entendre !
    Serge repère une place qui se libère juste devant lui. Il
    manoeuvre avec souplesse. Il a un profil couronné de cheveux
    noirs et drus que quelques traits gris découpent comme les pans
    d’un bonnet. La peau claire est tendue à l’extrême sur l’arête du
    nez, les joues sont creuses, la bouche et les yeux rieurs toujours en
    mouvements pour décortiquer des graines de tournesol et regarder
    les femmes. Adrien c’est Serge encore mais un peu en décalage.
    Ses paupières bistrées semblent protéger des frémissements,
    des émotions trop subtiles pour supporter les courants d’air
    de l’existence au quotidien. Serge est déjà sorti de la voiture
    et fourrage dans les poches de son blouson à la recherche de
    cigarettes.
    De toutes façons tu ne pourras pas fumer à l’intérieur.
    Tu as raison, mais ne commence pas à être désagréable. Allez,
    on y va.
    Les deux frères montent côte à côte et entrent dans le hall
    d’accueil.

    Bon et alors en cas de décès, on prévient qui ?
    La petite vieille est assise, là, sur une chaise. Elle a une mine
    toute chiffonnée et le regard délavé par la vie plus que par la
    cataracte. Ses yeux ont dû être bleus en une autre époque, du
    temps où elle se dépêchait le soir pour aller voir à la sortie du
    travail les films de Gabin. Maintenant c’est la télévision qu’elle
    regarde, mais Gabin n’y est pas souvent… Enfin elle n’est pas
    sûre. Parfois elle se demande si elle le reconnaît bien chaque
    fois. Ce n’est plus comme avant. Enfin… Elle ne sait pas trop ce
    qu’est cet avant dont elle n’a guère l’occasion de parler ; d’ailleurs
    elle n’a pas l’occasion de parler tous les jours. Hier, avant-hier,
    en fait il y a bien longtemps déjà que la vie fait page blanche
    pour elle. Bien sûr elle y inscrit tout de même des choses sur ces
    pages ! La visite chez le médecin deux fois l’an, surtout pour la
    vaccination contre la grippe en septembre ; puis la poste toutes les
    semaines ; l’après midi du jeudi est consacré au rami et il lui faut
    prendre le bus pour aller jusqu’au foyer. Elle y a ses habitudes et
    retrouve toujours les mêmes partenaires. Il n’y a que des femmes.
    De toutes façons dans sa vie, il n’y a eu que des femmes depuis
    l’âge de vingt ans. Ce n’est pas que les femmes lui plaisent plus
    que les hommes…Non mais voilà, ça ne s’est pas fait. Tout de
    même elle n’a pas à se plaindre, elle a une bonne retraite. Le
    dimanche elle a ses petits extras. Elle prend une religieuse à la
    pâtisserie, juste en dessous de chez elle. Elle en aime surtout le
    glaçage au fondant qui recouvre le chou à la crème comme une
    écorce moelleuse ciselée de fissures toutes fines. Après le déjeuner
    elle fait ses achats : elle remplit ses bons de commande, vérifie
    dans ses catalogues les prix, les avantages, les réductions. Elle
    n’abuse pas mais elle se fait plaisir et c’est un plaisir qui dure ;
    de la découverte des nouveautés, en passant par la lecture des
    descriptifs jusqu’à la réception du paquet, elle a du temps pour
    en profiter ! C’est vrai il faudrait qu’elle lève un peu le pied parce
    que l’appartement n’est pas très grand et raisonnablement il n’y
    manque vraiment plus grand chose. Ça fait 50 ans bientôt qu’elle
    monte son petit ménage.
    – Vous pouvez me donner le nom de la personne à prévenir au
    cas où…
    Mais mon petit je ne connais personne moi ! Et puis pourquoi
    voulez-vous qu’il m’arrive quelque chose ?
    Madame c’est obligatoire, je dois remplir toute la fiche.
    Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse moi, je ne connais
    personne. Ce n’est pas mon boucher qui vous aidera « au cas où »
    comme vous dites ; pas plus que mes partenaires de rami. Je ne les
    vois que le jeudi de 15h à 17h alors vous savez…d’abord on ne sait
    même pas où on habite les unes les autres. Et puis il ne faut pas être
    bileux comme ça ! Le médecin m’a dit de venir. Moi je ne l’avais
    même pas vue cette grosseur. Ça doit faire longtemps que je vis avec.
    Mais les médecins vous savez comment c’est, ils font des histoires de
    rien. Et puis je n’ai pas voulu le contrarier, il est si gentil.
    La petite dame semble toute ravigotée à tant parler. Elle n’a
    pas souvent des occasions pareilles et il faut dire qu’elle ne les
    provoque pas non plus ; elle aime trop sa tranquillité. Mais tout
    de même, face à des circonstances exceptionnelles, il s’agit d’être
    à la hauteur. Elle a replié ses jambes sous sa chaise, tiré sa jupe
    grise sur ses genoux et posé sa valise sur le côté. Une belle valise
    toute neuve qu’elle n’a même pas pu remplir avec le peu d’effets
    qu’on lui a demandé d’apporter. Elle aurait bien voulu prendre sa
    nouvelle liseuse rose bordée de satin, mais ça n’était pas sur la liste
    et elle a eu peur que ça fasse trop frivole pour un hôpital. Elle a
    aussi laissé chez elle le livre qu’elle a emprunté la semaine passée,
    on ne sait jamais il pourrait être égaré. La bibliothèque c’est le
    mardi, le même jour que le marché, comme ça elle n’a pas besoin
    de sortir deux fois.
    Serge et Adrien passent devant elle au pas de charge.
    Il y en a qui ont l’air bien pressé, vous avez remarqué. Peutêtre
    qu’ils vont faire une visite. Avec moi vous savez, les visites
    ne vous dérangeront pas dans votre travail. J’espère qu’il y a la
    télévision dans les chambres parce que ça m’embêterait de louper
    mon feuilleton. Mais dites moi mon petit, ce n’est pas vous au
    moins qui faites les piqûres ? Vous m’avez l’air bien jeunette.
    Non non, ne vous inquiétez pas je suis la secrétaire du docteur,
    je ne m’occupe que des papiers. À ce propos vous avez votre carte
    de sécurité sociale ?
    La petite vieille se tasse un peu sur sa chaise.
    Non, je ne l’ai pas.
    Mais madame, ma collègue a bien insisté hier quand elle vous
    a appelé. Il faut cette carte, sinon on ne peut rien faire.
    En face de la secrétaire la vieille femme frissonne un peu,
    ses épaules semblent se voûter comme si tout le corps occupait
    soudain moins d’espace, comme s’il rentrait à l’intérieur de luimême
    en se rétractant ; ses mains roulottent le bord de son
    cardigan. Un long instant elle paraît absorbée par son geste
    machinal puis relève la tête.
    Mademoiselle… je n’ai pas retrouvé ma carte. Vous comprenez,
    je l’ai cherchée partout ! Moi si ordonnée… je ne comprends
    pas. J’étais sûre de l’avoir mise dans le deuxième tiroir de ma
    commode. C’est là que je range tous mes papiers importants
    mais je ne l’ai pas retrouvée… Mademoiselle vous savez, en la
    cherchant je…j’ai mis la main sur ma facture de téléphone…
    je ne comprends pas je l’avais oubliée et c’est aujourd’hui le
    dernier jour pour payer. Bien sûr j’ai fait un chèque vite, mais…
    D’habitude j’envoie toujours mon règlement au début de mois et
    là… Je ne sais pas où j’ai mis ma carte.
    Elle regarde vaillamment la jeune femme les yeux pleins de
    larmes, le désarroi au bord des lèvres, écrasée par une soudaine
    conscience de sa propre solitude qu’elle portait crânement cinq
    minutes auparavant.
    Vous allez me renvoyer chez moi ? Je crois… Je ne me sens pas
    très bien.
    Ne vous faites pas de soucis, vous êtes là, on vous garde et
    pour cette carte, on verra plus tard. Je vais vous conduire à l’étage,
    là on s’occupera de vous.

    Dans la grande salle d’attente que Serge a vite déserté pour
    aller fumer une cigarette, Adrien tente de s’occuper. Il a déjà
    feuilleté tous les vieux journaux dans lesquels les grands de ce
    monde font du temps qui passe une histoire atemporelle. On
    ne sait plus à les regarder ainsi glacés en poses mondaines, si les
    générations de princesses et de rois ont changé : même sourire
    carnassier, même contentement de soi, même attitude, même
    discours sans objet. Rien décidément qui dit grand chose de
    l’humanité, de ses bonheurs et de ses dérives. Adrien a épuisé
    aussi tous les méandres des fentes du mur en face de lui. Il se
    désole un peu d’être seul dans la pièce tant il a l’intuition que
    l’attente sera longue. Il rêvasse, le regard accroché au coin de ciel
    gris suspendu au dessus de l’immeuble qui côtoie l’hôpital…
    Il a 6 ans et s’ennuie ferme sur le siège N° 14 ou N° 27 du
    bus en partance pour Casablanca. Le soleil est au plus haut, d’un
    blanc métallique qui terrasse chaque ombre et la pousse en des
    coins reculés, ne laissant aucun espace aux couleurs du monde. La
    chaleur claque en coups de fouets silencieux et hommes et bêtes
    se hâtent vers l’heure de la sieste, vers ce moment d’obscurité qui
    fera répit aux corps. Adrien a bien une heure d’attente devant
    lui, une heure pleine, c’est sûr, avec le cuir craquelé du siège qui
    chauffe ses fesses et lui donne déjà l’impression d’avoir mouillé sa
    culotte. Après, quand le bus sera prêt à partir, quand son client
    sera enfin arrivé, la chemise baillant sur son gros ventre ballonné,
    quand Adrien sera tant abruti qu’il fera ses premiers pas sur le
    trottoir brûlant en titubant, quand les rideaux de la boulangerie
    qui sont un véritable déjeuner de soleil seront légèrement
    entrouverts, alors ce sera la fête. Adrien ferme les yeux et calcule :
    avec un franc il pourra s’acheter un roudoudou à la grenadine et
    une giclette à la menthe, ou alors deux chewing-gum gagnants
    et un rouleau de réglisse. Peut-être qu’on lui donnera 10 ou 20
    centimes en plus. Dans ce cas ce sera une boule de coco, une rose,
    à moins que… C’est vrai que ce n’est pas de tout repos ce boulot
    et on ne peut pas dire que le salaire soit conséquent.
    Adrien sourit tout seul en se souvenant du jour où le car est
    parti sans que le voyageur dont il avait la charge de garder la place
    soit venu la prendre. Il s’était endormi et toutes les femmes étaient
    installées depuis un petit moment, encombrées de paquets et de
    nouvelles qu’il fallait colporter au plus vite. Les hommes comme
    à l’habitude s’attardaient dehors pour ne monter qu’au dernier
    coup de klaxon du chauffeur destiné à appeler les retardataires.
    Adrien s’était bien tourmenté un peu de ne pas voir arriver son
    client alors que le car était déjà aux trois quarts plein, mais le
    bourdonnement de la conversation ajouté à la chaleur l’avait
    bercé suffisamment pour qu’il sombre dans un sommeil délicieux
    où il ne se contentait plus de convoiter une énorme glace mais
    la mangeait à petit coups de langue précis et langoureux. C’est
    la sensation d’un léger mal au coeur qui l’avait réveillé à la sortie
    de la ville après que le car ait déjà effectué toute la descente qui
    conduisait à la route principale. Le chauffeur avait accepté non
    sans moquerie de le déposer juste devant le parc Mohamed V et
    c’est à pied qu’Adrien avait dû regagner le bastion St Sébastien,
    étourdi et en nage, furieux de tout ce temps perdu, oublieux
    de ces bonheurs qu’il avait toujours –quand il gardait ainsi la
    place d’un autre pendant l’heure du déjeuner– à rêver de voyage
    sans fin et de pays sans nom qui accompagnaient en image sa
    dégustation anticipée de sucreries sublimes. Cette fois là, il avait
    bien eu le rêve mais la boule de coco et le réglisse lui avaient
    échappé, il avait eu l’ombre sans la réalité. Aujourd’hui Adrien
    considère qu’il avait eu le meilleur.

    Dans le hall la jeune femme saisit la valise et la petite vieille lui
    emboîte le pas puis glisse son bras sous celui de la jeune femme
    en un geste timide et presque suppliant.
    Quelques heures plus tard sur le trajet du retour Adrien est
    silencieux.
    Qu’est-ce qui ne va pas ?
    Rien.
    Tu souffres.
    Non.
    Alors qu’est-ce que tu as ? Tu devrais être content ; ils ont fini
    par accepter que tu signes la décharge et t’ont laissé sortir.
    Oui.
    Ingrat va ! je t’ai attendu tout ce temps et maintenant tu se sors
    pas un mot. Il n’y a rien de plus insupportable qu’un bavard muet.
    Le boulevard est presque aussi encombré que le matin mais
    l’atmosphère y est différente. Sur les trottoirs des hommes
    ramassent des cageots vides, balaient des papiers, des fruits et des
    légumes avariés. Un homme sans âge, un cabas de plastique sous
    le bras, prospecte méticuleusement chaque tas hétéroclite, se saisit
    d’une pomme, d’un chou pas trop abîmé.
    Pauvre type… Et encore celui-là a l’air de s’en sortir pas trop
    mal.
    Eh bien voilà ! rien de tel qu’une grande cause pour te faire
    retrouver la parole.
    Serge, tu sais ces examens, c’était vraiment horrible. Tu es un
    paquet de chair ; personne ne te dit rien. On te manipule dans
    tous les sens, sans te regarder. On ne te traite jamais comme une
    personne.
    Tu plaisantes ? Tu crois qu’ils ont le temps de s’occuper des
    états d’âme en plus ! Tu as vu l’usine que c’est cet hôpital ! Ça
    n’arrête pas de défiler.
    Des femmes armées de poussette se dépêchent vers les crèches
    et les écoles des plus petits. Elles portent encore dans leurs yeux
    un peu de la langueur de ce début d’après-midi, le trouble de ce
    temps d’oisiveté volé entre deux tournées de machines à laver et
    la préparation du souper, la mauvaise conscience de ces quelques
    instants libérés nouée à la jouissance de ce pur espace vacant à
    elles seules consacré.
    C’est le plus beau moment de la journée cette heure.
    Pourquoi dis tu ça ?
    Regarde toutes ces mères comme elles sont. Magnifiques
    encore de tant de rêves…Quand les espoirs, les projets plutôt,
    prendront le pas sur les rêves, les choses vont se gâter. C’est
    l’affaire de deux ou trois gosses en plus. Regarde… On dirait
    qu’elles ont l’éternité devant elles, et je suis sûr que déjà elles n’en
    sont plus vraiment conscientes. Quel dommage de laisser filer
    ce bonheur, de le diluer sans même s’en rendre compte dans la
    tiédeur du quotidien.
    Tu ne changes pas Adrien, toujours aussi sentimental. Tu te
    rappelles, sur la place en bas de la maison, la petite Faustine qui
    était blanche comme le lait… Le seul baiser que tu t’autorisais
    c’était par tronc de platane interposé ! Comme c’était drôle de
    vous voir chacun d’un côté de l’arbre ! vos bras en faisaient à
    peine le tour, vos doigts s’effleuraient tout juste et vous restiez
    ainsi de profil la joue contre l’écorce, en profils inversés séparés
    par deux immenses espaces rugueux.
    Et c’était toujours la même joue, tu sais pourquoi ?
    Non
    Faustine disait que ça nous porterait chance ; mais je crois que
    c’était surtout pour surveiller l’épicerie de son père ; elle avait
    peur qu’il nous surprenne.
    Il n’y avait pourtant pas grand-chose à surprendre. Nouer
    des amours enfantines autour du plus gros platane de la place
    publique…

    #153186

    Jason

    Jason, viens voir !
    Dans son fauteuil, Jason se tasse, les oreilles griffées par la voix
    criarde.
    – Qu’est ce que j’avais besoin d’amener cette hystérique ici !
    Ca va faire deux jours qu’elle est là, pas moyen de la déloger ; et
    j’en ai déjà par dessus la tête de ses nichons ! Faut que je trouve
    une solution, elle me bouffe, elle m’englue.
    Une jeune femme rentre dans la pièce et se plante devant
    Jason, la mine boudeuse.
    Pourquoi tu viens pas ? Je m’ennuie toute seule.
    Elle se laisse glisser par terre et pose sa tête sur les genoux de
    l’homme, le pouce dans la bouche.
    Tu m’aimes plus ?
    Jason ne peut s’empêcher de loucher dans le décolleté qui
    baille à portée de main.
    Jason
    Sois gentille, laisse moi tranquille, j’ai des problèmes.
    C’est quoi tes problèmes ?
    Les flics.
    Comment ça les flics ?
    J’ai fait un truc, oh pas grave mais… bon tu sais ce que c’est.
    Sûr qu’ils m’ont repéré. Je les attends d’un moment à l’autre.
    Mais t’es fou !
    Pourquoi tu dis ça ? Y’a rien à craindre, j’ai assuré mes
    arrières.
    Et moi, tu y as pensé à moi ? J’ai pas de papiers, tu le sais !
    T’aurais pu me prévenir avant de m’amener chez toi.
    Ben, excuse, j’avais oublié. Mais qu’est ce que tu risques ? Une
    ou deux heures au poste, pas plus.
    T’es fou ! C’est la reconduite à la frontière dans la journée.
    Ils m’ont foutue dehors déjà trois fois ; et ils m’ont prévenue, j’ai
    pas intérêt à croiser leur chemin.
    Ben alors… peut-être que tu devrais prendre un peu le large
    … avant.
    Sûr que je ne vais pas traîner là. T’es incroyable toi ! Les
    mamours d’accord mais si on me renvoie je fais quoi, moi ? Allez
    je file tout de suite .
    La jeune femme se lève et sort précipitamment.
    Il vaut mieux que j’embarque aussi mes affaires tu ne crois
    pas ?
    Oui, t’as raison, on ne sait jamais.
    Dis tu m’appelleras pour me dire quand je pourrais revenir ?
    Je t’appellerai, promis. Ne traîne pas maintenant ! De toute
    façon je sais ou te retrouver ; tu retournes cantiner chez Josette ?
    Josette, Josette, tu en as de bonnes toi. Elle en a assez Josette
    de voir ma figure tous les jours. C’est petit chez elle et elle se
    plaint de ce que je lui prends son « espace vital » comme elle dit.
    Jason ne répond pas. Question espace vital, il sait ce qu’il en
    est ! Jamais il n’a eu de copine aussi encombrante que celle-ci.
    Bien roulée, ça, rien à dire, tout ce qu’il faut, un sans-faute. Mais
    quelle plaie avec ses « mon minet » par-ci, « mon minet » parlà.
    Sans compter tous ses falbalas qu’elle laisse traîner partout !
    Même le lit est envahi par un énorme ours en peluche dont elle
    ne se séparerait pour « rien au monde » paraît-il. À y repenser,
    Jason a des frissons d’agacement.
    Bon, alors, tu viens me dire au revoir tout de même. C’est
    qu’elle va être triste ta moumoune à rester loin de toi.
    Jason se lève avec empressement. Il a trop peur qu’elle
    change d’avis et dans ce cas il sent bien qu’il ne pourrait plus se
    contrôler ; elle a une vraie tête à claque cette fille. Il rêve un peu
    au plaisir qu’il aurait à lui coller quelques baffes ; ça l’excite de
    l’imaginer avec ses grands yeux de porcelaine comme des billes,
    la bouche ouverte sur une objection que de toute manière elle ne
    formulerait pas. C’est comme ça les faibles, ça appelle les coups.
    Jason songe malgré lui au regard que lui a lancé le vieux il y a
    une semaine à peine, dans ce petit village minable en plein désert
    mauritanien. Il avait déjà perdu un temps fou à faire semblant
    de s’intéresser à tous les livres que l’ancêtre gardait dans sa
    bibliothèque et voilà que l’imbécile lui versait un troisième verre
    de thé à la menthe. Dans sa poche le document volé lui brûlait les
    côtes, il fallait prendre le large et vite. Un instant, Jason avait eu
    envie de frapper le vieux ; ça l’avait même fait bander.
    J’y vais mon minet, tu vas me manquer tu sais.
    Devant la porte d’entrée, Jason se prête aux câlineries de la
    jeune femme, bien décidé à ne pas perdre patience et tout gâcher
    par un mot, un geste… ou plutôt par une absence de mots et
    de gestes. Il se colle contre la fille et lui pétrit les fesses. C’est
    tellement convaincant qu’il finirait presque par y croire lui-même.
    Quoi qu’il en soit, son départ va laisser un vide et il ressent
    presque déjà un manque, un vague à l’âme… enfin, un vague au
    corps, il ne faut pas exagérer. Dans ses bras, la fille commence à
    mollir et Jason voit le moment où elle va différer son départ.
    Allez, il faut que tu te sauves, ça serait trop bête de te faire
    coincer maintenant.
    Une dernière tape sur la croupe et Jason referme la porte sur
    les talons de la jeune femme.
    Il s’étire de tout son corps et passe dans la salle de bains. Il
    aime la tête qu’il voit dans la glace, cheveux courts, mâchoire
    carrée, le nez droit et les lèvres minces, prêtes à s’étirer en un
    sourire que Jason veut ravageur. Il vérifie la netteté de ses dents.
    Il s’agit de faire bonne impression tout à l’heure.
    Il a rendez-vous avec un homme très riche dans un restaurant
    discret et cossu. Jason adore ces déjeuners dans des lieux feutrés
    et chics, le cérémonial de l’apéritif –lui boit toujours alors de
    l’eau, ça fait sérieux– puis les valses silencieuses des serveurs qui
    soulèvent des couvercles argentés immenses pour découvrir avec
    des mines de conspirateurs d’infimes portions de viande délicates
    ou de poisson aux parfums subtils. Jason apprécie la finesse de
    ces mets ; pourtant systématiquement, quand il sort d’un de ces
    rendez-vous d’affaire, il a l’impression d’avoir encore plus faim
    après le repas qu’avant. Aussi file-t-il directement dans la première
    brasserie venue où il commande un double jambon-beurre et une
    bière. Là il mastique à pleines dents son sandwich, faisant glisser
    chaque bouchée à longues gorgées de bière. Ses doigts laissent sur
    le verre des traces grasses et il dissimule à peine les hoquets qui le
    prennent parfois à manger si goulûment.
    Le type avec lequel il a rendez-vous l’a contacté six mois
    auparavant. Il avait eu vent des activités de Jason et de sa
    propension à aimer les coups risqués dès l’instant où ça pouvait
    lui rapporter gros. L’homme était visiblement très au fait des
    dernières affaires réalisées par Jason dont le milieu du commerce
    de l’art avait longuement commenté l’adresse et la perspicacité. Il
    faut dire que le jeune homme s’était formé très tôt sur le terrain,
    et que tout en n’étant pas toujours très regardant, il sentait de
    façon intuitive les coups fourrés qu’il valait mieux éviter. Il avait
    ainsi dissuadé un de ses clients qui voulait acquérir un incunable
    concernant la fresque du monastère copte de Baouît, incunable
    dont l’origine faisait l’objet de constantes controverses et dont
    on parlait un peu trop au goût de Jason. Il avait jugé inopportun
    le moment de faire une transaction. Son client de l’époque avait
    opposé une certaine résistance avant de se ranger à son avis et bien
    lui en avait pris. A peine deux semaines plus tard, la police arrêtait
    un homme accusé de sortir illégalement du pays l’ouvrage qui
    avait été pourtant dûment payé. Depuis ce temps la réputation de
    Jason s’était affirmée et il avait, grâce au bouche à oreille, de plus
    en plus de contacts intéressants.
    Flûte, 12h30… Il ne faut pas que je traîne, ces gens là
    n’aiment pas attendre… la ponctualité des autres, ça leur
    donne le sentiment de leur importance. S’il n’y que cela pour
    les disposer à mettre un zéro de plus sur mes chèques, ça vaut
    le coup ! Déjà la journée a bien commencé ; Valérie est partie
    d’elle-même ! la seule évocation de l’arrivée des flics a suffi, je
    ne pensais pas que ce serait aussi efficace. En fait rien ne leur
    permet de remonter jusqu’à moi ; il n’empêche, il faut que je fasse
    doublement attention, parce que le vieux, je suis sûr qu’il avait
    un appareil photographique à la place des yeux. L’annonce de la
    disparition du document est déjà parue dans la presse, je n’aime
    pas ça. C’est mentionné aux pages arts mais tout de même, je ne
    pensais pas qu’il y aurait autant de rumeurs à ce propos. Mon
    client doit être au courant aussi… j’espère qu’il ne va pas prendre
    peur maintenant, et se dédire. Cette feuille de papier c’est de la
    dynamite. Les fous de Tichit y tiennent comme à la prunelle de
    leurs yeux et tous les musées du monde donneraient cher pour
    savoir ce qu’il est devenu. Ça peut m’envoyer en taule pour un
    bon bout de temps.
    Jason marche à grandes enjambées. Il ne sent pas la douceur
    du soleil qui lisse les troncs des arbres nus, il n’entend pas les
    moineaux tout excités de ce semblant de printemps précoce. Sa
    bonne humeur s’est un peu effilochée ainsi que les nuages qui
    s’étirent dans le ciel pour mieux filer vers le large, comme si leur
    stationnement au dessus de la ville avait par trop duré. Pour la
    première fois depuis des jours et des jours les trottoirs sont secs
    et les talons des passants claquent joyeusement. À la terrasse des
    cafés des gens s’attardent avec nonchalance sous les calorifères qui
    dispensent des ondes chaudes qu’un coup de vent frais dissipe
    parfois sans prévenir. On voit déjà des cols de chemises ouverts,
    des visages offerts à la tiédeur de l’air. Les femmes semblent
    s’installer dans l’incontournable espace préalable aux vacances ;
    elles ont déjà les gestes et les regards de celles qui ont tout leur
    temps, mais sont encombrées encore de postures qui disent les
    lourds manteaux d’hiver, les mollets pris dans les bottines. Elles
    redécouvrent leur corps et ne savent pas bien encore s’en servir.
    Au-dessus des toits le ciel hésite comme devant une page vierge ;
    il compose avec tout ce qui passe, nuages et panaches de fumées,
    vols puissants de corbeaux et ces taches de bleus qui font et défont
    d’impossibles mosaïques toujours en mouvements. Des couples
    flânent le long de la Seine insensible aux impressions du ciel et
    qui roule imperturbablement ses eaux plombées entre les murs de
    ciment. Parfois, une péniche semble vouloir couper cette masse
    dont elle ne fait qu’agiter lourdement la surface sans changer en
    rien sa consistance.
    Jason traverse maintenant la place des Vosges en coupant au
    plus court. Il résiste au plaisir de passer devant les deux ou trois
    galeries dont il sait qu’elles exposent des objets et tableaux qui
    sont passés par ses mains. De même il ne s’attarde pas à écouter le
    bruit sec que font les petits portillons qui clôturent la place quand
    un promeneur les laisse se refermer automatiquement derrière lui.
    Il a depuis longtemps enfoui sous les années les humiliations de
    son enfance, lorsque sa mère, engagée par quelque famille de la
    grande bourgeoisie, lui donnait rendez-vous près du bac à sable
    en face de la synagogue et qu’il y arrivait escorté de sa grand-mère
    qui lui donnait ses dernières recommandations.
    Surtout ne t’avise pas d’aller l’embrasser ! si on la surprenait
    occupée d’un autre enfant elle risquerait de perdre sa place.
    Mais pourquoi les gens ne m’aiment pas ? demandait alors
    Jason tout juste âgé de cinq ou six ans.
    Ce n’est pas qu’ils ne t’aiment pas, mais ta mère est embauchée
    pour s’occuper de leurs enfants à eux, pas de toi.
    Oui, mais c’est ma mère à moi !
    Mon petit, ça ne change rien à l’affaire. Ecoute moi, sinon je
    ne t’y emmène pas.
    Ainsi l’enfant accroché à la main de sa grand-mère longeait les
    arcades et pénétrait dans le square. La vieille femme s’installait
    sur un banc et sortait son tricot. Il semblait à Jason que c’était
    toujours le même et il aurait été incapable d’en dire la couleur.
    Simplement à mesure que les années passaient, il avait un pull
    toujours à sa taille et plus riche d’une teinte nouvelle qui n’allait
    pas forcément bien avec les anciennes. Un jour à quatorze ans,
    au cours d’une violente altercation il avait rompu ce travail de
    Pénélope, décrétant qu’il ne porterait plus de pulls faits main
    et que la mode était au sweat. Depuis, sa grand-mère lui avait
    acheté pour chacun de ses anniversaires un de ces polos épais
    et noirs dont il aimait à penser qu’ils lui donnaient un genre
    rebelle. Dans le bac à sable Jason sortait de son pochon une
    petite pelle et un râteau, deux voitures miniatures et une moto
    qui n’était pas à proportions mais qui arborait des pneus en
    vrai caoutchouc. L’enfant s’appliquait à lisser des avenues et des
    ruelles, des places et des ronds-points, des parkings et des aires de
    stationnement limité. Il codifiait tout cela de façon maniaque,
    presque obsessionnelle, avec le sentiment qu’il se préparait ainsi
    à devenir un policier de grand renom, mi-justicier mi-tyran. Le
    peu de véhicules dont il disposait constituait une certaine entrave
    à sa mégalomanie mais il n’était pas en panne d’imagination pour
    justifier le calme de sa ville de sable. Généralement il était trop
    absorbé pour voir arriver sa mère et le signe de sa présence, c’était
    d’abord les deux enfants blonds qui rentraient dans le bac à sable
    en criant et en se disputant. Ils bousculaient sans ménagement
    les installations de Jason pétrifié par un sentiment d’injustice
    intolérable à voir ses travaux ainsi saccagés et par une gêne, de
    la honte presque, face à la tolérance bienveillante de sa mère qui
    ne sermonnait jamais ces enfants si mal élevés. Parfois ceux-ci
    lui proposaient un jeu commun et Jason regardait du côté de
    sa grand-mère pour savoir ce qu’il devait répondre. Sa mère, à
    l’autre bout du même banc, faisait comme si elle ne connaissait
    pas la vieille femme mais parfois Jason voyait ses lèvres bouger.
    Cependant jamais il n’avait pu entendre ce qu’elle disait. Alors il
    la regardait intensément dans l’attente d’un miracle qui viendrait
    d’elle ou de lui. Il espérait vaguement qu’elle le prendrait dans
    ses bras ou que lui-même, porté par une émotion bouleversante,
    poserait sa tête au creux de son épaule. Il était toujours un peu
    déçu du calme qui présidait à ces rencontres, incapable qu’il était
    d’imaginer une émotion chez sa mère tant chez lui elle se faisait
    attendre. Cependant après un temps plus ou moins long, il se
    passait effectivement quelque chose au fond du coeur de Jason. Sa
    mère appelait les petits dont elle avait la garde, elle essuyait leurs
    mains, secouait le sable de leurs vêtements et sortait d’un sac de
    papier des chocolatines dorées desquelles deux barres de chocolat
    dépassaient à chaque bout. La jalousie pinçait si violemment
    Jason qu’il appelait sa grand-mère d’un ton hargneux, exigeant
    de rentrer à l’instant même, prétextant la bêtise des jeux, l’ennui,
    la fraîcheur du temps. La grand-mère se levait à contre coeur et ils
    partaient tous deux main dans la main. Puis Jason était devenu
    trop grand pour aller au square, il avait fini par oublier ces
    rencontres furtives et non déclarées avec sa mère après les avoir
    refusées. Plus tard c’est sa grand-mère qui lui avait appris la mort
    de celle qui avait dû –qui aurait dû– être sa mère.
    De l’autre côté de la place, Jason pénètre dans le Pavillon de
    la Reine. Il aime à penser que le léger mouvement de tête que
    le portier lui adresse est un signe de reconnaissance. Il y a là en
    effet des habitués dont Jason estime faire partie. Il traverse le
    premier salon orné de boiseries anciennes et se dirige vers la salle
    à manger, accompagné d’un valet.

    #153187

    Adrien

    Adrien referme son journal. Il est temps de se mettre au travail. Il
    a déjà pris beaucoup de retard sur cette étude entamée il y a huit
    mois et son éditeur s’impatiente ; il ne lui a pas encore fourni
    le moindre projet détaillé. D’abord il a dû reprendre tous ses
    questionnaires… pas assez précis, manquant de pertinence. Puis
    les interviewés lui ont fait faux bond plusieurs semaines de suite ;
    ébranlés par la première expérience ils n’avaient pas envie de
    reprendre tout à zéro. Plus que de la réticence…de la résistance.
    Pas étonnant, les questions les touchent directement, elles vont à
    l’essentiel, leurs origines, leur identité, et justement l’identité dans
    leur pays d’accueil c’est bien ce qui leur pose problème. Puis c’est
    lui, l’enquêteur, qui est tombé en panne… une journée d’hôpital
    pour couronner des semaines de douleurs et de fièvres…
    Adrien reprend le journal qu’il a posé sur son bureau. Quelque
    chose le tracasse.
    – S’il y a quelque quarante mille manuscrits anciens en
    Mauritanie, je ne vois pas pourquoi le vol d’une seule page d’un
    de ces livres fait tant de bruit… surtout que l’ouvrage en question,
    tout en étant fort beau, est dans un très mauvais état paraît-il.
    Adrien retrouve l’article qu’il a parcouru distraitement tout à
    l’heure. « Dépourvu d’enluminures remarquables mais avec de
    beaux en-têtes calligraphiés, le livre se réduit en fait à quelques
    feuillets fortement attaqués par les termites et sur lesquels l’équipe
    chargée de cataloguer les manuscrits de Tichit a repéré des listes
    de noms et de prénoms toujours usités dans la région. « Mais
    c’est un dictionnaire, un dictionnaire de noms de famille, ce
    bouquin ! incroyable ! ça fait trois ans que je travaille sur la place
    des noms dans l’identité sahraoui et je n’ai jamais entendu parler
    de l’existence de tels livres dans cette région ! je suis nul ! Il faut
    absolument que j’en sache plus !
    Adrien est complètement excité par ce qu’il vient d’apprendre
    et les retombées qu’il imagine pour ses recherches.
    Si cet ouvrage recense les noms de famille qui sont sillonné le
    Sahara occidental pendant des siècles, s’il y a la liste des membres
    de communautés qui faisaient circuler les manuscrits savants
    plus ou moins cachés parmi les recueils d’actes notariés, alors ça
    veut dire… ces tribus nomades ont été contraintes de faire halte
    durablement en Mauritanie, probablement quand les plus jeunes
    ont définitivement perdu le goût des longs voyages. C’est donc
    là, à Tichit, que je dois reprendre la filiation des noms qui me
    posent tant de problèmes ! Oui enfin, tu es bien malin Adrien,
    mais à Tichit justement une partie du document n’y est plus ! ça
    n’est pas possible qu’au moment où j’entrevois une solution, elle
    m’échappe. Il faut que je me débrouille par n’importe quel moyen
    pour en savoir plus !
    Adrien récupère son carnet de téléphone sous une pile instable
    de livres.
    La voie officielle… voyons… lui, ça va me prendre deux heures
    de parlottes pour du vent… toujours au courant de tout et ça se
    résume en général à très peu… Celui-là ? pourquoi pas ? mais
    je n’ai déjà pas assez de temps pour moi et il va me demander
    de rédiger deux ou trois articles pour sa revue ; je n’ai pas envie
    de faire encore le nègre pour lui. Elle ? non, c’est langue de bois
    et compagnie. Et ceux-là ? des margoulins, pas des chercheurs…
    non…
    Adrien découragé repose son carnet. « C’est bien beau
    l’intransigeance, la pureté, mais là mon vieux, tu es mal parti !
    pourtant il doit bien y avoir un moyen. Un papier comme celuilà
    ne disparaît pas dans la nature sans laisser de trace ! Et Serge ?
    voilà c’est Serge qu’il faut que j’appelle ! Pourquoi n’y ai-je pas
    pensé plus tôt ? Serge va savoir, lui, ça n’est pas possible autrement.
    Sûr qu’il va se moquer de moi mais tant pis. Le commerce qui
    vole au secours de la science, je l’entends déjà dégoiser ! J’espère
    qu’il aura le triomphe modeste tout de même. Serge, c’est le type
    qu’il me faut ; si lui n’est pas au courant, personne d’autre ne le
    sera. Vingt ans dans le milieu de l’art, à la tête d’une troisième
    galerie, il connaît tous les réseaux ! C’est l’homme de la situation
    et pour le coup je m’en fiche si la situation n’est pas toujours très
    nette. »
    Adrien balaie d’un grand mouvement tous les papiers qui
    encombrent son bureau, faisant une belle pagaille dans les
    statistiques et les considérations générales déjà rédigées sur
    l’identité du peuple sahraoui, les compte rendus d’interviews et
    les extraits de presse. Adrien n’a jamais été un forcené de l’ordre
    et il passe beaucoup de son temps à rechercher les textes et les
    papiers dont il a besoin. En général il finit toujours par mettre
    la main dessus quand il s’est enfin résigné à ne plus les retrouver.
    Son travail s’en ressent, il avance par à-coups avec des moments
    lumineux d’intelligence et des passages brouillons qui lassent
    le lecteur. Ce qu’écrit Adrien lui ressemble, même si la nature
    de ses travaux ne se prête guère aux changements d’humeur
    cyclothymiques. Tout se passe comme s’il ne pouvait mener ses
    recherches que sous la pression constante de l’urgence et d’un
    certain déséquilibre entre lui et le monde, lui et les autres.
    La sonnerie du téléphone retentit pour la cinquième fois.
    « Allez Serge, fais un effort, réponds… »
    Adrien imagine son frère à l’autre bout de Paris, son frère
    encore étalé dans son lit, un bras probablement au travers du
    corps d’une femme. Une pointe d’envie qui se transforme aussitôt
    en un violent sentiment de solitude lui étreint le coeur. Il repose
    le combiné du téléphone les yeux soudainement pleins de larmes,
    renvoyé brutalement à sa propre image par l’image de son frère.
    Il est un époux et un père aimé, un chercheur reconnu pour
    l’originalité de ses théories… Alors…qu’est-ce qui ne va pas ?
    Adrien se lève et s’étire pour chasser le poids de cette amertume
    dont il ne sait pas le nom. « Décidément, je file un mauvais coton
    moi. J’ai une sensibilité à fleur de peau, une vraie midinette. C’est
    plutôt l’âge d’ailleurs ! Me voilà comme ma pauvre mère, Notredame-
    de-la-larme-à-l’oeil. Je suis fatigué, immensément fatigué.
    Je voudrais me retrouver quarante ans en arrière, les volets de
    ma chambre clos sur le soleil de midi, un trait de lumière pour
    couper la pénombre, un livre. Et le monde qui cesse d’exister,
    les heures qui n’ont plus de noms, pure durée étale sur laquelle
    je posais des mots ; bonheur absolu d’une solitude pleine où je
    me suffisais tant à moi-même que pour m’y arracher je devais
    me faire violence. Je voudrais ces longues après-midi d’été après
    les courses folles sur le port et les plongeons crâneurs dans l’eau
    lourde et épaisse qui venait s’écraser mollement comme du
    plomb fondu sur les flancs des bateaux. Je voudrais sentir les
    relents d’huile d’olive tapis dans les coins de la cuisine et voir les
    mouvements jaunes de l’attrape-mouche gluant accroché sous la
    suspension au dessus de la table. Je voudrais entendre les rauques
    chuchotements de…comment s’appelait-il déjà… ah oui José,
    José qui voulait que j’aille avec lui sous les oliviers pour jouer aux
    cartes et qui m’appelait tout bas pour ne pas éveiller tout la ruelle.
    Il n’y avait pas de risque que j’accepte ! Ma mère me l’interdisait
    sous prétexte que le soleil et la chaleur étaient dangereux pour
    la tête. Mais surtout j’avais l’univers pour moi tout seul dans
    les quelques livres dont je disposais et il ne m’en fallait pas plus
    pour vivre les plus grandes aventures. En fait, ce que je voudrais,
    c’est toute mon enfance dans les mains, là, chaque souvenir
    comme un grain d’ambre pour accompagner mes jours, chaque
    image du passé même le plus sombre comme une perle de miel
    pour combler mon présent, mon histoire jusqu’à ce jour en un
    bouquet sur lequel poser mes yeux quand ceux-ci ne savent plus
    rêver de nouveaux paysages et que le vertige noue ma gorge sur
    une tristesse trop âpre pour être négligée. Bon allez… ce n’est pas
    comme ça que je vais avancer dans mes recherches. »
    Adrien s’ébroue et quitte la fenêtre qui encadre le lac devant
    la maison. Plus loin sur la droite des immeubles se pressent en
    rangs serrés et austères. On aperçoit au-delà de leur masse claire
    la bretelle de l’autoroute du sud. Au bout de celle-ci, six ou sept
    heures plus loin, les cigales doivent déjà chanter et l’odeur chaude
    des buis autour des cimetières accompagne les femmes vêtues de
    noir qui vont changer l’eau des fleurs dans les églises et gratter la
    cire qui a débordé des bougeoirs soutenant les cierges.
    Adrien a repris le téléphone, il appelle de nouveau Serge.
    Salut, c’est ton frère préféré. J’ai besoin de toi, je peux venir ?
    Tu as vu l’heure ?
    Evidemment j’ai vu l’heure ! Tu ne vas pas me faire croire que
    tu dors encore ! Tu n’as donc rien à faire ? Justement, moi je vais
    te donner de l’occupation.
    Attends, attends… qu’est-ce que tu me racontes ? Tu m’as l’air
    complètement excité. Il y a trois jours tu étais mourant et là tu
    parais déborder d’énergie.
    Ecoute, Serge, c’est sérieux. J’ai vraiment besoin de toi ; c’est
    à propos de mon travail de recherche, tu sais ? Je bloque sur un
    problème de transmission de certains noms depuis des mois et là
    ce matin je lis dans le journal qu’un manuscrit, enfin un feuillet, a
    disparu, à Tichit, en Mauritanie. Il fait partie de ces bibliothèques
    du désert que différents organismes soutiennent pour aider au
    catalogage, à la restauration, à la conservation etc. Tu vois de quoi
    je parle ? Il s’agit de milliers de livres dont certains sont très anciens
    et traitent de religion, d’astronomie, de poésie… Bref, il paraît
    qu’à Tichit la page d’un manuscrit a disparu. Cette disparition est
    une véritable catastrophe parce que si j’ai bien compris, la page
    manquante est probablement ce qui me permettrait de compléter
    mes listes de noms de famille. Je ne peux pas laisser passer une
    occasion pareille ! Jamais je n’arriverais à démontrer les raisons pour
    lesquelles on trouve au Sahara certains patronymes bien particuliers
    qui sont en quelque sorte des exceptions si…
    Bon ça va, abrège les explications ! Qu’est-ce que tu veux
    exactement ?
    Je veux tout savoir sur ce manuscrit et surtout sur le feuillet
    volé. Il y avait des tas de documents bien plus riches d’un point
    de vue calligraphique et ornemental, sans compter tous ceux qui
    ont un réel contenu historique, religieux ou scientifique. Toi tu
    es bien placé pour te renseigner, tu connais tous les acheteurs
    potentiels et pas mal de vendeurs. Il faut que tu m’aides Serge,
    sois sympa.
    Ne t’emballe pas, je n’ai pas encore ouvert le moindre journal
    depuis ce matin. Tu me laisses prendre mon café et après je
    m’occupe de ton affaire.
    Dépêche toi je t’en prie.
    Adrien ça fait plus de trois ans que tu bosses sur des histoires
    de noms, tu n’es pas à une heure près ! Et je croyais que le
    médecin t’avait conseillé la patience ? Ça te manque toujours à
    ton âge, cette vertu ?
    Va te faire voir ! Tu peux me rendre service, non !
    Du calme, je m’occupe de toi, promis.
    Lorsqu’Adrien raccroche, il tremble d’impatience, le regard
    perdu par delà ses songes d’horizons fuyant sous les ondulations
    infinies du sable, très loin du côté de Tichit.

    #153188

    Sentes parallèles

    À la sortie du restaurant il pleut, une petite bruine insidieuse et
    collante qui agace le visage.
    « C’est bien ma veine » pense Jason
    Le repas ne s’est pas déroulé comme il aurait voulu. Son client
    était en retard et dès son arrivée l’a prévenu qu’il était pressé.
    Les serveurs ont tardé à apporter les plats et Jason a dû attendre le
    début du repas pour aborder le vif du sujet, ainsi que l’a toujours
    exigé l’étiquette qu’il s’est lui-même imposée pour ce genre de
    rendez-vous. C’est un principe dont il a maintes fois constaté
    qu’il est toujours apprécié comme signe de délicatesse pas ces gens
    importants souvent peu délicats eux-mêmes avec la législation, ou
    en tout cas peu scrupuleux quant à l’origine de ce que Jason leur
    propose. Mais là, Jason lui-même a dû ronger son frein.
    Surtout pour ce que ça a donné ! Le type avait déjà pris sa
    décision avant de me voir. Tous les risques et tout le boulot c’est
    pour moi, et après Monsieur a des états d’âme. Il a beau dire que
    je lui avais garanti qu’il n’y aurait pas de vagues… je suis sûr de
    mon coup, on ne peut pas remonter jusqu’à moi. C’est un frileux,
    tous de la même espèce… leur force c’est juste leur fric.
    Jason écarte sans ménagement un petit garçon qui s’est arrêté
    sur son chemin, face à lui. Il lui semble vaguement que le môme
    lui a demandé quelque chose, mais il n’est pas d’humeur.
    C’est pas un mec, ce type. Il n’a pas tenu parole et il est déjà
    mort de trouille rien que de m’avoir rencontré. « Il faudra voir
    à espacer quelque temps nos contacts ». Tu parles ! Je n’ai pas
    besoin de lui, je peux en trouver d’autres qui n’hésiteront pas à
    rajouter une commission supplémentaire pour cette seule page de
    manuscrit. Mais qu’est-ce qu’ils ont tous ces gens de la haute…
    soit disant prêts à tout au nom de l’art, de la beauté, mais ils se
    dégonflent à la moindre rumeur. Un jour il viendra me manger
    dans la main celui-là.
    Jason se dirige vers le Louvre. Il a renoncé au taxi. La colère
    le propulse avec rage entre badauds et parapluies, il bouscule les
    gens sans ménagement et passe devant les terrasses des cafés sans
    un coup d’oeil pour les âmes esseulées qui sont habituellement
    l’objet essentiel de ses préoccupations.

    C’est incroyable cette histoire
    Il fallait bien que ça arrive. Rien ou presque n’a filtré de cette
    découverte de manuscrits en Mauritanie pendant des années ;
    mais il ne faut pas être niais, il y avait plus de gens qu’on ne le
    pense qui étaient au courant. Tu comprends bien que ça n’était
    pas que des scientifiques. Les amateurs d’art, les vrais, ceux qui
    ont de gros moyens ont des antennes partout. Pas une peinture,
    pas une feuille de papier ne bouge sans qu’ils en soient avertis !
    Tu ne crois pas que tu forces un peu le tableau ?
    Ne sois pas naïf Adrien. Ça fait suffisamment de temps que je
    navigue dans le milieu.
    Bon en tout cas moi je préfère ne pas savoir…
    Il n’empêche ! tu m’as tiré du lit à pas d’heure et ce n’est pas juste
    pour que nous prenions le petit déjeuner ensemble tout de même !
    D’accord mais moi ce qui m’intéresse c’est Tichit ; du moins
    cette histoire de page arrachée d’un manuscrit dont pour ainsi
    dire personne n’avait entendu parler jusque là et qui d’un seul
    coup fait la Une des journaux.
    Attends ! la Une des journaux spécialisés, pas plus.
    Oui, mais tout de même ! tu sais ce que j’ai pensé… on
    pourrait faire un petit voyage tous les deux. Ecoute il y a tellement
    longtemps que je n’ai pas pris de vacances et plus encore qu’on ne
    s’est pas retrouvé tous les deux. Tu te souviens quand…
    Va directement aux faits.
    …Je voudrais aller en Mauritanie.
    Rien que ça ! et moi qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ?
    J’ai besoin de toi. Il faut que je sache exactement en quoi
    consiste ce manuscrit. Il n’y a que là-bas je pourrais l’apprendre.
    Puis toi avec ta connaissance des marchés de l’art tu me seras
    utile… Et tu as vraiment besoin de raisons pour décider de
    m’accompagner ? Allez Serge… Ce voyage ce sera aussi une
    promenade…on reviendra un peu sur notre enfance…
    Tichit c’est en Mauritanie je te rappelle !
    Je sais. Mais on pourrait y aller en faisant une étape au Maroc.
    D’ailleurs il ne doit pas y avoir beaucoup de vols directs depuis
    Paris !
    Tu es incorrigible. On pourrait commencer tout de même par
    glaner quelques renseignements ici, tu ne crois pas ? Toi, non, tu
    te vois tout de suite sur les routes. Ce n’est pas la porte à côté la
    Mauritanie ! Puis je croyais que tu étais débordé de travail ?
    Justement, j’ai besoin à tout prix de savoir ce qu’il en est de ce
    document. Où mieux l’apprendre sinon sur place ?
    Au fond ce dont tu as envie, c’est de rencontrer des gens pour
    les écouter, pour te raconter, c’est d’ouvrir des portes pour entrevoir
    un peu de toi-même. Tu as toujours été ainsi ! Et tu veux que je sois
    l’oreille attentive dont tu ne peux pas te passer, comme lorsque nous
    étions petits et que tu me pinçais le soir, une fois la lumière éteinte,
    pour que je ne m ‘endorme pas pendant que tu racontais des histoires
    que tu inventais au fur et à mesure et qui n’en finissaient pas.
    Tu exagères !
    Non, souviens-toi. Chaque nuit tu ajoutais un nouveau personnage
    pour corser l’aventure, et si j’avais le malheur de repérer une
    contradiction tu prétendais que je n’avais pas écouté attentivement.
    Admettons que j’ai nostalgie de ces moments et que je veuille
    les retrouver…
    On n’a plus huit ans Adrien. Tu es chargé de famille, on
    travaille tous les deux.
    Justement, quand on travaille il faut des vacances !
    Tu es têtu mais je reconnais que l’idée me séduit. Quand estce
    que nous partons ?
    Adrien est épaté comme chaque fois par la promptitude de
    son frère. Il pense ne pas pouvoir obtenir de réaction conforme
    à ses désirs et Serge balaie d’un mot les objections qu’il a luimême
    élevées, il s’enthousiasme dans l’instant pour la proposition
    qu’il rejetait la minute d’avant. Une fois lancé, plus rien ne fait
    obstacle à sa fougue, il est capable de mettre sur pied n’importe
    quel projet en un temps record.
    Il faut que je t’explique pourquoi ce document volé à Tichit
    me semble aussi important pour mon travail. Si les nomades,
    sans lieu d’attache par définition, se sont sédentarisés à Tichit ils
    ont nécessairement gardé les textes fondateurs, mythiques et réels
    relatifs à leurs origines. Pour eux c’était le seul moyen de nommer
    ces origines alors même qu’elles ne devaient pas renvoyer à des
    lieux géographiques identifiables, du moins de façon précise.
    Dans ces conditions…
    Ne te fatigue pas Adrien, on va y aller à Tichit ! Tu n’as pas
    besoin de justifier professionnellement ce voyage, du moins
    auprès de moi. On part tous les deux c’est décidé. Je vais passer
    prévenir Julien, il s’occupera de la galerie pendant mon absence
    et je commence à faire la liste de ce qu’on doit emporter. Tu sais
    que j’ai toujours mon 4X4 ? Ça fait bien longtemps qu’il n’a pas
    roulé sur autre chose que de la route goudronnée.
    On y va en voiture ?
    Tu vas voir… on va descendre plein sud, la France, l’Espagne,
    on traverse à Gibraltar, puis le Maroc en suivant la côte et…
    On passera à…
    Je te vois venir… ce n’est pas un pèlerinage qu’on va faire
    Adrien ! On aura tout le temps de traquer nos souvenirs pendant
    qu’on roulera. Enfin on verra !… Si tu y tiens… Serge ajoute ces
    derniers mots pour suivre son frère dans le voyage que sa mémoire
    a déjà amorcé. Il devine à l’avance combien ce périple sera riche
    d’émotions et de sens pour Adrien qui répugne tant à s’éloigner
    de Paris plus de trois jours.
    Et je te préviens, bagages minimum ; pas question que tu
    emportes ta bibliothèque avec toi. Bon, mais pour le moment
    j’ai à faire. Je te propose qu’on se donne deux jours pour nous
    organiser chacun de notre côté et on se retrouve après pour mettre
    les détails au point.
    Serge se lève et s’apprête à quitter le bureau d’Adrien.
    Ah ! au fait, si tu changes d’avis d’ici là, pense à me prévenir…
    je ne vais pas y aller tout seul à Tichit !

    Quittant la rue de Rivoli, Jason prend la rue de l’Arbre-sec.
    Il espère encore arriver à temps pour rencontrer un ancien client
    qui s’est offert une galerie comme on s’offre une fille, un caprice.
    Jason n’aime pas l’individu, hâbleur et sûr de lui, donneur de
    leçons et sans classe. Jason, qui a plutôt des allures de petite frappe
    est paradoxalement sensible à la distinction des gens, des hommes
    en particulier. Il ne peut renoncer pour lui-même à certains gestes
    et cultive avec difficulté un vocabulaire châtié et une expression
    raffinée ; côté vestimentaire il a réglé le problème en s’en tenant
    une fois pour toute à la couleur noire, pantalon ou jean, pull ou
    chemise et veston, été comme hiver. Il a ainsi un genre qui ne
    correspond en fait en rien à ce qu’il est. Ni intello ni religieux,
    ni anarchiste ni bohême, ni poète, il aime cependant l’idée qu’il
    puisse quelque instant passer pour tel. Celui qu’il va voir a tout
    de l’aristocrate dégénéré qui se complait à s’encanailler ou du
    moins croit le faire et ne prend jamais en réalité le moindre
    risque. Une ou deux fois il a invité Jason à des soirées. Ce dernier
    s’y était ennuyé ferme mais il avait eu l’occasion de rencontrer
    quelques personnes avec lesquelles il avait échangé des cartes
    de visite.
    Jason presse le pas. Il aimerait bien arriver avant la fermeture.
    À mesure que le temps passe sa colère tombe et une sorte de
    désarroi sournois fait son lit de l’échec du rendez-vous précédent.
    Sur le coup Jason a été furieux du refus de son client et peutêtre
    plus encore du flegme dont celui-ci a fait preuve pour lui
    notifier sa décision, comme si les heures d’avion aller-retour, le
    taxi dans ce désert plein de sable, l’attente dans le gourbi que le
    vieux appelait pompeusement bibliothèque, puis les salamalecs
    autour de ce thé imbuvable, comme si tout cela n’était rien, ni
    fatigue ni émotion, ni temps ni souci. Jason s’est promis qu’un
    jour c’est lui qui regarderait avec la même morgue ce type, mais
    en attendant il lui faut trouver de quoi écouler sa marchandise et
    il ne peut guère se permettre de faire la fine bouche. Devant la
    vitrine du magasin la grille est déjà baissée.
    Et flûte ! Il fout rien ce type! Ça prétend diriger une galerie,
    ça n’y connaît rien et c’est même pas capable de respecter des
    horaires d’ouverture !
    Jason reste planté là dans le vague espoir de voir l’homme en
    question revenir. Sur le trottoir d’en face deux femmes arrivent
    en babillant, les bras chargés de sacs qui proviennent visiblement
    des magasins chics de la rue St Honoré, juste à côté. Jason en
    pleurerait. Il a lui-même une fortune entre les mains et n’a pas
    de quoi payer son loyer le mois prochain. Il ne sait pas trop
    comment ça s’est fait, mais ce matin son dernier relevé bancaire
    lui indiquait un découvert bien plus important que ce qu’il
    pensait. Avec la vente de son document il devait se remettre à
    flot et investir pour ne plus avoir à penser aux huit ou dix mois à
    venir. Là, tout est remis en question. L’idée de manquer d’argent
    le désoriente totalement, il n’a plus de repères. Le restaurant, les
    virées avec des filles, pas des greluches, non, de vraies femmes,
    le sentiment d’appartenir au monde des nantis… tout cela lui
    échappe. À la vue de deux agents qui approchent en discutant,
    Jason se retourne et fait mine de s’absorber dans la contemplation
    de la vitrine derrière laquelle sont exposés des objets d’art.

    #153189

    Itinérance

    Ainsi Serge et Adrien quittèrent Paris la tête pleine de projets, ces
    souvenirs habités de rêves que les hommes aiment à poser sur leur
    présent pour en combler les vides.

    La ville est noyée dans une nuit de rafales pluvieuses. Sur le périphérique
    quelques insomniaques déprimants lancent leurs voitures
    en d’aléatoires embardées pour tuer les petites heures du matin.
    Tu es bien ?
    Serge conduit, Adrien soupire d’aise.
    Il y a quinze jours je n’aurais jamais pensé partir avec toi.
    Fabuleux ! L’idée de ce temps entre parenthèses, entre deux lieux.
    On va se régaler tu vas voir… plus d’urgence, plus d’obligation,
    le temps libre par excellence et…
    Doucement, on est tout de même partis dans un but bien
    précis. Tu n’as pas oublié ? ! Tichit !
    Je sais, je sais ! Mais ça ne m’empêche pas de me sentir
    totalement disponible à… à moi-même en fait. Je passe toutes
    mes journées vissé devant mon bureau. Je n’ai parfois pas de
    résultats tangibles pendant des semaines, des mois alors tu
    comprends… C’est magnifique ce voyage à venir, déjà entamé
    mais encore à faire, suspendu aux paysages qui ne sont pas encore
    nés et que nos yeux vont faire advenir.
    Serge sourit. Il est lui-même heureux de ce moment. Les
    essuie-glaces contre la pluie obstinés, les glissières de sécurité
    filant retrouver la ville loin derrière eux, l’habitacle bleu de la
    voiture tel un tendre cocon… Adrien est silencieux. Bercé par le
    bruit régulier du moteur il écoute la sérénité inhabituelle dont il
    est envahi. Lui qui déteste tellement les départs qu’il vit toujours
    comme des déchirures sans savoir véritablement ce dont elles le
    séparent, il lui semble au contraire être accompagné cette fois-ci.
    La nuit encore dilue Blois sous la pluie, puis l’aube déjà
    avancée suggère Bordeaux. Il a dû somnoler. Ce sont maintenant
    les forêts de pins des Landes, Biarritz, St Jean de Luz.
    On s’arrête et tu prends le volant ? Toujours d’accord pour
    filer sur Madrid ? C’est tout de même plus raisonnable que de
    prendre par le Portugal.
    J’aurais aimé passer par Evora. Les glycines doivent y être
    en fleurs et les maisons fraîchement chaulées. A cette saison, les
    clochers des églises sont couronnés par les nids des cigognes qui
    nourrissent leurs petits. Tu peux voir aussi les plus belles filles du
    pays à la sortie de la messe. En été tu n’as aucune chance, il n’y a
    que des vieilles drapées dans leurs voiles noirs !
    Parce que l’été les demoiselles perdent la foi ? raille Serge qui
    ne doute pas de lancer ainsi son frère sur un de ses chevaux de
    bataille.
    Arrête ! Il faut voir les processions de Pâques au Portugal c’est
    quelque chose d’inouï. Chaque village rivalise pour faire défiler
    les chars les plus somptueux avec profusion d’ors et de fleurs.
    Curieux peuple, marin et pourtant si fort attaché à sa terre,
    partagé entre fastes extravagants et mélancolie… la saudade… J’ai
    lu quelque part que l’âme lusitane et l’âme juive étaient soeurs.
    Par quel mystérieux chemin la rencontre s’est-elle faite ? Au début
    les califes étaient tolérants à l’égard des juifs installés au Portugal.
    Ceux-ci étaient les premiers à publier des ouvrages imprimés,
    livres de prières, traités de médecine etc. Mais les relations ont
    vite dégénéré. Seulement les fados sont toujours les pleurs de la
    conscience douloureuse que les hommes ont de leur destin et
    la musique klezmer fait toujours couler les larmes des mariées !
    D’un côté comme de l’autre le même bouleversement quand tu
    écoutes…
    Pour le moment Adrien je n’entends que mon besoin urgent
    d’un bon café ! On fait une pause, tu veux ? Je suis fatigué.
    Quelques instants plus tard les deux hommes sont attablés.
    Un peu étourdis de tous ces kilomètres parcourus dans l’habitacle
    bleu de leur voiture, ils regardent autour d’eux les rares voyageurs
    formant un ensemble hétéroclite silencieux dont les gestes
    semblent effectués au ralenti. Un enfant pleure doucement, sans
    conviction, devant une tasse de chocolat. Il est posé là entre le
    père et la mère, présence presque incongrue tant il est menu et
    ignoré dans la vaste salle qui ne ressemble ni à un hall de gare ni
    à celui d’un aéroport, sorte de non-lieu en tout lieu identique où
    des silhouettes sans étoffe se croisent, vont et viennent en un lent
    ballet que ne gouverne aucun sens.
    Une demi-heure plus tard Serge et Adrien ont repris la route.
    De Madrid où ils s’arrêtent pour dormir ils ne voient rien. Pour
    le moment ils roulent le plus efficacement possible en se relayant
    toutes les deux heures pour ménager leurs forces. Lorsque Serge
    ne conduit pas il reste éveillé la plupart du temps et s’active à
    mille occupations sérieuses et futiles. Il fait des mots croisés
    puis décide dans l’instant qui suit de dormir, ce qui déclenche
    une mise en condition sophistiquée, coussin derrière la nuque,
    recherches infinies de la position idéale, blouson pour occulter la
    lumière du jour. En général à peine installé, Serge décide qu’il est
    bien plus urgent de vérifier les kilométrages et les temps d’arrêt
    qu’ils peuvent s’octroyer. Il se lance alors dans de savants calculs
    qui pourraient laisser penser que la totalité du parcours prévu
    est remis en cause tant il propose d’alternatives, d’hypothèses,
    de solutions nouvelles avec une constance indéfectible. Adrien
    a très vite compris que ce n’était là que prétexte à jouer avec les
    chiffres tout en tripotant quelques uns des multiples gadgets,
    compteur, GPS et autres instruments de mesure dont son frère
    raffole et qu’il apprend à manipuler alors que lui même n’en
    soupçonnait pas seulement l’existence jusqu’à ce voyage. Bref,
    Serge au repos c’est très fatigant pour qui aime le calme, il n’a de
    cesse de trouver de quoi dépenser son énergie qui semble vouloir
    faire exploser l’habitacle du véhicule. Adrien s’est habitué très vite
    à ce remue-ménage, continuant de parler ou de se taire sans se
    laisser perturber par les agitations de Serge. Il résiste au plaisir de
    rêver lorsqu’il conduit, parce qu’il s’est aperçu combien alors il
    peut être en retrait par rapport à ce qu’il fait. Sur un court trajet
    ça n’a guère d’incidence mais là, la situation est différente. Il
    réserve donc aux plages de temps libres ses songeries indéfiniment
    rebrodées sur les mêmes étoffes, ne parvenant jamais à aller au
    bout de l’une d’entre elles tant la fiction est tenace face à la réalité
    qui résiste, l’une ne le cédant jamais à l’autre. La somnolence un
    peu comateuse dans laquelle il s’enfonce régulièrement se mêle
    aussi de la partie, l’obligeant par la suite à reprendre le canevas de
    ses rêves et de sa vie pour en démêler les fils et les disposer en de
    subtiles combinaisons. Il est alors silencieux de façon si intense
    que Serge s’inquiète de son état.
    Ça va ?
    Oui, oui je dors, murmure Adrien soucieux de préserver
    l’intimité nécessaire au développement particulièrement délicat
    d’un beau moment onirique.
    Tu dors les yeux ouverts toi maintenant ?
    … Trop tard la vision a fui, effarouchée par l’irruption de la
    voix de Serge.
    Non… enfin je rêvassais. C’est d’ailleurs absolument nécessaire
    ne serait-ce que pour ton propre bien! N’as-tu pas déjà suggéré
    qu’il fallait que je commence à économiser ma salive en vue de la
    traversée du désert ?
    Tu n’as pas changé Adrien, c’est pour cela en fait que j’ai décidé
    de partir avec toi ! Tu te rends compte, il nous suffisait de prendre
    l’avion et nous étions à Tichit en un rien de temps. Mais j’aurais
    loupé tes monologues sans fin et tes silences sans fond. Comme
    lorsque nous étions gosses. Qu’est-ce que tu as pu m’agacer
    parfois quand tu restais des heures sans dire un mot à plat ventre
    sur le sable ! Je me souviens, ça n’était pas encore les vacances et il
    n’y avait personne sur la plage. Je m’embêtais ferme. Tu ne voulais
    rien faire. Ou alors tu parlais, si plein de tes mots qu’il n’y avait
    de place pour rien d’autre, surtout pas pour mes interruptions.
    Un jour tu t’es mis en colère à la suite d’une de mes questions
    que tu jugeais tellement idiote qu’elle te semblait être une injure
    à tes discours. Tu est bien le même ! Le pire, le plus beau, c’est
    que j’aime cela aujourd’hui et c’est maintenant vraiment que je
    m’en rends compte. Il aura fallu tout ce temps pour que nous
    devenions frères toi et moi !
    Dis-moi, on fera halte à Mazagan ?
    Tu veux dire El-Jadida ?
    Arrête, tu as très bien compris.
    Tu y tiens visiblement.
    Pas toi ?
    Je n’y ai pas les mêmes souvenirs que toi si c’est cela que
    tu veux dire. Ou alors je suis encore trop jeune pour que ma
    mémoire soit sensible à ce lieu.
    Nous y avons vécu tout de même plus de douze ans.
    Tu parles pour toi.
    Mais Serge, ce sont tes racines !
    Mes racines, tu sais très bien que je les ai plantées plus tard
    et ailleurs. Ne sois pas déçu. Je comprends ta nostalgie, sache
    que la mienne est posée sur d’autres paysages. Tiens, j’en viens à
    parler comme toi ! C’est drôle, avec toi je baigne dans un univers
    complètement étranger au mien, comme si les mots ne pouvaient
    que prendre des libertés avec leurs sens usuels ; ils vagabondent
    et ça m’oblige à aller les chercher là où je n’ai pas l’habitude de
    les trouver.
    Bien… bien… tu sais causer toi !
    Derrière l’accent moqueur du ton d’Adrien la tendresse est
    présente. Les deux frères se découvrent au travers de ce voyage des
    complicités dont ils ne savaient pas l’existence. Ils connaissaient
    plus leurs différents et leurs divergences que la promiscuité de
    l’adolescence avait révélés et que l’âge adulte avec son lot de
    charges professionnelles et familiales s’était chargé d’entériner.
    Depuis quelques jours ils se réapprivoisent avec une émotion non
    dissimulée, s’étonnent des proportions énormes qu’a pu avoir tel
    événement pour l’un alors que l’autre a tout oublié, de ce que
    derrière l’enveloppe dont chacun est affublée il puisse y avoir
    un être qui ne correspond ni à l’étiquette censée l’identifier ni à
    l’image trouble et mouvante des souvenirs.
    On s’arrêtera à El-Jadida bien sûr. Quand je te dis que mes
    racines n’y sont pas, j’exagère, elles n’y sont plus et…pas encore.
    Probablement n’ai-je pas réglé tous mes comptes avec cette
    période. Mais je sais qu’un jour j’aurai sans réticence le désir de
    revenir moi aussi.
    Ce jour là…
    Bon allez trêve d’attendrissement. Avant de bivouaquer dans
    le berceau de notre chère famille il faut déjà que nous procédions
    aux dernières vérifications approfondies pour nous lancer dans
    cette traversée du pays dans de bonnes conditions. On trouvera
    ce qui pourrait nous manquer à Tanger. On se donne vingt quatre
    heures de pause, d’accord ?
    La journée passée à Tanger a été très remplie. Adrien ne soupçonnait
    pas la quantité de détails auxquels il fallait penser avant de
    partir dans le désert. Serge avait déjà fait les préparatifs nécessaires
    à Paris mais il tenait à ce que tout soit vérifié méticuleusement.
    Il avait par le passé effectué des périples de cette envergure et
    c’est bien le goût de ce qu’il avait alors connu en émotions qui
    l’avait poussé à suggérer à Adrien cette longue descente en voiture
    depuis Paris jusqu’en Mauritanie. Il prétendait qu’on ne saurait
    approcher les hommes et les pays en se contentant de descendre
    d’un avion parce qu’il est nécessaire que le voyageur se transforme,
    se dépouille de la part la plus artificielle de son être s’il veut être
    sensible à ceux au devant desquels il va. Cette préparation, disaitil,
    cette quasi-initiation demande du temps, des efforts, des peines
    même et des plaisirs dont il ne faut pas faire l’économie. Homme
    de la ville Serge n’allait pas jusqu’à prôner la marche à pied
    comme seul véritable rythme permettant ce dépouillement de soi,
    mais il était persuadé que toutes les contraintes matérielles que
    connaît le voyageur chargé de son propre déplacement jouaient
    un rôle propédeutique des plus bénéfiques. Adrien, pourtant
    fort peu pressé de se frotter à des problèmes d’organisation de
    voyage, avait été tout de suite séduit par la position de son frère.
    Convaincu que voyager c’est aller autant à la rencontre de soimême
    qu’à la rencontre d’autrui, il avait abondé dans le même
    sens que Serge, sans imaginer un instant la complexité des choses
    à régler. Lors des semaines de préparatifs avant le départ il avait
    été tenté à plusieurs reprises de remettre en cause le projet mais
    à chaque fois il avait été retenu par le caractère de grande vérité
    dont ce projet lui semblait porteur. Lui pour qui chaque jour est
    un voyage à la recherche de soi-même et qui ne quitte guère un
    rayon de cinq cents mètres autour de l’appartement qu’il occupe
    si ce n’est pour se rendre à Paris dans ses quartiers de prédilection
    depuis plus de trente ans, lui donc se retrouvait engagé dans
    une itinérance autrement éprouvante. Et il voyait au bout de ce
    périple les manuscrits de Tichit luttant contre l’ensablement et
    l’oubli. Cette image pour Adrien valait qu’on lui consacre tous
    ses efforts sans compter sa peine.

    Il fait beau ce jour-là sur El-Jadida , beau comme toujours,
    le soleil d’hier à demain lourd est sur les épaules. Aux terrasses
    des cafés des touristes tentent de capter les moindres rayons en
    étalant leurs chairs blanches et indécentes. Sur les trottoirs, des
    enfants à la peau mate rasent au contraire les murs pour échapper
    à la lumière solaire et font ainsi d’étranges parcours déchiquetés
    dans l’ombre violente et sans demi mesure que tracent les
    avancées des toits.
    C’était au temps de Mazagan.
    Dans la ville les plus pauvres traînaient autour des poubelles
    à la recherche d’un morceau de pain ou de quelques olives qui
    ne seraient pas trop passées et dont le goût pimenté ferait un
    instant oublier la faim. Ils sillonnaient les rues étroites, obéissant
    derrière un apparent désordre, aux règles et à la hiérarchie propres
    à chaque bande, parodie cruelle du monde des grands.
    L’enfant adorait ce jour de la semaine. Il fallait garder
    de l’appétit pour le repas du soir auquel tous les vendredis sa
    mère consacrait une attention particulière. Aussi lui donnaitelle
    toujours un sandwich pour son déjeuner avec l’autorisation
    de se promener dans le quartier avec ses copains le temps de le
    manger. C’était chaque fois le même ravissement quand il faisait
    l’inventaire des rondelles de tomates, des cubes de concombre,
    sans oublier l’incontournable feuille de laitue sur laquelle
    reposait un petit morceau de thon, voire un quart d’oeuf dur, le
    tout couronné par un de ces piments doux d’un vert si tendre
    qu’il était presque ému d’avoir à le manger. Il partait dans la
    rue, économisant son plaisir, le faisait durer, goûtant chaque
    saveur de cette nourriture qu’il pouvait consommer à sa guise,
    triant et gardant le meilleur pour la fin tout en humant l’air
    salin qui venait du port. Souvent il se laissait distancer par les
    autres, tout occupé qu’il était de ces raffinements de gourmet qui
    l’empêchaient d’avaler goulûment son sandwich…
    De toutes façons, il l’avait déjà vu ce nouveau bateau arrivé
    dans la matinée ! Puis il n’allait pas lever l’ancre aujourd’hui !…
    Il aimait aussi sans vraiment s’en rendre compte cultiver un
    peu sa différence, à la fois rassembleur d’une meute de gamins
    en culottes courtes qui ne faisait peur qu’à elle-même dans les
    jeux héroïques de l’enfance, et solitaire pour mieux parcourir
    les champs de ses rêves. Souvent la tête brûlée et le premier de
    la classe cédaient ainsi la place au petit garçon grave et déjà en
    colère contre la vie. L’absinthe qui allongeait le café du père dès
    le matin, la silhouette de la mère penchée sur des ouvrages de
    couture quand il n’y avait plus d’argent à la maison, les frères et
    les soeurs qui s’endormaient les yeux pleins de larme et le ventre
    vide, mais aussi les jours de fête et d’abondance où tout semblait
    si absurdement facile, cela donc traçait jour après jour des sillons
    profonds et irrémédiables dans le coeur juste sensible de l’enfant.
    Depuis un moment il se sentait observé, peut-être même suivi.
    Il tira crânement sur le col de son polo et allongea le pas avec
    l’air de celui qui ne s’en laisse pas conter… Mais décidément ce
    sandwich n’avait pas la saveur des bons jours et il mastiquait avec
    difficulté, un goût crayeux dans bouche. Au moment même où il
    allait se retourner, un éclair blanc l’aveugla… Son corps s’affaissa
    tout doucement, sans violence, sur le bord du trottoir au milieu
    des rondelles de tomates que l’agresseur s’efforçait de récupérer
    le plus vite possible avant de s’enfuir avec son butin. Bientôt on
    n’entendait plus que le bruit de sa course et par terre une large
    tache rouge s’élargissait lentement, comme au ralenti. Dans le
    silence retrouvé de la rue, le soleil versait une chaleur de plomb et
    autour des lèvres de l ’enfant perlaient des gouttes de sueur.
    Au café quelques pas plus loin, le père refaisait le monde avec
    tout l’enthousiasme des naïfs qui se font gruger leur vie durant
    par des indélicats sans états d’âme. Il songeait à rentrer chez lui,
    la tête agitée de nouveaux projets qui devaient assurer sa fortune,
    et rêvait déjà de lendemains d’opulence. Il sortit sur le pas de la
    porte et vacilla un peu sous la violence du soleil, clignant des yeux
    pour les accommoder à cet espace de clarté aveuglante qui rejetait
    loin en arrière la fraîcheur sombre du café. Il avança doucement
    les oreilles pleines encore de tous ces mots qu’on avait dits et des
    claquements que faisaient les dominos sur les tables de formica.
    Plongé dans ses rêveries il faillit buter sur le corps de l’enfant. Il
    se jeta sur lui, le prit dans ses bras, hurlant qu’on lui avait tué son
    fils… Et aux fenêtres on se penchait curieux et compatissant. Le
    père avait glissé ses bras sous le corps du petit dont les jambes se
    balançaient, abandonnées au rythme de la marche désordonnée
    de l’homme affolé. Il courait: « il est mort, il est mort ! » et c’est
    cette voix blessée qui sortit l’enfant de son évanouissement…
    Une forte odeur ferreuse, insistante, acheva de lui faire reprendre
    connaissance. Et derrière la douleur que l’enfant ressentit et qui
    s’appropria sa tête dans l’instant même de son réveil, il y avait
    comme un étrange frisson de plaisir. Les bras du père étaient si
    doux, si tendres.
    Il fait beau aujourd’hui encore sur El-Jadida. Aux terrasses des
    cafés les touristes étalent leurs chairs blanches et indécentes. Dans
    la ville, les plus pauvres traînent toujours autour des poubelles
    à la recherche d’un morceau de pain. Et dans le coeur d’Adrien
    devenu homme, il y a encore l’odeur du sang mêlée à la nostalgie
    de ces bras si doux, si tendres… Mais le père n’est plus là.
    C’était au temps de Mazagan.

    Adrien ne sait pas combien de temps il a dormi. La voiture est
    à l’arrêt sur le bas côté de la route et Serge n’est pas là. « Pourquoi
    cette scène là… » songe-t-il en sortant pour s’étirer. « J’ai tant
    d’autres images liées à cette ville. Ce jour là j’ai senti que mon
    père m’aimait, ce doit être pour ça…»
    Serge sort à l’instant d’un petit chemin transversal.
    Alors bien dormi ? C’est à ton tour de prendre le volant. Il ne
    faut pas qu’on traîne si tu veux t’arrêter un peu dans le berceau
    familial !

    Regarde ! j’avais oublié, c’est exactement cette vision des
    remparts qu’on avait depuis le car ! Tu te souviens ? C’était
    la première sortie scolaire à laquelle nous allions ! On arrive
    bientôt ?
    Dans une vingtaine de kilomètres.
    Pas plus ? Il me semblait qu’on avait fait un voyage qui avait
    duré des heures pour venir ici.
    Moi aussi. Mais Adrien, n’oublies pas ! On ne s’attarde pas
    à El-Jadida ! Pas question d’aller faire la tournée des uns et des
    autres, de leur ombre et de leur trace. Il faut qu’on avance, le plus
    difficile est devant nous.
    Je sais, on passe comme ça, juste pour… voir.
    Les rues ne vont pas filer à l’anglaise, ne t’inquiète pas ! Puis tu
    as toujours prétendu que les souvenirs n’avaient pas grand chose
    à voir avec les yeux., alors…
    Tu as raison, je veux juste passer… tout de même.

    Ils ne se sont pas arrêtés très longtemps à El-Jadida. Adrien a
    voulu qu’ils circulent en voiture dans quelques unes des rues de
    leur enfance mais il semble presque malheureux d’être là et Serge
    était plus ému qu’il ne peut le reconnaître. Des bouffées d’odeurs
    leur caressent le visage de souvenirs, sans qu’ils aient le temps de
    s’y préparer, des images voilent leurs yeux sans qu’ils parviennent
    à démêler ce qui vient de leur mémoire de ce qui est réalité. Un
    peu perdus, ils ressentent un grand étourdissement d’être à la fois
    tellement au bord d’eux-mêmes et si dépourvus de repères que la
    certitude d’exister leur échappe, diluée dans cette tension, cette
    distorsion, entre le passé et le présent. Sans un mot ils quittent la
    ville poursuivis par l’entêtant et douceâtre parfum des troènes en
    fleurs qui scellent la confusion des temps.

    Ils longèrent la côte sur plus de 800 kilomètres. Ils avaient
    décidé de descendre jusqu’à El Aajun. Là ils laissèrent l’océan à
    ses vagues et obliquèrent plein sud-ouest pour traverser le Sahara
    occidental et entrer en Mauritanie à Choûm. Ils ont compté
    six ou sept jours de voyage entre pistes et routes plus ou moins
    goudronnées. Puis ce sera la dernière partie de leur périple, Atâr,
    Tidjikja, Tichit enfin. Quatre jours devraient suffire. Ils ont prévu
    des impondérables, pannes, manque d’approvisionnement en
    essence nécessitant une attente ou un détour, incidents divers.
    Serge a prévenu Adrien, le voyage ne peut qu’être éprouvant
    et déjà tous deux mesurent combien cela peut être vrai. Serge
    ne cesse d’évoquer les dunes mouvantes qui campent et itèrent
    indéfiniment les mêmes mouvements sur la route de Choûm.
    Les légendes à leur propos sont nombreuses qui racontent des
    histoires d’esprits et de forces vitales habitant chaque élément
    de l’univers. Adrien est plus inquiet de la quantité de mines qui
    truffent cette région que du risque de rester bloqué par ces dunes
    itinérantes. Il aime d’ailleurs l’image de ce sable en marche vers
    des destinations non identifiables, ces déplacements indolents
    et silencieux de milliards de petits grains dorés indifférents
    aux hommes et aux bêtes qui depuis une éternité passent là et
    disparaissent sans laisser la moindre trace.
    Tu sais pourquoi le monde minéral fascine l’homme ?
    Adrien et Serge roulent avec précaution sur une piste défoncée
    en tôle ondulée.
    Vas-y, explique.
    C’est sa totale étrangeté qui nous fascine, sa singularité totale par
    rapport à nous. Les animaux, les plantes même nous interpellent,
    nous répondent, nous contestent d’une manière telle que nous y
    reconnaissons toujours quelque chose de nous-même. Les pierres
    elles, sont dans une absolue indifférence à notre égard, elles ne nous
    parlent pas. De façon dérisoire les hommes prétendent lire en elles
    leur histoire, mais ils n’y voient que ce qu’ils y mettent eux-mêmes
    c’est à dire des jalons pour donner un sens et une dimension à
    l’écoulement de leur propre temps. L’histoire des roches ? La
    géologie ? Pauvres tentatives humaines pour se repérer… L’homme
    ne sait pas vivre sans balise et sans position. L’idée même du vide
    le saisit d’un vertige si angoissant qu’il doit se caparaçonner s’il ne
    veut pas mourir de ce vertige. Et l’imagination humaine travaille à
    inventer des caparaçons exactement comme elle travaille à façonner
    en homme l’image obsédante du vide.
    Tes caparaçons préférés, ce sont lesquels ?
    C’est bien le problème, je les choisis mal et je ne choisis pas
    ceux qui pourraient m’ancrer solidement dans l’existence.
    Comme une famille, une maison, un métier ?
    Par exemple
    Pourtant tu as une femme et des enfants, un boulot, un
    appartement…
    Oui mais je n’ai pas les idées qui vont avec !
    Qu’est-ce que tu veux dire ? Les idées habituelles sur toutes ces
    choses ? Les préjugés, les poncifs ?
    Oui c’est ça.
    Pourtant quand tu t’y mets, tu es capable de quelques bons
    clichés bien droits dans leurs bottes toi aussi !
    N’importe quoi ! ! Tu en connais beaucoup des types aussi
    soucieux que moi de nuances, de subtilités ?
    Serge éclate de rire.
    Tu ne changes pas Adrien, ton amour-propre est toujours aussi
    chatouilleux !
    Non mais c’est vrai, là tu exagères !
    Allez ne te fâche pas ! garde le sens de l’humour. Quand nous
    étions encore tout petits, qu’est-ce qu’on a pu te faire marcher
    comme ça ! Tu te mettais dans ces colères effroyables chaque fois
    que tu étais vexé. Ça nous protégeait pour un temps de ton droit
    d’aînesse et de ta science.
    Reconnais au moins…
    Laisse tomber, Adrien. C’était juste pour parler.
    Sous leurs yeux des kilomètres de paysages défilent des heures
    durant, engendrant un lourd engourdissement de l’esprit qui
    vagabonde sans but ni cohérence. Souvent l’un et l’autre restent
    silencieux, le corps ballotté par les cahots du véhicule et la tête pleine
    de songeries décousues au milieu du halo doré de poussière en
    suspension dans l’habitacle de la voiture. Parfois ils ferment toutes
    les vitres et les ventilations pour se protéger mais leurs cheveux sont
    toujours poudrés de sable et ils boivent régulièrement pour éviter de
    sentir crisser leurs dents tant le sable est fin et pénétrant. Ils alternent
    fréquemment les périodes de conduite et de repos. Serge vérifie
    systématiquement avec cartes et boussole les directions prises, inquiet
    dès que la piste ou la route ne va pas exactement dans le sens voulu ?
    Adrien est plus serein, son inexpérience lui donnant une innocence
    qui le protège des soucis que connaît son frère. À la tombée de la
    nuit, ils s’arrêtent près d’une de ces petites gargotes qui jalonnent
    les étapes de leur voyage. En général ils dorment à la belle étoile,
    préférant le ciel et leurs épais duvets aux draps douteux des chambres.
    Ils sont si fatigués qu’ils ne s’attardent dans la salle où se retrouvent
    les voyageurs nomades et touristes que le temps d’avaler un bol de riz
    au gras ou de mil aux fèves dans lequel se perdent quelques morceaux
    de gombos ou d’aubergine.
    Après une douzaine de jours, ils arrivent en vue de Tichit. La
    ville semble prise dans la terrible étreinte des dunes qui l’entourent
    et forcent leur passage jusque dans les rues, envahissant les cours
    et certains rez-de-chaussée de maison. Il est midi, le soleil écrase
    une lumière blanche sur chaque mur, chaque arbuste, interdisant
    la moindre ombre, débusquant le moindre recoin. Il n’y a pas un
    signe de vie. Adrien retient son souffle tant le silence est pesant.
    On est arrivés.
    Tu es sûr que c’est Tichit ? On se croirait à un bout du monde.
    Mais lequel ?…
    On dirait une ville morte… il n’y a personne…
    C’est une ville en train de mourir, son agonie dure depuis des
    décennies.
    Ils ont coupé le contact en arrivant sur ce qui leur semble être
    la place principale de la cité déserte. Au bout d’un long moment,
    débarrassés du bruit du moteur qui perdurait dans leur tête, ils
    entendent le gémissement du vent.
    C’est lugubre.
    Non… c’est beau, d’une beauté délétère.
    Regarde ! La gendarmerie est là. Allons-y.
    Ça m’étonnerait qu’il y ait quelqu’un.
    Tentons notre chance. De toutes façons, on ne peut rien
    faire d’autre. Il n’y a personne pour nous indiquer où se trouve
    la bibliothèque et je suppose qu’il n’y a pas de panneau de
    signalisation. Puis il faut déclarer notre visite.
    Dans la grande pièce sombre un ventilateur brasse lourdement
    l’air. Un homme est assis derrière une petite table de bois blanc.
    Il boit du thé.
    Bonjour.
    Bonjour, asseyez-vous.

    Une heure plus tard Adrien et Serge ressortent de la gendarmerie.
    Ils ont dû décliner leur identité, répondre à un questionnaire
    en trois exemplaires puis préciser oralement l’objet de leur
    venue. Le policier a semblé méfiant quand ils ont dit venir pour
    voir la bibliothèque et la profession de chercheur d’Adrien ne l’a
    pas vraiment amadoué. Il a été plus séduit pas contre par le récit
    de leur voyage.
    Il n’y en a pas beaucoup qui se lancent dans un circuit pareil.
    On sait, mais on voulait prendre des vacances, n’être occupé
    de rien. Quand on reste sur place, c’est presque impossible. Alors
    on s’est dit que si nous roulions avec pour seul but d’arriver à
    Tichit, on ne ferait rien d’autre. c’est ce qui s’est passé. On a juste
    bavardé… pendant des milliers de kilomètres !
    Et comme ça vous demandez l’autorisation de rester pour faire
    des recherches à la bibliothèque ?
    Oui, si c’est possible. Mon frère repartira en avion. Son
    travail l’attend à Paris. Mais il voudrait trouver un guide pour le
    raccompagner jusqu’à Tidjikja.
    Et votre propre voiture, qu’est-ce que vous allez en faire ?
    Je vais la lui garder le temps de mon séjour ici. Après, on verra.
    Je crois que je rentrerai aussi en avion. On ne peut pas toujours
    être en vacances et le voyage est long !
    Je vais appeler quelqu’un qui vous conduira chez le vieil
    Abidine. C’est notre bibliothécaire. Avant votre départ il faudra
    venir vous présenter ici.
    Bien sûr. Je n’oublierai pas.
    Dehors l’air est blanc de chaleur immobile. Le vent est tombé
    laissant la place au soleil encore au zénith. Un gamin s’approche
    d’eux et leur fait signe de les suivre. Laissant le 4×4 sur la place ils
    se dirigent vers une ruelle qui serpente entre les maisons aux murs
    verts et aux lourdes portes de bois ornementées. Après quelques
    minutes de marche qui les mettent en nage, le jeune garçon
    désigne une construction de pierre blanche et repart aussitôt sans
    avoir prononcé un mot. Serge et Adrien avancent et pénètrent
    dans une cour qui surplombe le désert.
    Là sous un acacia un homme se tient assis sur une natte.
    Penché sur un livre aux enluminures pourpres, il suit du doigt le
    texte en murmurant une mélopée lente et sourde.
    Entrez et asseyez-vous. Je vous attendais. On m’a annoncé
    votre arrivée.
    L’homme a relevé sa tête et son regard croise celui d’Adrien.
    Il paraît que vous êtes un savant et que vous venez ici pour
    travailler.
    Serge est resté un peu en retrait. Il remarque que d’énormes
    volets de bois occultent la porte derrière le vieillard.
    Installez-vous vous aussi, dit-il en s’adressant à Serge. Je crois
    que nous avons beaucoup à parler. Nul ne peut prétendre avoir
    accès aux livres s’il ne cherche le savoir, mais nul ne peut le refuser
    à ceux dont l’âme a soif de connaissance. Il faut que je sache
    ce que vous cherchez. Je m’appelle Abidine et j’ai la charge des
    manuscrits. C’est une tâche écrasante.
    Les derniers mots se sont achevés dans un soupir de lassitude
    et le vieil homme semble absorbé par quelque souci enfoui au
    plus profond de lui-même.
    Je sais, murmure Adrien.

    La nuit est tombée sur Tichit. Il a fallu tout ce temps pour
    que chacun se découvre et raconte l’itinéraire qui a présidé à leur
    rencontre, ici, à des milliers de kilomètres de Paris. Il a fallu toute
    la sagesse d’Abidine pour calmer l’excitation d’Adrien et toute
    la passion de celui-ci pour convaincre Abidine de la possibilité
    de faire une enquête pour tenter de retrouver le manuscrit volé.
    Il a fallu tout le bon sens de Serge pour apaiser la conscience
    meurtrie du vieux sage et la fougue débridée d’Adrien ; et pour
    proposer un plan d’action en tant soit peu cohérent. Les trois
    hommes se sont mis d’accord sur un certain nombre de choses.
    Ils ont décidé de garder le secret de leur enquête personnelle.
    La police agit de son côté, lançant des investigations qui peuvent
    être bénéfiques mais Abidine n’y croit guère. Il n’est pas question
    de donner aux représentants de la loi l’occasion de penser qu’on
    l’estime peu capable dans cette affaire. De plus les susceptibilités
    sont fréquentes dans ce milieu et il est préférable de mener
    des recherches sans que cela se sache. Serge, convaincu que le
    document ne peut pas faire l’objet d’une vente en Mauritanie,
    propose de repartir sur Paris d’où il pourrait obtenir des
    renseignements si le présumé voleur est français comme le laisse
    supposer l’usage de cette langue lors de sa venue ici. Adrien
    a décidé de rester ici. C’est de toutes façons le lieu idéal pour
    poursuivre ses travaux.
    Il est temps de dormir. Vous êtes mes hôtes. Auparavant je
    vais vous faire venir de quoi manger. Je suis très frugal moi-même
    mais vous êtes jeunes et vous devez avoir faim.
    Abidine verse dans les petits verres opaques un dernier filet de
    thé presque noir tant il était fort et sucré.
    – Voilà qui me suffit, dit-il en trempant ses lèvres dans le
    breuvage, mais si vous me le permettez j’aimerais rester en votre
    compagnie pendant votre repas. Votre jeunesse m’est d’un beau
    réconfort.

    #153190

    Contours

    Serge remonte le col de son blouson. L’air est frais, avec des
    allures de printemps qui n’y croit pas encore et pousse des
    nuages frisquets devant un soleil tout pâlichon, délavé par des
    semaines de pluies. Dans le square les arbustes commencent
    à pointer leurs bourgeons entre jaspe vert tendre et satin
    moiré vert de gris. Le bac à sable est silencieux, les balançoires
    immobiles. Seul un vieil homme sur un banc salue à bout de
    bras une cour de pigeons qui se dandinent autour des miettes
    de pain qu’il a dispersées devant ses pieds.
    Serge est passé par sa galerie hier soir, dès sa descente d’avion.
    Julien a paru surpris de le voir, il le pensait parti pour un périple
    plus long. Il se débrouille bien, il a réalisé la vente d’un croquis
    pour lequel Serge avait amorcé des négociations qui semblaient
    ne pas devoir aboutir. Serge s’est empressé de le confirmer dans
    ses fonctions de responsable de la galerie en lui annonçant son
    désir de prolonger ses vacances. Ce midi, il a décidé d’aller
    rendre visite à quelques confrères ; c’est l’heure propice aux
    propos anodins autour d’une tasse de café. Généralement on y
    apprend les mouvements du marché de l’art, les visées des uns,
    l’état d’avancement des ventes de tels autres, les contacts en
    cours relatifs aux acquisitions, les difficultés avec le fisc, l’état
    d’esprit des acheteurs, leurs enthousiasmes et leurs frilosités. Bref,
    c’est le moment idéal pour sentir l’atmosphère et se mettre au
    courant des dernières nouvelles, celles que les journaux spécialisés
    n’évoqueront que dans les semaines à venir. A plusieurs occasions
    Serge a pu constater combien ces entretiens informels, sur le pas
    de la porte d’une galerie ou au coin d’un comptoir de bar sont
    déterminants. Sa plus belle affaire, c’est d’ailleurs comme cela
    qu’il l’a réalisée, après avoir passé une bonne heure à bavarder
    de tout et de rien, de rien surtout, du moins en apparence.
    Serge sait le goût qu’ont ses comparses pour le dévoilement de
    leurs stratégies commerciales ; en faisant allusion à tel client
    prestigieux, à telle oeuvre connue, ils ont l’impression qu’un peu
    de gloire et de beauté rejaillit sur eux. Ils se sentent grandis de
    cette fréquentation avec les fortunes de ce monde et les chefs
    d’oeuvre dont le mérite essentiel à leurs yeux est d’être reconnus
    comme tels. Ils n’ont même pas conscience de cet état de fait,
    trop occupés qu’ils sont de comptabiliser par le menu le degré,
    la qualité, la nature de l’intimité qu’ils entretiennent avec de
    richissimes clients au nom soi-disant de la seule beauté. Ils vivent
    ainsi dans une illusion totale dont ils sont les auteurs et qu’ils
    se hâtent de dénoncer chez tout autre n’appartenant pas à leur
    fratrie. Entre eux aussi d’ailleurs, ils se détestent et se jalousent
    avec une constance qui n’a d’égale que l’application qu’ils mettent
    à dissimuler ces sentiments. Serge sourit en pensant qu’il retrouve
    là, avec les adultes, ce qu’il ne supportait pas chez les filles quand
    il était à l’école primaire et préparait le certificat d’étude. Il avait
    été souvent en butte à leurs moqueries dès qu’il avait l’ambition
    de faire le justicier en dénonçant les propos acerbes de certaines
    filles contre l’une d’entre elles. A l’instant où, convaincu de
    la vérité de son combat, il avertissait du danger celle qui était
    menacée d’exclusion, toutes les filles sans exception et comme par
    enchantement se retournaient d’un bloc contre lui. La manoeuvre
    le prenait toujours au dépourvu et il rageait de ce qu’aucune ne
    semblait capable d’avoir la moindre notion de droiture. Depuis,
    il en avait gardé l’impression d’une versatilité féminine certaine,
    ce qui n’était pas sans l’arranger dans la conduite de sa propre vie
    en lui donnant une justification toute trouvée pour consommer
    les femmes avec une grande légèreté sans avoir jamais à s’engager
    auprès d’elles de quelque manière que ce soit.

    A « La Palette » Serge retrouve deux collègues.
    Tiens, je croyais que tu étais parti en vacances, c’est Julien qui
    me l’avait dit.
    Je ne fais que passer. J’ai déjà pris trois semaines mais ça fait
    tellement longtemps que je ne me suis pas arrêté que je ne vais pas
    reprendre tout de suite. Julien se débrouille très bien d’ailleurs.
    Moi, je vais traîner encore un peu, je vais peut-être rester sur
    Paris.
    Tu n’étais pas parti à l’étranger ? avec ton frère ?
    Si si, mais tu sais ce que c’est… on s’aime bien, on est content
    de se voir. Seulement il ne faut pas que ça dure trop longtemps.
    Tu étais où ?
    On est allés un peu du côté de l’Espagne, on y a de la famille
    éloignée là-bas. Lui, il continue à jouer le touriste, je crois que
    ça l’arrange bien. Sa femme ne le fait plus rêver, elle est gentille,
    mais le mariage, ça use !…
    Serge se plaît à parler ainsi, dans l’air du temps, l’air de ce
    que tout le monde entend, attend, l’air des poncifs, des propos
    conformes, préformés aux goûts et dégoûts de la moyenne de
    l’humanité. Il tait le bonheur d’avoir été aux côtés de son frère
    pendant le long périple qui les a amenés jusqu’à Tichit, le plaisir
    de ces nuits étalées sur des centaines de kilomètres passées
    à rouler vers le sud, la lumière bleue du tableau de bord et le
    monde en ombres chinoises de chaque côté de la route. Il ne
    dit rien des lettres d’amour rédigées par Adrien lors de chaque
    étape et qu’il signait de son propre nom pour, finalement, ne pas
    les poster à celle à qui il les destinait, les jugeant trop belles et
    disproportionnées par rapport à la vague tendresse faite d’une
    part non négligeable d’habitude qu’il a pour une certaine Aurélia
    dont il a parlé à Adrien. Serge avait été bouleversé par la ferveur
    de l’écriture de son frère, voyant en celle-ci l’expression d’un âme
    toujours aussi sensible qu’il y a quarante ans, lorsque Adrien
    passait des nuits blanches pour être en harmonie avec la violence
    de la dernière de ses passions amoureuses. Serge avait découvert
    avec émotion que son frère était toujours le coeur pur plein d’excès
    et d’exigences qui ne fait jamais spontanément la part du rêve et
    de la réalité. Adrien avait saisi la boutade de Serge -suggérant qu’il
    rédige lui-même ces lettres- avec un sérieux immédiat et s’était
    mis au travail dans l’instant même. Ainsi jour après jour Serge
    signait ce que son frère écrivait et annonçait l’expédition de ce
    courrier qu’il cachait en fait dans ses bagages.
    Tu rêves ou quoi ?
    Pardon. Que veux-tu les vacances !
    Je te demandais pourquoi tu voulais passer trois semaines
    en famille, toi qui prétends toujours que la famille c’est bien
    seulement de loin !
    Non, on est resté trois quatre jours seulement. Sinon on a fait
    du tourisme, églises, musées, les trucs habituels quoi ! J’ai un peu
    regardé pour ma galerie aussi ; mais bon, tu sais ce que c’est, je
    n’avais pas la tête à ça.
    Il ne faudra pas que tu tardes trop à t’y remettre, ça bouge
    toujours autant ici ; tu tournes les yeux cinq minutes et une vente
    te passe sous le nez. Tiens l’autre jour, j’ai loupé une aquarelle
    que je guettais depuis quelques mois. Ma femme voulait aller
    au baptême d’un neveu, on est parti vendredi dans l’après-midi,
    pour éviter les bouchons et on est rentré lundi matin. Eh bien tu
    vois, ça a suffi pour que l’affaire se fasse dans mon dos. Je n’avais
    pas pensé à laisser mes coordonnées et le gars a eu besoin d’argent
    frais dans le week-end. Comme je ne m’étais pas engagé ferme, je
    n’ai pu rien dire.
    Oui je sais. Mais là je reste sur Paris, pour me remettre dans
    le rythme.
    La conversation traîne d’un sujet à l’autre. Serge en est à son
    troisième café, son voisin de droite trempe sa moustache dans sa
    deuxième bière et celui de gauche sirote son quart Vittel. Avant il
    buvait une coupe -de champagne bien évidemment- et une autre
    en fin d’après-midi. Puis il a eu des déboires…quelques démêlés
    à propos de droits de succession. Entre temps son estomac est
    devenu fragile…l’explication pour renoncer au champagne
    l’oblige maintenant à avaler son grand verre d’eau tous les jours.
    Il aurait pu se rabattre sur le café mais ça n’était guère crédible
    médicalement parlant. Et surtout ça aurait induit un mélange des
    genres ; or les Vertel sont galéristes et experts en art depuis trois
    générations au moins ; le café, ça ne marque pas la différence,
    ça peut même faire franchement prolétaire, il y a tellement de
    brocanteurs maintenant.
    Dis moi Vertel, tu l’a vendu ton immense Toffoli ?
    Ne m’en parle pas, j’ai failli le garder sur les bras cette fois
    encore. Les gens parlent beaucoup comme ça, mais après quand
    il s’agit de prendre une décision, c’est autre chose. Enfin me voilà
    tranquille, j’en suis débarrassé. Là ce qui m’intéresse, c’est de
    savoir ce qu’il advient de ce feuillet daté du onzième siècle et qui
    a disparu de Mauritanie il y a juste un peu plus d’un mois. Tu
    vois de quoi je parle ?
    Non, pas bien, raconte.
    Vertel balaie du regard la salle du café et se penche vers Serge.
    Tu as bien lu les journaux ! mais l’essentiel n’y est pas, tu dois
    t’en douter. Il paraît que le gars qui a fait le coup travaille pour le
    compte d’un type de la haute.
    Tu le connais ?
    Bon…ce ne sont pas des choses à dire…mais entre nous là…
    je crois qu’il était client de ma galerie…enfin de la galerie, du
    temps de mon père…
    La voix de Vertel n’est plus qu’un souffle.
    Serge émet un sifflement d’admiration. Vertel se redresse,
    prend confiance, Serge le sent prêt à s’épancher un peu plus. Le
    problème ensuite, ce sera de faire la part de vérité et de vantardise.
    Vertel est comme ça, il ne peut pas s’empêcher de forcer le trait,
    d’enjoliver, de déplacer même –Adrien dirait transposer- les faits
    pour se retrouver en position de proximité avec eux.
    Ben vas-y raconte !
    Doucement, ça ne se déballe pas sur la place publique des
    choses comme ça.
    Ce que je disais c’est juste histoire de parler. Moi, je suis
    toujours en vacances, je n’ai pas envie de remettre le pied à l’étrier
    tout de suite. Puis tout de même, tu sembles bien au courant.
    Normal ça te concerne un peu en quelque sorte.
    Là tu ne crois pas si bien dire. Figure-toi que le petit Jason…
    Ce n’est pas que je m’ennuie mais il faut que j’y retourne. Et
    puis je la connais ton histoire Vertel. Allez à plus tard les amis. Eh
    Serge, ne tarde pas trop à revenir, on s’ennuie sans toi !
    Fournié, le buveur de bière, se lève et enfile son veston à
    carreaux. Serge l’aime bien ce type, avec ses pantalons de golf à
    toute saison, ses cravates lavallière qui semblent sortir du coffre
    à habit de son grand-père et lui donne des allures de rapin qu’il
    cultive avec un grand plaisir non dénué d’une certaine ironie à
    son propre égard.
    Serge se retourne du côté de Vertel, un peu inquiet de ce que la
    confidence ait pu avoir été interrompue par la sortie de Fournié. Il
    n’ose relancer la discussion, ne voulant en rien laisser voir quelque
    intérêt que ce soit pour l’affaire mais, guidé par sa connaissance
    fine des hommes, il décide de revenir à son comparse lui-même.
    C’est vrai qu’avec toi en tout cas on ne peut pas s’ennuyer !
    Tu as toujours une histoire à raconter ! Une galerie de père en fils
    depuis des générations, ça n’est pas rien. Tu as toujours vécu dans
    le milieu de l’art, tu as vu défiler des tas de gens…
    Vertel est ravi. Il considère encore Serge comme le petit
    nouveau qu’il faut initier et il se juge le plus apte à le faire.
    Oui alors je te disais que j’avais vu Jason la semaine dernière.
    C’est qui ce Jason ?
    Enfin tu le connais bien, le courtier de Lessage ! A vrai dire
    c’est plutôt son commissionnaire, c’est lui qui va chercher les
    cafés, porte la recette à la banque et reçoit parfois les coups de
    téléphone quand Lessage n’est pas là. Mais il n’a jamais fait la
    moindre transaction lui-même. Seulement il paraît que le père
    Lessage a fait une boulette sur son contrat d’embauche et a écrit
    « courtier » au lieu de « coursier ». Je me souviens à l’époque,
    l’histoire avait fait le tour de la profession.
    Alors il n’est plus tout jeune ce Jason, parce que Lessage c’est
    presque la génération d’avant !
    Détrompe-toi, il a dans la trentaine, pas plus, mais il avait été
    pris dès 14 ou 15 ans. C’est le fils d’un client qui n’arrivait à rien
    avec lui ; il faisait les quatre cents coups à l’école et le père l’a
    placé là pour avoir la paix. Tu dois le connaître, je te dis. Il traîne
    toujours dans le coin.
    Il n’est pas dévoré par l’ambition dis donc, pour continuer
    à promener ses cafés et des demis après quinze ans de bons et
    loyaux services !
    Là je ne m’avancerai pas trop. Je te disais justement…lorsque
    je l’ai rencontré la semaine passée il n’avait pas l’air dans son
    assiette. On parle de choses et d’autres… Tu sais, à force d’être
    toujours dans le même milieu on finit par apprendre beaucoup
    sur le terrain et ça je m’en suis tout de suite rendu compte pour
    Jason. C’est drôle je le l’avais pas vu depuis longtemps et je
    n’aurais pas imaginé qu’il soit tant informé du marché de l’art.
    Il ne faut rien exagérer, il y a beaucoup de gens qui s’y
    intéressent de plus ou moins près.
    Non, ce n’est pas ça. Comment te dire ? Il m’a posé deux ou
    trois questions qui m’ont fait tiquer. Tu vois, par exemple, il était
    au courant pour les bibliothèques du désert, or peu de gens le
    sont, du moins l’étaient jusqu’au vol de ce document.
    Explique, je ne suis pas rapide et je reviens de vacances.
    Tu sais qu’on a retrouvé dans la région de Chinguetti en
    plein milieu du désert mauritanien des manuscrits qui datent
    du Moyen-Age au moins. On pense même qu’il en est de plus
    anciens. On en a parlé dans les années 198 0 je crois, parce que
    l’Unesco les a classé patrimoine culturel de l’humanité. Depuis
    quelques associations et fondations aident sous différentes formes
    l’institut mauritanien de recherche scientifique à cataloguer ces
    livres, à les mettre sur microfilms aussi. Puis il faut les restaurer,
    les déposer dans des lieux garantissant leur conservation, éliminer
    les termites…Bref tu vois d’ici, c’est un travail de longue haleine
    mais on peut dire qu’il a été effectué jusque là dans la plus totale
    discrétion. En France par exemple il n’y a qu’au plus haut niveau
    de l’inspection générale des bibliothèques qu’on savait un peu de
    quoi il s’agit !
    Et alors ?
    Il y a quelques semaines à Tichit une page d’un de ces
    manuscrits disparaît et depuis c’est l’effervescence.
    Qui les garde ces ouvrages ?
    Les vieux !
    Comment ça les vieux ?
    Il paraît que c’est une tradition qui remonte au Moyen-Age.
    C’est parmi les plus âgés celui qui est reconnu le plus sage qui a
    la charge de chaque bibliothèque qui ne doit en aucun cas quitter
    le village où elle se trouve. D’ailleurs les organismes officiels sont
    reçus avec une pléthore de précautions et les gens sont très jaloux
    de leurs prérogatives. On n’a pas pu sortir les livres pour les
    expédier ailleurs afin de les restaurer. Tu te rends compte, on est
    même en train de former des locaux dans les métiers du livre pour
    qu’ils s’en occupent eux-mêmes. Il paraît qu’il y a déjà quelques
    relieurs très compétents.
    Ça me paraît en effet une solution intelligente.
    Tu parles ! Tous les musées du monde sont à l’affût et
    proposent leurs services en échange de quelque exemplaire.
    Tu exagères. Mais Jason ? Qu’est-ce qu’il a à voir avec cette
    histoire ?
    C’est drôle…il m’a demandé si je connaissais un client prêt
    à aligner un chiffre avec beaucoup de zéros pour une oeuvre
    exceptionnelle. Et ça, c’était juste après qu’on ait parlé de la
    Mauritanie. Je ne me souviens plus d’ailleurs comment le
    sujet est venu mais je t’assure que pour un coursier, il avait des
    connaissances et pas de celles qu’on trouve dans les revues d’art,
    même spécialisées ! Par contre ce dont je me souviens c’est qu’il
    n’a pas répondu quand je lui ai demandé s’il cherchait quelqu’un
    pour son patron. Il n’avait pas l’ai pressé avant, et là d’un seul
    coup il file en me disant qu’il a un rendez-vous.
    Il l’aura oublié et s’en sera souvenu au dernier moment, c’est
    tout.
    Tu pourrais me dire alors pourquoi il n’a pas répondu à ma
    question ?
    Qu’est-ce que tu imagines ?
    Rien, mais… bon… ça m’a paru bizarre sur le coup. C’est
    vrai que maintenant je ne vois plus du tout pourquoi j’ai eu cette
    impression ! C’est idiot !
    Tu as les nerfs sensibles, tu devrais partir en vacances à ton
    tour !
    Moque toi ! Mais je serais toi je me méfierai tout de même.
    Des types comme ce Jason il y en a plusieurs, et des fois on les
    embauche quand il y a un coup de feu. Ils apprennent mine de
    rien, ils regardent travailler en prenant des airs d’arriérés et puis
    un jour ils t’ouvrent une galerie juste en face de la tienne. Là, tu
    rigoles moins. Moi je n’ai pas ce problème, mon boulot c’est une
    véritable institution. Mais pour les jeunes comme toi, le métier
    a des risques et il y en a plus d’un qui s’est retrouvé sur la paille
    sans avoir rien vu venir. On te pique ta clientèle et tu es le bec
    dans l’eau avec aucun moyen de…
    Serge n’écoute plus… Jason… le nom lui dit quelque chose
    mais il ne sait pas mettre un visage dessus. Vertel pérore avec le
    ton du maître qui condescend à initier l’élève, le geste ample, le
    verbe haut, il en a même oublié son quart Vittel. Serge se garde
    bien de l’interrompre pour partir ; le bonhomme ne manque
    pas de finesse et serait capable de se demander ce qui justifie une
    telle précipitation chez quelqu’un qui est en vacances. Serge tient
    à lui donner l’impression qu’aucun de ses propos n’a retenu
    son attention plus que les autres. Derrière les vitres du café le
    jour s’efface lentement devant les premières brumes du soir qui
    s’accrochent autour des lampadaires sur la place.

    #153191

    Tichit

    Aujourd’hui mardi… Le vent doit souffler comme chaque jour
    sur Dakhla et ses falaises battues par la solitude de la mer. Le
    premier convoi a certainement déjà quitté la ville, laissant
    derrière lui des nuages de sable suspendus en quête d’horizons
    plus sereins. De janvier à mars les tempêtes sont terribles dans la
    région, et il faudra bien trois jours de voyage pour arriver jusqu’à
    Nouadhibou. Là, la caravane se disloquera pour se refaire avec
    d’autres camions, d’autres véhicules tout terrain, colonies de
    chenilles infatigables qui serpenteront plein sud vers Medercha,
    Saint Louis, et plus à l’est vers Atar, Chinguetti, Ouadane.
    Assis sur le seuil de la porte Adrien imagine des voyages. Le
    mouvement des dunes accompagne les battements de son coeur.
    Il a lu pendant trois heures dans la bibliothèque avec Abidine et
    l’or terni du sable apaise la brûlure de ses yeux. Depuis une dizaine
    de jours il est installé chez le vieil homme et passe ses journées
    avec lui, classant et répertoriant les manuscrits, mettant de côté
    les textes qui lui semblent importants pour ses recherches. Mais
    à mesure que le temps avance il a moins de hâte à les consulter. Il
    est pris par le rythme de ce pays de sable que son hôte lui raconte
    et qui fait un doux vertige à l’âme dont il ne peut se lasser. Le soir,
    lorsqu’Abidine revient de la mosquée tous deux s’installent dans la
    cour et Adrien attend. Il attend qu’Abidine convoque les gens de
    ce lieu, ses parents et grands-parents, ses oncles et tous ceux qui,
    plus ou moins affiliés à la famille, ont laissé trace de leur passage
    dans sa mémoire. Adrien sait que le temps d’analyser les manuscrits
    viendra, que le temps de l’écoute laissera place au temps de l’étude ;
    il sait qu’Abidine sera là pour le guider en lui livrant tout son savoir
    et il sait encore qu’il ne lui faut pas bousculer ce temps préalable de
    paroles. Surtout, il sait enfin qu’il n’a pas –qu’il n’a plus- le moindre
    désir de le faire. Bien sûr ses recherches sont toujours présentes à
    son esprit et souvent Abidine et lui discutent filiation, évolution des
    patronymes ; mais il ne met à cela aucune hâte et n’a pas encore pris
    la peine de regarder de près les textes qu’Abidine lui a conseillé de
    consulter. Il aime par dessus tout lire les parchemins qui racontent
    le lent cheminement des caravanes d’est en ouest puis d’ouest en
    est, à l’époque où c’est le pas des bêtes et des hommes qui disait
    les heures et les jours. Il a suivi ainsi deux voyages d’une même
    famille et a vu naître une fille, Oumia. C’est d’ailleurs la sonorité
    de ce nom qui a appelé Abidine une fois encore vers les murmures
    de sa mémoire. Pour Adrien il a rêvé tout haut sa grand-mère, ses
    robes colorées et son regard aveugle qui voyait au delà de la lumière
    du soleil et de l’ombre de la nuit. Près d’Abidine, Adrien se sent
    redevenir enfant. Le vieil homme se substitue à la figure de son
    propre père dont l’image toujours idéalisée échappe de plus en plus
    aux soupçons de souvenirs cruels attachés aux dernières années et
    qu’il n’était jamais parvenu à chasser jusque là. Ou peut-être encore,
    ces souvenirs troubles trouvent-ils enfin une place où se poser dans
    sa mémoire que n’agitent plus de vaines révoltes. Le désert aussi
    procure à Adrien un sentiment d’apaisement. Incommensurable,
    sans fin ni limite, sans contour, figé dans sa propre immensité
    mouvante, insaisissable, paradoxalement ce désert lui semble le seul
    lieu où il se trouve, se rencontre, se reconstruit, se reconnaît. Il est
    point de départ pour penser sa propre vie, il indique la direction
    qu’elle va prendre, il est mesure de ses ambitions et de ses exigences,
    il est consolation de ses erreurs et de ses échecs. Ce désert lui donne
    un vrai temps, pour la première fois, le temps d’exister.
    Mais dis-moi Adrien, c’est toujours moi qui parle, c’est toujours
    moi qui raconte la vie. Dis à ton tour ! C’est comment Paris ? Moi,
    je suis resté à la ville juste le temps d’étudier. L’instituteur avait
    insisté pour m’y envoyer ; ça ne faisait pas vraiment l’affaire de mon
    père, mais l’idée que je devienne maître d’école… il ne pouvait pas
    résister, tous les autres pères l’enviaient.
    Et vous êtes parti longtemps ?
    Six ans, et je ne rentrais pas souvent. Ma mère préparait une
    soupe, que sa propre mère faisait… de la harira je crois, je ne me
    souviens plus bien. Elle la préparait avec des fèves et de l’huile, des
    épices. Je détestais ça mais pour elle c’était une façon de marquer
    mon retour comme si elle voyait dans celui-ci son propre retour
    vers son pays. Elle n’y est jamais repartie ; je ne sais même pas en
    fait pourquoi elle est arrivée là, comment elle connu mon père qui
    l’a amenée à Tichit. Le plus triste vois-tu, c’est que je ne connais
    pas la recette de cette harira, et ça n’est pas un plat d’ici. Parfois
    quelque épice chatouille mon nez, une bouffée de coriandre ou de
    kamoun, une trace qui éveille un instant, une situation. ?je vois
    ma mère découpant avec parcimonie des petits cubes de tomates,
    mais c’est tellement éphémère ! Je n’arrive pas à mettre un nom,
    une date ; c’est comme si on entrouvrait devant tes yeux un coffre
    rempli de tous tes rêves pour le refermer aussitôt. Allez, je suis
    trop bavard. Raconte, toi.
    Il n’y a pas grand-chose à raconter.
    Dis-moi un peu de ta vie, les gens que tu connais, tes
    enfants…
    Je n’ai pas la tête à ça. C’est si loin, ou plutôt je me sens
    tellement ailleurs.
    Ta place est pourtant là-bas Adrien, tu le sais.
    Oui, mais des fois on n’a pas le corps et l’âme au même
    endroit. Souvent même…
    Oui, c’est vrai. Les vrais bohèmes ne bougent pas beaucoup mais ils
    sont toujours en voyage d’eux-mêmes, de leurs amis, de leur famille,
    du monde quoi ! Adrien, raconte-moi alors un de tes voyages.
    À l’horizon le ciel a pris des teintes marines au dessus des
    maisons que les points jaunes et vacillants des lampes piquent
    autour de la mosquée. On entend encore des moutons bêler et
    déjà les femmes appellent les enfants, dispersés sitôt le dîner
    achevé, pour les faire dormir. C’est l’heure qui clôt la journée et
    ouvre ce temps particulier fait de conciliabules sur les terrasses
    et de menus travaux. Quand les mains ne sont pas occupées,
    les hommes fument et laissent s’échapper de leurs lèvres des
    serpents bleutés et indécis. Le parfum du tabac se mêle à l’odeur
    de la poussière adoucie par les effluves des premiers lauriers
    roses en fleur.
    Je pourrais vous dire… c’est l’histoire… enfin ce n’est même
    pas une histoire. C’est une femme qui pense toujours qu’elle va
    mourir.
    Et elle va mourir ?
    Comme tout le monde. Mais elle, elle croit toujours que ça va
    se produire dans les heures ou les jours qui viennent. Et quand
    elle n’y pense plus, c’est qu’elle est occupée de l’idée qu’on va la
    mettre en prison.
    Et pourquoi elle irait en prison ?
    Oh, elle a plein de raisons pour y aller. Des histoires d’argent,
    des histoires politiques. Mais bon, elle n’y va jamais, enfin du
    moins pas depuis qu’elle y a passé quelques semaines pour des
    raisons que je ne connais pas bien. Elle y a laissé en tout cas une
    part d’elle-même.
    Moi à sa place… Bon, la prison ici ça n’a rien à voir certainement.
    Je me serais rapatrié entier et le plus vite possible !
    Je sais. Ça n’est pas pareil pour elle. Elle perd même son ombre
    et ne sait où elle l’a laissée. Puis quand elle ne pense pas risquer la
    prison, elle est en colère, ou elle est malheureuse.
    Ça n’est pas pareil.
    Si, pour elle ça devient la même chose. Il n’y a que la couleur
    qui change. La colère est rouge. Enfin… elle ne vire pas au rouge
    mais ses idées, oui ! C’est une couleur qui refuse toutes les autres.
    Et aussi on ne peut rien dire quand elle est triste, on dirait que la
    mer quitte ses yeux.
    Elle a les yeux bleus ?
    Non, marrons mais ça ne change rien. Déjà dans la colère
    elle est aveugle, alors vous savez la couleur de ses yeux ? Volcans
    éteints, oui c’est ça. C’est de quelle couleur un volcan éteint ?
    Abidine écoute, il écoute les silences suspendus aux paroles
    d’Adrien.
    Et la mélancolie lui fait des vagues dans le regard.
    Il faut que tu l’aimes pour dire des choses pareilles.
    Oui je l’aime. Infiniment.
    C’est ta femme ?
    Non.
    Alors ? Elle existe cette femme ?
    Alors rien. Un jour…
    Quoi un jour ?
    Un jour elle va mourir, ou moi. C’est pareil… Non ce n’est
    pas pareil. Vous savez il y a des soirs comme ça qui sont trop
    difficiles, qui vous font peine à porter. Vous écoutez de la
    musique, vous lisez un livre qui peut même vous faire rire mais
    après ça vous fait des soirs d’émotions trop pleines et vous avez
    envie de mourir.
    Ça fait quoi une envie de mourir pour toi?
    Ça fait comme lorsque vous ne savez plus le sens du mot avenir.
    C’est difficile à imaginer.
    Ça fait comme lorsque vous ne pouvez plus te souvenir du goût
    de la vie. Alors vous ne pouvez plus la désirer, vous comprenez. Et
    si le désir de la vie est en panne, c’est que vous avez déjà commencé
    à mourir un peu, ou que ça ne va pas tarder. Ne vous inquiétez pas,
    je surveille ça de près !
    Adrien a lancé sa dernière remarque sur un ton plus léger.
    Tu as vu ; elle est bizarre ton histoire ! Tu commences par me
    parler d’une femme qui pense toujours à la mort et tu ne cesses
    en fait de me parler de toi.
    Je sais. Peut-être qu’à force je suis devenu elle, tellement mêlé
    à elle que je ne peux plus me penser sans elle. Au travers d’elle, je
    me sens exister. Oui, c’est ça. Vous savez que j’écris ? Non, je ne
    vous l’ai jamais dit.
    Mais si, tu es chercheur et tu écris un livre sur…
    Non, ce n’est pas de cela dont je te parle. J’écris autre chose
    que pour les recherches. Une vraie écriture en quelque sorte.
    Raconte ! Moi je ne connais plus tout ce qui se fait.
    Quand j’étais à l’école, on lisait des romans bien sûr et j’en
    ai fait lire à mes élèves. Je recevais « L’actualité littéraire » un
    journal de quatre pages et je n’en loupais pas une ligne ! Mais
    c’est loin déjà tout cela ! Maintenant je ne sors plus d’ici. Les
    habitants de Tichit ont besoin de quelqu’un pour organiser la
    bibliothèque, distribuer les tâches, trier les manuscrits, indiquer
    les restaurations à effectuer. Ils m’ont désigné et c’est peutêtre
    la tâche la plus noble que j’ai jamais eue à effectuer. C’est
    un véritable sacerdoce ! Pour un peu… Depuis des siècles les
    hommes de ce pays se sont légués de génération en génération
    le devoir de veiller sur leur bibliothèque. Je n’ai pas fait autre
    chose depuis plus de quinze ans et c’est ma fierté.
    Je comprends.
    Alors dis-moi mon fils, tu écris quoi ?
    Justement j’écris ce que je vous ai raconté.
    L’histoire de la femme ? Ça ne doit pas être très gai. Tu n’as pas
    l’air d’aimer beaucoup la vie, toi !
    La question ne se pose pas, ou du moins pas dans ces termes.
    Je voudrais écrire, je voudrais la vérité de la vie et l’écrire. J’essaye
    sans grand succès.
    Comment ça ?
    J’écris peu. Puis surtout je n’arrive pas à une écriture absolue,
    définitive, une écriture après laquelle rien de même nature ne soit
    possible.
    Mon fils tu as des ambitions qui n’ont pas de sens. Sois toimême,
    tout simplement.
    Justement, c’est cette simplicité que je cherche. Si j’y parviens
    un jour, j’aimerais que ce soit le nom de cette femme qui la
    signe parce que c’est elle qui en serait le véritable auteur. Elle m’a
    conseillé déjà la correspondance, puis la nouvelle, le policier, les
    classiques. Je me suis un peu essayé à quelques uns de ces genres
    après les avoir beaucoup lus. Si au moins je retrouvais le bonheur
    de lire. Il m’a été gâché par la douleur de ne pas savoir écrire.
    Qui te dit que tu ne sais pas écrire ?
    J’écris d’instinct des mots qui disent un peu du monde, de ses
    couleurs, mais je ne sais pas écrire un début, un milieu, une fin.
    Je me souviens quand j’avais ma classe. Au mois de mai je
    projetais un film aux enfants. Quel bonheur pour eux, c’était
    une vraie fête !J’aimais au cinéma ce mot « fin » qui explosait sur
    l’écran et s’approchait à toute vitesse des yeux des spectateurs.
    Ecrire vous voyez, ce serait ça : un début, un milieu et une fin
    comme dans un film. Mais l’écriture est au delà de ce mouvement
    qui fait un tout.
    Pourtant ta langue est celle de ta famille Adrien, celle de ta
    mère, ta langue maternelle ; elle est don de tes parents, elle fait tes
    racines et constitue à ce titre un tout.
    Vous parlez comme cette femme parce que vous mêlez aussi
    langue et écriture. L’écriture est différente ; elle correspond à la
    part muette de soi-même. L’écriture est une sorte d’entre-deux,
    de déchirure qu’il faut constamment raccommoder. Elle évoque
    l’indicible, les racines qu’on n’a pas justement et qu’on se cherche
    sans jamais les trouver.
    Toi Adrien, tu as mal.
    Oui, mal à mon identité, ma non-identité plutôt. À mon âge
    j’en suis encore à me demander qui je suis. Mes ancêtres et mes
    descendants ne me suffisent pas pour répondre à cette question.
    Qui suis-je ? Là tu vois, impossible de me défiler. Tout ce qui peut
    contribuer à résoudre ce problème est de ma seule responsabilité.
    Inutile que j’aille fouiller mon passé, que je me cherche une
    histoire fondatrice. Je suis nu, vierge, mon histoire est celle de
    mon seul présent. Et mon présent justement .. Je n’en suis pas
    particulièrement fier.
    C’est pour cela que tu as envie parfois de disparaître ?
    Oui. Et faute de le faire, je tourne en rond.
    Mais tu as bien objectivement des souvenirs, tout de même…
    une famille !
    Oui mais dans ce cas précis ça ne veut pas dire grand chose.
    Ces souvenirs ne suffisent pas à me faire vraiment exister. C’est
    étrange… je me nourris plus des souvenirs de cette femme, c’est
    au travers d’eux que je reviens à ma propre histoire. Ça se fait sans
    que je le veuille… Je la place, elle et sa vie, immanquablement
    sur le chemin de ma vie. Il faut qu’elle vive… j’ai tant besoin de
    la certitude de son existence pour continuer à vivre moi-même.
    Il faut que je sache qu’elle existe : chaque jour j’ai besoin de ce
    savoir, et chaque nuit aussi. Si je pouvais dormir, longtemps, très
    longtemps… je n’aurais pas besoin de compter les heures pendant
    lesquelles la conviction de son existence m’échappe.
    Et si elle venait à disparaître Adrien ?
    Je me tue. Je me tais. Ça dépend.
    Ça dépend de quoi ?
    Ça dépend de ce que ceux qui m’aiment sont capables de
    supporter… mon absence ou mon silence… définitifs.
    Mon fils, il y a beaucoup à faire ici. Reste parmi nous. Chaque
    jour t’apportera son lot de difficultés à résoudre… le travail peut
    être une vertu dans certaines situations.
    Je sais… je sais. À Paris je travaille déjà beaucoup !
    Oui mais ça ne t’empêche pas de penser. Ici tes pensées seront
    plus légères, tes peines moins lourdes à porter. Tu verras, tu seras
    apaisé sans même chercher à l’être. Le désert murmure sa présence
    et accompagne les hommes dans chacun de leurs gestes. Ici, tu ne
    seras jamais seul, jamais au bord de toi. Le pays est si vaste… il te
    ramènera toujours à toi-même, sur tes propres traces.
    Devant les deux hommes le ciel a fondu ses ailes de plomb sur
    les dunes et noyé les reliefs dans ses ombres à peine bleutées. Le
    village a arrêté chaque geste, chaque mouvement, chaque bruit, et
    au plus profond du lointain c’est à peine si on entend les soupirs
    des chacals. Le monde est suspendu, immobile au dessus de cette
    heure avant que ne recommencent les cris et les frémissements
    du désert.

    #153192

    Tracées I

    Ce soir, Serge s’est promis de passer voir Marianne, sa belle-soeur,
    et ses neveux. Il a pour eux quelques souvenirs, en attendant le
    retour en voiture d’Adrien. Le retour d’Adrien, c’est justement
    l’objet de la visite que Serge veut faire. L’idée d’annoncer que
    l’époux- et le père- ne regagnera le foyer que plus tard ne lui
    sourit pas outre mesure.
    Serge n’avait pas pensé au départ que ce voyage les secouerait
    tous deux autant. Généralement c’est Adrien qui parlait et Serge
    l’accompagnait dans son monologue par une écoute dont il ne se
    croyait pas capable. Leur enfance, leurs parents, les autres frères et
    soeurs… Les années de fac avec ses foisons d’idées brassées à pleine
    tête des heures durant, et le monde qui ne cessait de s’accoucher
    dans la douleur et la déception de ce qu’il était somme toute
    encore bien loin de ce que l’on pouvait en avoir espéré. Adrien
    parlait aussi du présent, de son présent, à l’exclusion presque
    totale des siens… Peut-être faut-il savoir perdre un temps ses
    enfants pour pouvoir les rencontrer véritablement de nouveau un
    jour… ? Si tel est le cas, Serge estimait que le moment était venu
    pour Adrien de perdre de vue ses fils, mais il lui semblait- et ce
    n’était pas sans un certain malaise- qu’il les avait perdus aussi de
    coeur. Quant à Marianne, elle n’était apparue que comme mère
    des enfants et parfois comme collaboratrice pour quelque vague
    projet d’ordre plutôt matériel. Pendant ces dizaines d’heures de
    voyage, enfermés dans la voiture ainsi que dans un cocon, ainsi
    que dans des bras presque maternels, bercés pas la douceur du
    chauffage ou de l’air, se nourrissant au gré de leur seule fantaisie
    et sans souci aucun d’équilibre alimentaire, Adrien et Serge
    avaient fait le tour de la vie, tour d’horizon souvent bouché,
    du moins obscur, mais qui laissait tout de même entrevoir des
    confins lumineux tant Adrien avait l’art de fondre en une même
    pâte rêve et réalité. Serge n’avait guère échappé à la magie de
    son verbe et maintes fois il s’était surpris à réfléchir- de façon
    tout à fait pragmatique comme à son habitude- aux moyens de
    concrétiser les fantaisies et les songes dont Adrien semblait se
    repaître. Quand il avait quitté son frère quelque 72 heures plus
    tôt celui-ci semblait pacifié ; le voyage l’avait rendu à lui-même…
    Mais il était loin de l’avoir mené aux siens !

    D’une cabine téléphonique, Serge appelle sa belle soeur.
    Bonjour, c’est Serge.
    …Vous êtes rentrés ? mais quand ?
    Attends… Moi je suis rentré mais Adrien est encore là-bas, il
    ne va pas tarder…
    Il va bien ?
    Oui bien sûr, il a seulement encore pas mal de boulot et…
    Tu es où toi ?
    Juste en bas de chez vous. Je me proposais de monter cinq
    minutes pour…
    D’accord mais pas plus, je dois sortir et les enfants ne sont
    pas là.
    Je ne veux pas te déranger.
    Non, non… Monte.
    En raccrochant Serge pousse un soupir. Un peu courte peutêtre
    son appréciation à propos d’Adrien et de sa femme. Marianne
    non plus n’a pas l’air de souffrir particulièrement de l’absence
    de son mari. Il est vrai que vivre avec Adrien au quotidien doit
    relever du sacerdoce.

    Bon j’espère qu’il va me téléphoner pour me dire quand il
    rentre. Ça avance au moins ses recherches ?
    C’est la première fois, au moment où Serge s’apprête à partir,
    que Marianne évoque le travail de son mari. Tout le temps -fort
    court certes mais tout de même- de la discussion Serge a eu le
    sentiment que ces deux-là mènent une vie en parallèle sans jamais
    beaucoup se rencontrer. En sortant de l’immeuble il songe avec
    une bouffée de tendresse à son frère… Et c’est à cet instant précis
    qu’il a une idée soudaine.
    Jason, Jason… Bien sûr… C’est le type qui essayait de piquer
    dans la caisse de Marianne quand elle tenait sa librairie. Je me
    souviens maintenant, je venais juste pour déposer les enfants. Ils
    n’avaient pas encore le droit de rentrer tout seuls de l’école cette
    année-là…
    Serge marche à grandes enjambées. Jason, il sait où il peut le
    trouver. Il a ses quartiers du côté de Saint Michel. À moins que
    depuis il ait changé. « Ce serait étonnant, parce que ce gars, il
    faisait un sacré complexe par rapport aux étudiants et il cherchait
    à les épater avec son fric. À l’époque pourtant, il ne gagnait pas
    grand-chose chez Lessage. C’est bien pour ça d’ailleurs qu’il
    essayait d’arrondir ses fins de mois… Il n’empêche, pour les
    étudiants il était quasiment riche ! Ça vaut peut-être le coup de
    tenter quelque chose par là. Et puis quoi faire d’autre ? Enfin…,
    ce n’est pas par hasard que Vertel m’a parlé de lui ! c’est justement
    parce qu’il me racontait ce qu’il savait à propose du vol de Tichit.
    Par ailleurs l’affaire est d’une telle envergure… Je ne vois pas Jason
    là-dedans ! Et ce n’est pas parce qu’il n’était pas des plus honnêtes
    qu’il a obligatoirement continué sur cette voie ! On peut changer
    en quinze ans. »
    Vers le quartier latin comme d’habitude il y a affluence malgré
    l’heure. Il ne faut pas trop espérer rencontrer autre chose que des
    touristes qui déambulent, désoeuvrés ou ivres de fatigue, lassés
    par une journée de visites de monuments, saturés de boutiques,
    d’achats, de dépenses et pourtant encore prêts à écouter les faux
    grecs, les faux italiens qui veulent à tout prix leur fourguer leurs
    sandwichs et autres pizzas. C’est au fond d’une petite gargote
    branchée que Serge aperçoit Jason, entouré de gens, hommes et
    femmes, visiblement plus jeunes que lui mais qui ne semblent
    guère être plus étudiants que lui. Serge s’approche pour s’installer
    à la table d’à côté, laissant à Jason le temps de le voir mais faisant
    mine lui-même de ne pas le reconnaître. Il n’a guère changé à
    vrai dire et a gardé le même style qu’il avait quelques années
    auparavant, tout de noir vêtu. Le visage s’est affirmé, empâté
    peut être. Serge craint d’avoir pris lui-même un coup de vieux
    plus conséquent qui empêcherait Jason de mettre un nom sur sa
    tête. Quoiqu’il en soit, en admettant même qu’il le reconnaisse,
    il n’est pas certain qu’il le lui fasse savoir. Il est possible aussi qu’il
    cherche carrément à l’éviter.
    Tiens, mais c’est Serge ! qu’est-ce que tu fais ici ?
    Jason a repéré au premier coup d’oeil Serge et il se lève
    pour lui tendre la main. Il n’a pas oublié l’épisode scabreux
    de la librairie où, instinctivement, il avait classé Serge dans la
    catégorie des hommes qui ne sont pas franchement légalistes,
    après que celui-ci se soit contenté de récupérer l’argent volé et
    de lui coller son poing dans la figure tout en lui faisant déballer
    son pedigree, nom adresse âge etc, alors qu’il pouvait le conduire
    directement chez les flics.
    Je traîne, je suis en vacances. Et toi ? Toujours chez Lessage ?
    Tu sais ce que c’est… la place n’est pas mauvaise et le patron
    m’envoie de plus en plus souvent pour suivre les ventes aux
    enchères. Ça me plaît.
    Moi, je ne serais pas resté !… radin comme il est, tu n’as
    aucune chance de faire fortune… Pourtant on dit qu’il dort sur
    un matelas de billets !
    Oh ça tu sais, c’est la légende. Les affaires marchent bien c’est
    vrai, mais il y a plus de monde sur la place maintenant. Et ta
    galerie, ça tourne ?
    Oui bien sûr… j’ai quelqu’un qui s’en occupe quand je pars
    et j’envisage d’embaucher une autre personne. Ça te tenterait ?
    Ça serait autre chose qu’avec Lessage…
    Peut-être mais ça me convient assez là-bas… J’ai beaucoup de
    temps de libre.
    Et tu en fais quoi de ton temps ?
    Je bricole à droite et à gauche.
    Bien … allez, bonne soirée !
    Non, viens avec nous ; c’est juste des connaissances. Qu’est-ce
    que tu veux boire ?
    Serge s’installe à la table. Il est étonné de la facilité avec
    laquelle les événements se sont enchaînés. Il va devoir jouer serré
    maintenant ; il s’agit de ne pas lâcher Jason, et de ne pas l’inquiéter
    tout en le cuisinant pour apprendre ce qu’il a à voir avec le
    manuscrit de Tichit… si tant est qu’il ait à y voir quelque chose.
    Bon alors raconte tes vacances.
    Rien de spécial ; je suis parti avec mon frère, tu sais… le mari
    de la libraire.
    Jason, gêné, s’empresse de l’interroger.
    Et vous êtes allés où ?
    On a fait un périple vers le sud, un peu l’Espagne.
    Moi j’adore l’Espagne !
    La femme minaude, voulant capter l’attention de Serge.
    J’y suis allée au moins cinq ou six fois et chaque fois c’est un
    vrai bonheur. Le soleil, la musique, les corridas surtout… vous
    aimez les corridas ?
    Jamais vu.
    Alors vous ne connaissez rien à l’Espagne, je vous assure !
    Chacun y va de son commentaire, pour , contre, la cruauté
    des hommes, la bêtise des animaux, les mots circulent… Les idées
    s’échappent là où elles peuvent. Serge est légèrement grisé par
    l’atmosphère de volière qui règne dans le restaurant. Il est pris
    d’une irrésistible envie de dormir mais il ne peut lâcher l’occasion
    de faire parler Jason.
    Tiens au fait Jason, je vais peut-être revoir l’organisation de la
    galerie. Maintenant les gens aiment que ça bouge, que ça change
    vite ; ils n’ont pas envie de trouver la même chose d’une visite à
    l’autre. Je vais donc cibler des objets un peu plus modestes, des
    toiles et des sculptures à prix plus abordables que ce que je fais
    actuellement… Je voudrais que ça tourne.
    Tu aurais peut-être intérêt à ouvrir ta galerie à des choses plus
    diverses alors… parce que la sculpture et la peinture c’est tout de
    même limité si tu veux présenter des oeuvres plus abordables.
    Certainement… mais je n’ai pas vraiment d’idées encore. Faut
    que je réfléchisse…
    Tu peux toujours regarder du côté des objets d’orfèvrerie. Tu
    as des confrères qui font ça.
    Oui… mais moi ça n’est pas vraiment mon rayon. Je pensais
    un peu aux bouquins, surtout depuis que le comte de Laye a
    vendu sa bibliothèque. J’ai vu des choses superbes chez lui !
    J’ai vaguement entendu parler de cette vente. Il paraît que Mr
    de Farago a acheté deux elzévirs du 17ème siècle.
    Qui c’est ce Mr de Farago ?
    C’est une des grosses fortunes de Paris, fortune ancienne…
    mais le nom lui est très récent.
    Comment ça ?
    C’est un type qui a fini par imposer l’usage d’une particule
    devant son nom… enfin ça n’est pas son vrai nom. Il n’empêche,
    il a pignon sur rue et il fait tout pour qu’on oublie ses origines.
    Tu parles, il ne sort pas de la cuisse de Jupiter !
    Mais c’est incroyable des trucs pareils ! tu connais du beau
    monde Jason…
    La femme à la corrida… Décidément elle ne peut pas la boucler
    plus de cinq minutes ! Serge fait celui qui n’a pas entendu.
    Et d’où vient-il ce noble tout neuf ?
    Tu parles, il suffit de remonter deux générations pour trouver
    dans sa famille des bougnoules.
    Sous l’injure du mot Serge se crispe, prêt à bondir, ses mains
    blanchissent autour du verre qu’elles serrent, serrent… S’il n’avait
    l’intuition que Jason peut le mener quelque part, même sans le
    savoir… il lui ferait ravaler ses mots d’un geste…« Du calme
    Serge, du calme. Tu le dérouilleras après… Adrien, grand frère,
    regarde comme je suis raisonnable… C’est un authentique con
    doublé d’une ordure ce type »
    Serge a pris le temps de respirer en regardant dans la salle,
    comme si les propos de Jason n’avaient pas grande valeur pour
    lui… c’est juste histoire de parler… il ne faut pas donner de
    l’importance à la conversation ni focaliser l’attention. Quand il
    reprend la parole, Serge a tout de celui qui cause sans vraiment se
    soucier du sujet.
    Quoique tu dises Jason, les gars qui peuvent se payer des
    fantaisies à ces prix, nobles ou pas nobles ils m’épatent. Parce que
    je suppose que ça n’était pas donné ces elzévirs !
    C’est quoi des elzévirs ?
    Cocotte faudrait voir à te cultiver un peu ! Je croyais que tu
    étais étudiante.
    Jason ne peut s’empêcher de parader devant les autres. Il
    est flatté de ce que Serge et lui soient visiblement les seuls à
    comprendre ce dont il est question. Sans prendre la peine de
    répondre à la femme il se retourne sers Serge.
    Honnêtement je ne suis pas au fait des tarifs qui se sont
    pratiqués mais je peux t ‘assurer que le gars a vraiment les moyens
    de les allonger.
    Tu le connais bien ? Je ne savais pas que tu fréquentais les gens
    de la haute…
    Serge hésite… La perche tendue est un peu grosse, Jason risque
    de tiquer, pris de soupçon devant l’insistance de Serge. Mais il ne
    résiste pas au plaisir d’en imposer aux autres et il est à mille lieues
    de penser que Serge est en chasse de renseignements. D’ailleurs
    Serge lui-même lance des coups de sonde dans le vide, sans trop
    savoir ce qu’il espère pêcher. Il a juste au fond de lui le sentiment
    que Jason peut le brancher sur quelque chose concernant le
    document volé à Tichit. Il imagine des informations que Jason
    aurait eues par indiscrétion.
    Je ne le connais pas vraiment… mais on a failli faire affaire
    tous les deux un jour…
    Serge émet un sifflement admiratif.
    Dis donc je ne pensais pas que tu pouvais traiter maintenant
    toi-même avec des clients de cette pointure ! Je comprends que tu
    ne veuilles pas bouger de chez Lessage.
    Attends ça n’est pas vraiment ça… tu sais, Lessage, des fois…
    enfin bon… c’était plutôt de personne à personne quoi.
    Tu veux dire que le de Farago n’est pas le client de ton
    patron ?
    Bien sûr que si mais là sur ce coup… enfin pour cette affaire…
    enfin bon… enfin tu comprends. J’avais un truc à lui proposer.
    Mais ça ne s’est pas fait…
    Serge sent qu’il marche sur le fil d’un rasoir. Jason n’a rien dit
    et pourtant Serge a la certitude que son histoire n’est pas sans
    rapport avec ce qui l’intéresse. Il ne peut pas dire objectivement
    pourquoi mais il en a l’intime conviction. Il s’agit de ne pas
    effrayer Jason, de le pousser à la confidence jusqu’au bout sans lui
    laisser deviner l’intérêt qu’il porte à ce mystérieux Mr de Farago.
    Le jour où on connaîtra les moyens de faire affaire à tous les
    coups Jason… Moi-même je fais chou blanc souvent, alors…
    La soirée se traîne et Serge ne pense plus qu’à une chose,
    rentrer chez lui. La bande commence à se disloquer ; Les uns
    ont un train à prendre pour d’improbables banlieues situées si
    loin que Serge se demande si c’est encore en France tant la façon
    de les évoquer par certains laisse supposer un autre monde ; les
    autres prétextent des travaux à achever, un ultime rendez-vous
    à ne pas manquer. A les entendre maintenant Serge comprend
    l’impression désagréable qu’il a eue dès le moment où il s’est
    installé à leur table. Chacun des convives est frustré de n’avoir
    pas eu la vedette et le lui fait sentir comme si leurs journées
    n’avaient de sens que par ces rencontres nocturnes autour
    d’un verre. Jason de son côté tente vainement de les retenir,
    pressentant que son avenir est plus avec eux qu’avec Serge.
    Serge n’a été que l’occasion tout à fait ponctuelle et même
    exceptionnelle de se faire mousser pendant quelques heures,
    aussi est-ce sans conviction qu’il lui propose sa nouvelle adresse.
    Serge jette un coup d’oeil sur sa carte de visite.
    Dis donc tu as même des cartes de visite, toi ! Et tu es installé
    à la Défense !… ça n’est pas donné là-bas…
    Sûr, mais que veux-tu je vis seul, je n’ai pas de famille à
    charge…
    D’accord, il n’empêche…
    Attends ! je ne suis pas du côté de la Grande Arche moi. On
    trouve des petits logements abordables dans les rues de traverse,
    je t’assure.
    Je m’en doute.
    Ce n’est pas comme de Farago, il ne se gêne pas lui. Il est
    royalement installé rue St Honoré, tu sais à côté du 115, là où il
    y a la vieille pharmacie ?
    Oui je vois. Tu est déjà allé chez lui ?
    Deux ou trois fois pour lui porter des tableaux.
    Ce doit être somptueux.
    Je n’ai pas eu vraiment le temps de voir parce qu’il m ‘a reçu
    entre deux portes.
    Les deux hommes sortent du restaurant.
    Tu vas où ?
    Serge –simple automatisme– a posé la question alors que les
    derniers clients se séparent sur de vagues saluts sans conviction.
    C’est l’heure où chacun dépose les armes et réintègre son propre
    visage, peau chiffonnée de fatigue contre allure fringante, solitude
    incontournable contre rires partagés. L’opération est malhabile,
    hésitante, entre chien et loup. Le ciel au-dessus de la Seine est sali
    de traînées blafardes qui souillent la brillance des étoiles en tirant
    derrière elles des ombres indécises. « Il est trop tard pour commencer,
    trop tôt pour finir » pense Serge en se dirigeant vers Notre-Dame.
    Il a le vague sentiment que Jason le suit quelques pas en arrière
    sans que vraiment l’un ou l’autre ait décidé quoi que ce soit.
    Je crois que je vais aller dormir, je suis crevé. C’est ça les
    vacances, ça t’épuise. Allez, salut, à la prochaine !
    Non, attends !… À plus tard vous autres, même heure
    demain.
    Jason a accéléré le pas pour être à la hauteur de Serge.
    Je croyais que vous alliez finir la soirée ailleurs avec tes amis.
    Ils vont faire la gueule… j’ai l’impression qu’on leur a plutôt cassé
    les pieds à parler boulot.
    Ne t’inquiète pas. Tu sais ce sont des mômes encore ; aucun ne
    travaille et leurs études, ça ne les épuise pas. Tous des fils à papa ;
    ils font traîner les choses. Ils jouent un peu aux fauchés parce que
    dans leur milieu ça fait genre, mais je te garantis que dans dix ans
    ils gagneront deux fois plus que toi, études achevées ou pas.
    Tu les vois tous les jours ?
    Oui quasiment. Ils sont sympas et ça me sort de l’ambiance
    Lessage. Avec lui tu comprends, je n’ai pas franchement l’occasion
    de rigoler. Et ses clients bourrés de fric me donnent tous
    l’impression d’avoir avalé un manche à balai. Avec le dixième de
    ce qu’ils peuvent claquer par mois, je te jure que je m’amuserais
    autrement qu’eux !
    Tu n’es pas trop à plaindre d’après ce que tu m’as dit…
    Serge regrette dans l’instant même sa remarque. Depuis le
    début de la soirée il a multiplié les réflexions relatives à l’argent,
    un peu trop souvent à son goût. « Je dois me faire des idées. Il ne
    peut pas continuer à piquer dans les tiroirs-caisses, c’était un truc
    d’ado ça. Pourtant il a un sacré train de vie pour un coursier,
    même avec de l’ancienneté. Il a dû se racheter une conduite
    depuis le temps. Mais il ne fait pas net ce type, je ne sais pas, une
    impression. Je ne le sens pas. »
    Alors je lui ai dis…
    Excuse moi, je ne t’écoutais pas. Après tout ce vacarme dans le
    restaurant et ce calme maintenant…
    Je te disais que je lui ai signifié clairement son fait au client.
    Quel client ?
    Ben, De Farago ! Tu comprends il me demande de faire des
    démarches pour lui, une grosse affaire qui m’a occasionné des
    frais importants, et au dernier moment il se défausse. Moi je me
    retrouve avec la marchandise sur les bras !
    Serge s’est arrêté de marcher. « Du calme, ne fais pas de gaffe.
    Si ça se trouve tu te fais un cinéma pour rien. »
    Et pourquoi il a laissé tomber ?
    Au dernier instant Serge a renoncé à la seule question qu’il
    voulait vraiment poser concernant la nature de la marchandise.
    Mais même pour la question somme toute banale dont Serge s’est
    contenté, Jason ne semble pas pressé de répondre. « Il devient
    farouche on dirait. »
    … Tu sais ça arrive à tout le monde ce genre de mésaventure.
    De toutes les façons c’est mauvais pour l’image du client, pas
    pour la tienne ! Regarde après ce qui se passe. Les noms de ceux
    qui lâchent une affaire sans prévenir circulent entre les collègues,
    et il faut reconnaître qu’on se serre les coudes dans la profession
    face à un type qui a fait des crasses.
    Oui c’est vrai. Il n’empêche !
    Écoute, on ne peut pas travailler comme des fonctionnaires,
    on est obligé de prendre des risques. La plupart de nos affaires,
    on les fait sur la parole donnée, pas sur des papiers en triple
    exemplaire dûment signés.
    D’accord mais… ce coup-là, il me reste en travers de la gorge.
    Je comptais sur une rentrée d’argent moi !
    Serge ne peut pas s’aventurer plus loin. Il a bien tenté de noyer
    le poisson avec son discours sur la solidarité professionnelle, mais
    Jason semble mal à l’aise, méfiant presque.
    Ne t’inquiète pas, tu la placeras ailleurs ta marchandise.
    Tu crois ça toi !
    C’est sorti d’un seul coup, avec une telle violence que Serge ne
    peut manquer de remarquer que le ton a changé. Il ne résiste pas
    à l’occasion qui se présente.
    Qu’est-ce que tu devais donc lui fournir à ton De Farago ?

    Il faut que tu voies auprès des collègues, tout se vend tu le sais
    bien, même s’il faut souvent du temps.
    Enfin là… Bon, il faut que j’y aille. À la prochaine.
    Jason a tourné les talons avant que Serge ait le temps de
    réagir, laissant en suspens la tension qu’a visiblement provoqué
    l’indiscrétion de la dernière question.
    Serge prend le chemin le plus court pour rentrer chez lui. La
    fatigue, le projet d’un long bain très chaud et d’un bon bouquin
    pour terminer la soirée reculent devant l’excitation. Il flaire
    un histoire pas claire du tout, et en même temps il doit bien
    reconnaître qu’il n’est pas plus avancé qu’au début de sa rencontre
    avec Jason. « Ce n’est pas par lui qu’il faut que je commence. Il
    ne va pas me lâcher un mot de plus et il va finir par trouver que
    j’insiste un peu trop. De Farago… Jamais entendu parlé de lui.
    Pourtant je dois pouvoir trouver ses coordonnées. Après il me
    faudrait un motif pour le rencontrer. Enfin, de là à apprendre
    ce qu’il voulait acquérir auprès de Jason ! Mais si je ne tente rien
    de son côté, je ne vois pas comment je vais avancer. Décidément
    Adrien a toujours des idées incroyables et il sait toujours aussi me
    les refiler. Lui, il est tranquillement là-bas, à boire verre de thé sur
    verre de thé en devisant avec le vieil Abidine, et moi je suis censé
    faire le détective ici. Bon sang, ce document il faut bien qu’il soit
    quelque part. Toute la question est de savoir si Jason est assez tête
    brûlée pour un coup pareil. Trouver quelqu’un pour aller voler
    un vieux manuscrit à des milliers de kilomètres d’ici ! À moins
    qu’il n’y soit allé lui-même. Ça me paraît délirant ! Et si on lui
    a proposé une fortune pour prendre un risque pareil ? Quoiqu’il
    en soit je ne comprends pas pourquoi on pourrait tant vouloir
    un bout de papier vieux de sept ou huit siècles avec une simple
    liste de noms !Le type qui a consulté les manuscrits de Tichit a
    eu l’occasion de prendre des pages infiniment plus intéressantes
    d’après ce qu’a expliqué Abidine. »
    Serge n’a plus du tout sommeil. Arrivé chez lui il allume
    son ordinateur et fouille dans les annuaires. Trouver l’adresse
    de De Farago est l’affaire de quelques minutes, d’ailleurs Jason
    la lui avait donnée approximativement. Puis sur l’écran il fait
    défiler tous les mots qu’Adrien lui a demandé d’enregistrer
    avant de partir. Pour la plupart d’entre eux il s’agit de noms de
    famille et de noms de villes : Merzouza, Rissani, Tafilelt, puis
    Zouerata, Atar, Akjonjt, Hamody ould Mahmoud, Brahim ould
    Eldeba, Moussa ould Zefda… Serge parcourt ces listes dont il
    a été question avec son frère durant tout le voyage vers Tichit.
    C’est surtout Sijilmassa qui retient son attention. Adrien lui a
    raconté que la cité fondée au huitième siècle servait de base de
    départ aux grandes caravanes qui exportaient des métaux, l’or
    en particulier, du sel et des dattes, des étoffes aussi vers le Mali.
    Il fallait au moins deux mois de marche dans le désert pour y
    parvenir. Côté Mauritanie c’est la ville d’Aoudaghost fondée deux
    siècles plus tard qui constituait le point de rencontre du monde
    noir et du monde arabe. D’après Adrien, lors d’un des multiples
    conflits qui opposa les Almoravides et les Almohades, des
    milliers de personnes se sont déplacées ou ont été exilées dans ces
    immenses régions désertiques. Certaines tribus nomades se sont
    sédentarisées en fonction des rapports de force. Des contingents
    de troupes constituées d’ethnies diverses ont sillonné le désert
    dans un sens ou dans l’autre selon leurs revers de fortune. Serge
    est découragé devant la complexité de l’histoire de ces pays. Il se
    demande comment il a pu se laisser convaincre par Adrien sur
    la base d’informations aussi pauvres pour s’engager dans une
    enquête dont il ne voit même pas quels rapports précis elle peut
    avoir avec le récit que son frère lui a fait des rivalités entre tribus
    arabo-berbères, grandes familles maraboutiques et autres chérifs
    alaouites. « Comment s’y retrouver ? Il n’y a qu’un intello de
    chercheur pour vouloir comprendre des trucs pareils ! D’un côté
    plus de dix siècles d’histoire et de l’autre un patelin dont tout
    le monde se met à parler parce qu’on y a perdu une feuille de
    papier ! Et comme par hasard il faut que ce soit mon frère qui
    décrète que trois années de travail de la plus haute importance
    dépendent de ce même bout de chiffon ! Puis moi je fonce tête
    baissée avec en bandoulière l’enthousiasme de mon frère et au
    poing la certitude que rien ne peut me résister ! Tu vieillis Serge,
    mais tu n’as pas gagné en réflexion ! Qu’est-ce que je peux bien
    trouver ici à Paris comme explication à la disparition d’une page
    arrachée à un vieux manuscrit planqué dans une bourgade dont
    les neuf dixièmes de l’humanité ignorait avant le vol jusqu’à
    l’existence ? Je déraille même franchement au point de me mettre
    dans la tête qu’un petit coursier comme Jason puisse être au
    courant et même,…oui dis le, le ridicule ne tue pas…qu’il puisse
    en être l’auteur ou le commanditaire ! C’est vraiment n’importe
    quoi ! ! ! Demain j’appelle Adrien et je lui remets les pieds sur
    terre. De toutes façons il va avoir amassé des informations
    probablement très intéressantes pour son boulot, il n’aura pas
    perdu son temps. Et puis moi, il faut que je retourne m’occuper
    de ma galerie. »
    Serge se lève et s’étire en baillant à pleine bouche. La fatigue lui
    est tombée d’un seul coup sur les épaules. Il éteint son ordinateur
    et sans même passer par la salle de bain il se couche de tout son
    long sur le lit.

    La femme a posé sur sa poitrine un livre, très gros, très lourd ;
    Serge voudrait bien s’en débarrasser mais il n’arrive pas à le
    soulever. Il essaye d’amadouer la femme pour qu’elle l’aide ; elle
    reste à côté de lui sans rien faire. Elle ressemble à la petite statue
    qu’il a vendue il y a quelques mois à un amateur de sculptures
    grecques qui voulait faire l’acquisition d’une sibylle de Cumes
    pour compléter sa magnifique collection d’objets antiques. Serge
    n’était pas sûr de la fonction divinatrice de la statue qui intéressait
    son client, mais celui-ci avait été séduit pas sa grâce un peu raide
    qui indiquait une origine remontant à la fin de la haute antiquité.
    Un des bras était cassé et cela rendait plus touchante encore cette
    représentation de la figure féminine confrontée aux mystères pour
    lesquels les anciens venaient la consulter. Sa petite taille indiquait
    par ailleurs qu’elle ne provenait probablement pas d’un temple
    mais de l’autel d’une demeure privée. Dans son sommeil Serge
    s’agite, il étouffe sous le poids du livre qui est ouvert ou fermé
    sans que jamais personne n’intervienne pour qu’il en soit ainsi.
    La femme –qui avait disparu un instant– dépose à côté du livre
    un fagot de bois mort. Un homme, très vieux, est là aussi ; il
    confectionne d’autres fagots mais Serge ne sait pas où il prend le
    bois. C’est un saint, Serge ne peut en douter sans qu’il ne sache
    là encore d’où lui vient cette certitude. Le livre écrase de plus
    en plus Serge qui cherche son souffle, mais ce sont des flammes
    qui sortent de sa bouche. Soudain un bruit l’arrache au sommeil,
    il se redresse, haletant, les yeux grands ouverts, il allume en
    tremblant sa lampe de chevet. Dans ses mouvements inconscients
    il a renversé la pile de livres qui trône à la tête de son lit. Trois
    heures du matin. « Je suis idiot, mais je suis complètement
    idiot ». Totalement réveillé il jaillit de son lit. « Il est là, le point
    de départ de son enquête ! Ce n’est pas Jason qui est intéressant,
    ce n’est que de son client que peut venir une explication… de
    De Farago ! Pourquoi un type peut-il vouloir la page de ce fichu
    manuscrit au point de risquer d’être impliqué dans une histoire
    de vol ? Doucement… encore faut-il que ce soit bien là l’objet
    de la transaction avortée dont m’a parlé Jason. Mais si c’est le
    cas, et si j’arrive à savoir pourquoi un homme ayant une position
    sociale des plus respectables veut acheter ce document alors…
    C’est vrai que ça fait beaucoup de conditions… Au fait, Jason
    m’a bien dit que son client avait changé de nom ou quelque
    chose comme ça… Oui c’est vrai, il disait qu’il avait auparavant
    un nom d’Arabe, enfin de « bougnoule » selon son expression…
    Le salaud, il ne perd rien pour attendre. Mais De Farago alors,
    ce doit être un arabe ! Bon et alors ? A quoi ça m’avance s’il est
    arabe ? Décidément je n’arrive à rien. En plus je ne dors pas… »
    Serge déambule à grands pas en fourrageant dans ses cheveux.
    Mais enfin, je me suis réveillé d’un seul coup en me traitant
    d’imbécile parce que la solution du problème m’est apparue
    comme une évidence, et me voilà de nouveau au point mort…
    Pourquoi ai-je eu la certitude de tenir le bon bout de l’affaire il y
    a un instant à peine?
    Serge prend une feuille et un crayon, bien décidé à procéder
    méthodiquement pour retrouver l’intuition qui vient de le jeter
    au bas de son lit. Il se dirige vers la cuisine. Dans la pièce sombre
    l’écran de la cafetière affiche l’heure et clignote en attendant
    le moment prévu pour déclencher le réchauffement de l’eau
    nécessaire au café.
    « C’est bien ma veine » soupire Serge qui ne sait toujours
    pas comment changer le programmateur depuis qu’il a fait
    l’acquisition de la machine. « Et pourquoi je n’aurais pas le
    droit de prendre un café avant 6h40 ? » Il arrache le fil de la
    prise et le replace aussitôt. Il est persuadé que plus l’opération
    est rapide moins le programme sera bouleversé, mais en général
    tout s’annule avant qu’il ait eu le temps de rebrancher l’appareil.
    Dans ces cas-là, il lui faut attendre la visite de quelque ami qui
    remet la pendule à l’heure et implacable, décide que 6h40 est
    vraiment la bonne heure pour le café. Serge a demandé parfois
    de programmer sur 7h, mais il arrivait alors toujours en retard à
    la galerie. Il a essayé 6h15 mais là c’était trop tôt et ça le mettait
    de mauvaise humeur. Donc il finit toujours par annoncer l’heure
    habituelle comme une évidence… Ce qui n’empêche pas ses
    amis de se moquer de lui et de son incompétence notoire dans
    le domaine de la technologie avancée. Cette fois-ci encore c’est
    une opération manuelle qui va lui permettre d’obtenir la tasse
    odorante et corsée qu’il convoite.
    « J’aurais dû garder ma chaussette en coton. D’accord question
    hygiène c’était loin d’être génial, mais au moins je n’ai jamais eu
    de problème avec. Les filtres en papier c’est bien joli mais il ne
    faut pas oublier d’en acheter. Et là ! le programme, les bitoniaux !
    il faut avoir fait Normale Sup pour avoir droit à un café ! »
    Serge a commencé à suivre des stages de formation pour
    utiliser son ordinateur tant il se sent idiot face à tout engin doté
    de plus de deux ou trois boutons. L’appareil est resté plusieurs
    mois dans son carton puis il a trôné sur la descente de lit quelques
    semaines et récemment il est monté dans la hiérarchie et a eu
    droit à une place sur le bureau. Depuis Serge prend des cours
    d’informatique.« La cafetière après ne devrait plus me poser de
    problème. C’est curieux qu’Adrien sache si bien se débrouiller
    avec son ordinateur… on ne peut pas dire qu’en dehors de ses
    bouquins il soit particulièrement futé. Il sait à peine changer
    un pneu de voiture et je ne pense pas qu’il ait souvent utilisé
    le moindre tournevis. C’est vrai qu’il s’en sort parce qu’il en a
    vraiment besoin pour son boulot… Moi aussi d’ailleurs… mais
    quelle barbe cet engin ! je n’arrive pas à m’y faire. »
    Devant sa tasse de café Serge commence à aligner les données
    dont il dispose et qui pourraient le mettre sur la piste. D’un côté
    De Farago, riche, a changé de nom ou a fini par faire admettre
    l’usage d’une particule devant son nom, je ne sais plus bien ce
    qu’a raconté Jason… d’origine arabe, habite rue St Honoré,
    amateur d’art, plus particulièrement de vieux manuscrits
    probablement- il aurait acheté deux elzévirs au Comte de Laye…
    Etait en affaire avec Jason directement, sans que visiblement le
    patron de celui-ci soit au courant mais il a laissé tomber. De
    l’autre côté Jason, coursier, travaille dans une vieille maison
    qui a une clientèle fidèle, pour un salaire qui n’a pas dû être
    souvent réactualisé ; visiblement toujours séduit pas le milieu
    estudiantin, flambeur, logeant vers la Défense et de son propre
    aveu à la recherche d’argent ; n’a pas répondu quand je lui ai
    demandé la nature de l’objet de la transaction mais a dit avoir
    engagé de gros frais en vue de la réaliser ; se fait visiblement du
    souci pour replacer sa marchandise auprès de quelqu’un d’autre…
    Bon alors qu’est-ce qui me reste comme information… Ah oui le
    témoignage d’Abidine : un inconnu est arrivé à Tichit pour visiter
    la bibliothèque et consulter quelques ouvrages, il a tenu entre ses
    mains le manuscrit duquel la page volée a été arrachée, mais il
    semblait plus intéressé par les enluminures de la page de garde
    que par la feuille en question. Il a d’ailleurs consacré peu de temps
    à ce livre pas plus qu’au somptueux commentaire du Coran qu’il
    a réclamé tout de suite après le retour d’Abidine parti préparer du
    thé. Abidine a été dérouté par son attitude : « Il fallait bien que
    ce soit un connaisseur pour réclamer par exemple l’exégèse d’Abu
    Hilal Al-Askaro mais un connaisseur ne se serait pas contenté
    d’un coup d’oeil. Et puis cette impolitesse, partir sans même avoir
    bu son verre de thé… ou son ignorance des lois de l’hospitalité ».
    Quant à la description physique de l’inconnu, pas grand chose.
    Abidine a été incapable de donner le moindre renseignement
    significatif. « C’était un grand type assez costaud »… mais la
    couleur des yeux, la forme du visage, avaient totalement échappé
    au vieil homme. « Je suis désolé, j’écoutais son âme et pour ça
    je n’avais pas besoin de le regarder vraiment. Ah si ! nous avons
    parlé en français mais ça ne veut pas dire grand chose ici »
    Serge soupire en pensant à ces propos échangés alors que
    Tichit se couchait silencieusement sous le crépuscule tiède qui
    roulait par vagues successives les parfums des orangers en fleurs et
    du jasmin. « J’écoutais son âme … si peu de mots pour dire tant
    de choses ! je comprends qu’Adrien apprécie cet homme et n’ait
    pas envie de rentrer. Ils sont bien ensemble… Et quand Adrien
    reviendra, il aura à son tour fait provision d’histoires. Je suis sûr
    qu’il en aura autant à me raconter qu’il y a de grains de sable dans
    le désert. Tout lui est bon, et avec Abidine il est dans son pays.
    Bon mais me voilà à rêver à mon tour, ça devient une maladie
    familiale ! En tout cas ce n’est pas comme ça que je vais avancer
    dans mon enquête. Admettons donc pour l’instant que ce soit
    Jason en personne qui ait volé cette page de manuscrit. D’abord il
    fallait en connaître la teneur sinon ça n’a aucun sens… Tichit ça
    n’est pas la porte à côté. Puis il n’y avait pas beaucoup de gens au
    courant de l’existence de ces bibliothèques du désert et de celle-ci
    en particulier. En plus il fallait savoir que le texte visé se trouvait
    là… »
    Serge se prépare une deuxième tasse de café très doucement,
    comme s’il voulait ne pas bousculer l’idée qui fait son chemin
    en lui. « Obligatoirement le commanditaire du vol connaissait
    exactement le lieu et la nature de ce qu’il voulait obtenir. Il devait
    drôlement y tenir pour lancer une expédition pareille étant donné
    la valeur très relative de ce feuillet… Attention Serge la valeur
    relative d’accord si, ainsi que l’expliquent les articles que j’ai lus,
    on prend pour critères la qualité et la quantité des enluminures.
    Là, il n’y en avait pas, ou alors juste un en-tête à la calligraphie
    un peu plus sophistiquée que le reste du texte. Mais il y a des tas
    d’autres possibilités qui peuvent justifier sa valeur. Il faut que je
    reprenne ce qu’Adrien m’a raconté à ce propos. Heureusement
    qu’il a eu l’idée de tout noter… Il est bordélique au delà de
    toute prévision mais il a de bons réflexes pour certaines choses.
    Ce doit être son travail de chercheur qui l’a habitué à ce genre de
    démarche. »
    Serge est retourné dans la pièce qui lui sert de chambre et
    de bureau. « Voilà ce que je cherche… Le livre dont une des
    pages a disparu se compose de feuillets sur lesquels on trouve
    des listes de noms et de prénoms encore utilisés à notre époque.
    L’ouvrage daterait du 11 ou 12ème siècle… .C’est ce détail qui
    excitait tellement Adrien. Je ne comprends pas l’intérêt d’une
    page en particulier pour quelqu’un d’autre qu’un type faisant
    des recherches sur les problèmes de filiation, les patronymes
    etc. Le sujet est pointu et Adrien prétend qu’ils ne sont pas plus
    d’une poignée à travailler sur cette question. Et si De Farago en
    faisait partie ? Adrien le saurait, il me l’aurait dit, c’est donc peu
    probable. Mais après tout, on ne sait pas ce qu’il fait ce noble tout
    frais… Il y a bien des gens bourrés de fric qui sont numismates et
    bougrement spécialistes dans leur domaine. Il faut que je le vois
    à tout prix celui-là.
    Serge est content de sa décision. « J’ai bien mérité un
    complément de repos », songe-t-il en éteignant les lumières avant
    de se recoucher, l’esprit tranquille.

    #153193

    Tracées II

    Deux jours plus tard Serge est assis dans un salon clair dont les
    fenêtres ouvrent sur un petit jardin frais. Autour de lui peu de
    meubles, une console avec un très beau cendrier en pâte de verre,
    trois fauteuils régence et une bibliothèque de même époque,
    des livres, tous spécialisés, des iconographies essentiellement.
    L’ensemble, très neutre, pourrait laisser penser à la salle d’attente
    d’un médecin dans quelque quartier huppé de la capitale. Serge
    est encore étonné de la facilité avec laquelle il a obtenu un rendezvous
    pour rencontrer De Farago. Il a simplement téléphoné
    et après avoir décliné son identité et sa profession, il a fait un
    rapide exposé de son projet. Envisageant la spécialisation de ses
    activités des galériste il a décidé de faire quelques sondages auprès
    de collectionneurs afin de voir si ceux-ci étaient portés vers des
    oeuvres dont il aimerait s’occuper. De Farago n’a pas semblé
    surpris le moins du monde et n’a pas cherché à savoir qui pouvait
    lui avoir adressé Serge. Ce dernier d’ailleurs ne s’était pas attardé
    au téléphone.
    En face de lui l’homme est vêtu d’un pantalon gris et d’une
    chemise bleue. Les yeux sont presque noirs à force d’être bleus
    eux aussi, la peau est mate. Serge n’a pas prévu de plan pour cette
    rencontre, il a décidé d’y aller à l’intuition. De toutes façons – et
    c’est bien ce qui l’a fait tant rire ce matin alors qu’il se préparait
    et faisait le bilan de ce qu’il savait- il n’a pas tellement d’autres
    possibilités que celle de se laisser porter par les évènements.
    Certes il est à peu près certain que De Farago a été en contact
    avec Jason ; celui-ci n’a probablement pas menti à ce propos… ou
    du moins Serge ne parvient pas à trouver les raisons qui l’auraient
    poussé à le faire. Mais pour tout le reste, en l’occurrence le
    possible rapport entre le couple De Farago –Jason et le manuscrit
    de Tichit, il n’y a rien. « Rien de rien… des impressions, ça
    oui… des intuitions que je baptise hypothèses pour que ça fasse
    plus sérieux, mais en fait rien… du vent en quelque sorte, des
    chimères que rien ne peut accrocher solidement à la réalité des
    faits. Je me découvre songe-creux, moi qui ai toujours prétendu
    avoir les pieds sur terre ! Faut-il qu’Adrien ait été convaincant
    pour que je prenne rendez-vous avec un parfait inconnu sur la
    seule base d’une histoire que j’ai pour ainsi dire montée de toute
    pièce à partir du seul événement objectif dont je dispose, et que
    tout le monde peut objectivement admettre, le vol d’une page de
    manuscrit ! ! !
    Ainsi vous envisagez de vous spécialiser ? Et dans quel
    domaine ?
    Serge est tiré de la rêverie dans laquelle il commençait à
    s’abîmer alors que De Farago décrivait par le menu les méandres
    des passions de tout collectionneur.
    Il faut que je vous remercie d’autant plus d’avoir accepté
    de me consacrer une part de votre temps alors que je n’en suis
    qu’au stade de la prospection. Ma galerie marche plutôt bien et je
    pourrais continuer sur ma lancée. Mais d’une part j’aime innover
    et d’autre part la profession évolue vous savez. De nombreuses
    galeries s’ouvrent même si beaucoup disparaissent très vite. Quoi
    qu’il en soit, ce serait intéressant me semble-t-il de définir un
    créneau où puissent se retrouver de véritables collectionneurs. Les
    rencontres entre ceux qui achètent et ceux qui vendent doivent
    pouvoir se faire sans qu’il y ait d’obstacles majeurs. Or l’obstacle
    par excellence pour un galeriste c’est le manque de moyen, vous
    me le concéderez aisément. Donc j’aimerais garder un éventail
    assez large, diversifié, pour que chaque client entrant dans ma
    galerie ait des chances de trouver l’objet qui lui convienne et par
    ailleurs, il me faudrait un domaine de prédilection qui satisfasse
    des connaisseurs prêts à s’investir…
    Et vous ne pensez à rien en particulier ?
    Il y a des domaines très porteurs actuellement… Les bronzes
    par exemple. Mais je n’ai jamais eu de véritable goût pour ce type
    d’expression artistique et ce n’est pas une question d’époque.
    Sans compter que la situation de ma galerie et sa surface éliminent
    un certain nombre de possibilités. La statuaire néoclassique,
    en fait tout travail de l’ophite, du cipolin ou de la brocatelle
    m’intéresse et j’ai quelques belles pièces actuellement. Mais de là
    à me spécialiser dans ce domaine ! Les contraintes d’espace sont
    trop importantes. Non, vous voyez, je pencherais plutôt vers les
    miniatures du début du 19e, Lemoine, Rochard. Les travaux sur
    vélin m’intéressent plus que ceux effectués sur émail. Ou alors,
    dans un domaine totalement différent la gravure sur bois, et plus
    spécifiquement même les livres à figures. J’aime l’idée de cette
    association entre textes et images. J’ai d’ailleurs un livre d’heures
    superbement illustré initialement acheté pour la galerie, mais je
    l’ai mis de côté. Il me serait difficile de le voir partir. C’est bien là
    le problème ! Mais je suppose que je serais capable de me faire une
    raison si je fais le choix de cette spécialité. Quoi qu’il en soit il faut
    que je prenne en compte mes propres goûts, mes connaissances
    et mes ignorances pour les confronter à ce que peut désirer une
    clientèle. Ça justifie encore plus si besoin est la nécessité de cette…,
    de ce sondage disons… auprès d’amateurs éclairés.
    Je vous entends bien. Mais n’est-ce pas toujours ainsi que
    procèdent la plupart de vos collègues ?
    Dans une certaine mesure, oui ; mais en dehors des galeries
    qui ont une longue histoire derrière elles, la plupart des autres
    évoluent tout de même en fonction des mouvements, constatés,
    du marché de l’art. En général les vieilles maisons donnent un
    certain élan mais ce sont les acheteurs surtout qui décident de ce
    qui va se vendre et donc de ce qu’ils vont eux-mêmes acheter. Or
    vous savez très bien que le lien, la rencontre, entre l’oeuvre et le
    galeriste doit être fort. On ne vend pas bien ce qu’on n’aime pas…
    à la limite on a presque piètre estime pour l’amateur dont on ne
    partage pas en partie les goûts. Il n’y a que dans le domaine de
    l’art me semble-t-il que les relations entre deux personnes puissent
    être presque totalement déterminées par la seule communauté du
    jugement esthétique.
    En effet, c’est bien pour cela par exemple que moi-même, je
    n’entre jamais dans un certain nombre de galeries. Des fois c’est
    dommage, parce que je passe à côté de belles choses.
    Oui, c’est certain mais en même temps le collectionneur n’a
    pas souvent envie de se disperser…
    La multiplication des galeries a un gros inconvénient pour
    nous, même si à première vue et à court terme ça semble
    avantageux. On s’éparpille en effet, on se laisse distraire par
    des oeuvres qui nous séduisent. J’ai un ami qui s’est déplacé en
    Italie pour une mosaïque murale – qui avait fait l’objet d’une
    transaction laborieuse – et qui est rentré avec une lampe de
    bureau de style Liberty ! Il était enchanté, mais ça a duré quinze
    jours ! Maintenant il ne cesse de regretter et cherche à la recaser
    pour revenir à ses vraies amours.
    Et pour nous la vente d’une chose signifie souvent la nécessité
    du rachat d’une autre dont on n’a pas forcément envie !
    C’est la loi du commerce ça ! Mais il est vrai qu’en disposant
    de beaucoup –trop peut-être– de sources, nous dévoyons souvent
    notre passion. On devient consommateur en quelque sorte,
    oui… C’est bien le mot, puisqu’on achète ce qu’on n’aurait pas
    acheté en temps ordinaire. On sait qu’on va se lasser de l’objet
    parce qu’il est une fausse réponse à notre désir et c’est autant
    d’argent détourné de notre passion véritable. C’est même un
    détournement du désir en fait ! Vous savez, les collectionneurs
    sont souvent des obsessionnels. Ils achètent en général avec
    méthode, ordre, avec obstination et il ne faut pas l’oublier, avec
    parcimonie. C’est parce qu’ils ne font pas d’épargne sur le dos de
    leur passion qu’ils mettent justement une telle minutie dans la
    recherche de l’objet de leur désir. Et parfois dans leur quête ils se
    laissent charmer par autre chose.
    Une galerie qui offrirait un éventail de réponses cohérentes par
    rapport à cela vous semblerait donc tout à fait utile ?
    Je vois que vous avez visiblement beaucoup réfléchi à la
    question. Mais croyez-vous possible et surtout souhaitable de
    créer les conditions qui reviendraient, dans une certaine mesure,
    à canaliser encore un peu plus les goûts des gens ?
    Oh attention… il ne s’agirait pas d’une entreprise systématique
    de rationalisation des passions ! ! ! Non je pense plutôt à la mise
    en place d’un espace qui répondrait de certains désirs, désirs de
    tableaux ou de boîtes à musique, désir de livres ou de médailles.
    Pour moi une galerie c’est un engagement en faveur d’un intérêt
    disons… esthétique. Mais les engagements n’ont jamais fait vivre
    quand ils se font dans ces termes-là. C’est pour cette raison que
    je n’envisage la spécialisation que si je parviens véritablement à
    cerner, au moins de façon approximative les comportements en
    matière de goût des collectionneurs.
    Vous avez les pieds sur terre…
    Bien obligé, ma galerie c’est mon oeuvre et c’est mon capital.
    J’aime assez votre regard sur le marché de l’art, sur les rôles
    respectifs des professionnels et des collectionneurs. Cependant il
    ne faut pas se leurrer. Des deux côtés, on peut faire des rencontres
    fabuleuses parce qu’on a à faire à des gens habités par leur passion
    mais on découvre aussi des individus qui se servent de l’art juste
    pour cacher leur… âpreté au gain. Vous comprenez combien
    dans ces conditions on peut apprécier une démarche comme la
    vôtre. Ça ne veut pas dire pour autant que la situation évolue
    et continuera nécessairement de le faire dans le sens que vous
    évoquez…
    Serge tout au plaisir de cette conversation avec De Farago
    a quelque peu oublié la raison pour laquelle il a cherché à
    rencontrer le collectionneur. La dernière réflexion de celui-ci le
    ramène d’une certaine façon à son problème mais il ne sait pas
    comment il pourrait s’y prendre pour aborder le sujet. Avec le
    recul et ce temps de discussion, Serge ne voit plus sa démarche
    sous le même jour. Elle lui semble absurde même, tant il dispose
    de trop peu d’éléments pour la justifier. Et De Farago lui est
    sympathique. C’est un homme intelligent avec des raisonnements
    trop fins pour être ceux d’un arriviste sans principes. Il ne se
    prend pas au sérieux mais tient à ses idées et Serge apprécie son
    ton posé presque autant qu’il aime malgré lui la fougue souvent
    exagérée des discours – de longs monologues souvent – de son
    frère Adrien. Il regarde sa montre.
    Monsieur De Farago, je ne voudrais pas abuser plus de votre
    temps…
    Certes j’ai beaucoup à faire mais venez au moins jeter un coup
    d’oeil sur ma collection. Parce que, si je ne me trompe, vous êtes
    tout de même venu dans le but d’apprendre l’objet de ma passion,
    et je ne vous l’ai toujours pas dit !
    Ce sera avec plaisir. Je vous suis ?
    Les deux hommes quittent le salon. Le bureau dans lequel
    ils pénètrent est une immense pièce avec trois bibliothèques qui
    encadrent une lourde table de bois dont le style évoque plus
    une utilisation dans la cuisine d’un château que dans une pièce
    destinée à l’écriture et à la lecture.
    Voilà mon musée personnel.
    Derrière les portes vitrées des bibliothèques, sur les fauteuils, par
    terre en piles bien rangées il y a là des centaines d’ouvrages et de
    revues. Tous, du moins c’est ce qui semble à Serge, sont consacrés
    à la généalogie. Revues internationales et nationales, traités,
    guides, romans aussi, pas un texte ne semble consacré à autre
    chose. De Farago entraîne Serge vers une des bibliothèques.
    Vous trouverez ici ma collection proprement dite. J’ai essayé
    de remonter le plus loin possible dans l’histoire de la généalogie
    et je suis particulièrement fier de ce petit opuscule français début
    18e. Ce sont les premiers pas quelque peu conséquents de cette
    nouvelle science pour l’époque. J’ai aussi un des ouvrages de
    William Dugdale et un traité de Christophe Gatterer.
    De Farago désigne du doigt tel ouvrage, frôle le dos de cuir
    de tel autre. Parfois il sort un livre des étagères et l’entrouvre, le
    feuillette doucement sans dire un mot puis le repose. Serge est
    fasciné par l’air recueilli que le beau visage de cet homme prend
    alors. Il ne lui pose aucune question, tout à l’écoute des chemins
    de la passion à l’oeuvre. Il sent en De Farago une formidable
    conviction, un élan puissant qui l’attache à ces livres et au-delà de
    ceux-ci aux histoires des hommes qui naissent et meurent en se
    transmettant un nom autour duquel se cristallise leur identité.
    Vous savez j’ai abordé ce domaine dans une grande innocence.
    Je n’avais à priori aucun goût pour la généalogie. C’est une grandtante,
    tout le monde l’évitait tant elle barbait les uns et les autres
    avec ses histoires, toujours les mêmes et qui n’évoquaient pour
    nous qu’un passé inconnu, c’est cette grand-tante qui m’a conduit
    malgré moi à la généalogie. Un jour, pour fêter ses quatre-vingtquinze
    –ou quatre-vingt-seize ans je ne sais plus bien– je lui ai
    offert un de ces dessins naïfs en forme d’arbre avec des médaillons
    qu’il fallait compléter, une table d’ascendance comme on en
    propose parfois aux enfants. Elle avait reçu des tas de cadeaux,
    un châle du Cashmire, un collier, une superbe loupe parce que sa
    vue défaillante l’empêchait de lire les caractères trop petits. Toute
    la famille était là dans un joyeux brouhaha autour de la table
    chargée de cristaux et de fleurs et elle, elle était comme isolée au
    milieu de tous, regardant l’arbre généalogique les larmes au bord
    des yeux. À un moment elle a levé la tête et nos regards se sont
    croisés. « Tu m’aideras mon petit Yannis, dis tu m’aideras ? » at-
    elle murmuré. Le lendemain elle est tombée malade. Elle est
    morte quelques semaines plus tard.
    Serge ne dit mot, De Farago après un long silence reprend :
    J’ai commencé à acheter quelques bouquins, je ne savais rien
    de la généalogie et très vite c’est l’histoire de cette discipline
    qui m’a passionné. Selon les pays elle peut être très différente.
    En Angleterre par exemple et en Allemagne, les généalogistes
    ont beaucoup étudié à partir des travaux de la biologie et de la
    génétique. C’est une science vous comprenez ! En France par
    contre c’est vite devenu un commerce.
    Comment ça un commerce ?

    De Farago se retourne vers Serge.
    Tenez lisez ça. Il s’agit d’un article tout récent sur la Mongolie.
    Saviez-vous que les Mongols commencent tout juste de retrouver
    le droit de porter un nom de famille ? L’indépendance de la
    Mongolie Extérieure au début du vingtième siècle a été suivie
    d’une succession désastreuse d’évènements qui ont tous conduit,
    directement ou indirectement à l’éviction des patronymes. Vous
    imaginez, plus de soixante pour cent des gens ignoraient tout de
    leur nom de famille dont l’usage avait été interdit en 1925 par le
    régime bolchevique ! Bien évidemment ils portaient un prénom,
    souvent le même d’ailleurs, au nom de la nécessité d’effacer
    toute trace de féodalisme. Vous vous rendez compte du travail
    de clarification des identités qu’il faut maintenant mener pour
    établir des états civils dignes d’une démocratie ! Sans compter
    que dans certaines régions la consanguinité est très forte, et pour
    cause, les hommes et les femmes ne sachant rien des patronymes
    de leurs aïeux.
    Vous avez l’air au fait de la question.
    Cette histoire me passionne en effet. Et derrière le problème
    du nom c’est celui des langues, des écritures, de la littérature
    qui est soulevé. Il paraît qu’au début des années 90 quand les
    Mongols ont reconquis le droit de porter un nom ils ont voulu
    en grande majorité prendre le Nom, celui de Gengis Khan. Il y
    a ainsi des milliers de Borjigon, le Loup Bleu. Maintenant on
    envisage d’inventer des patronymes pour distinguer les tribus,
    les fratries, les clans, les familles. Un nom pour l’identité d’un
    homme…
    De Farago achève ces derniers mots d’un ton rêveur. Ils ont
    fait le tour de la pièce et Serge est convaincu maintenant que si
    la généalogie est bien la passion de son hôte il y a derrière celle-ci
    beaucoup plus que l’intérêt d’un érudit.
    Je ne voudrais pas abuser de votre temps…
    Serge interrompt le songe du collectionneur.
    Je vais vous accompagner. J’ai passé un excellent moment
    mais je ne sais pas si je vous ai été vraiment utile ! C’est le risque
    avec les gens qui ont un hobby, ils parlent, ils parlent et oublient
    en grande part leur interlocuteur. Ce sont des solitaires que
    leur passion suffit à combler et le dialogue bien souvent n’existe
    qu’entre eux et celle-ci.
    Dehors des bouts de soleil sont accrochés aux angles
    des immeubles et se traînent paresseusement dans l’eau des
    caniveaux.
    « Serge mon vieux, j’ai l’impression que tu devrais revoir le
    petit Jason. Ça finit peut-être par faire beaucoup de coïncidences
    toutes ces intuitions à propos des relations entre lui et De
    Farago… Pourtant ce type est un pur, j’en mettrais ma main au
    feu. En tout cas, il semble rudement au point sur les questions de
    généalogie… Mais pourquoi aurait-il pu vouloir faire l’acquisition
    -surtout dans ces conditions- d’un manuscrit d’un intérêt somme
    toute relatif même pour cette région de Mauritanie ? Non,
    décidément je n’en vois pas… Cependant… »
    En un geste familier Serge remonte le col de son blouson.
    « Le repérage des ancêtres renvoie toujours au repérage de sa
    propre identité… C’est Adrien qui a dû me dire cela, ou quelque
    chose d’approchant. »

    #153194

    Le parfum de la mémoire

    Ce soir Jason traîne du côté du quartier latin. Il n’a pas envie
    de sa solitude, il n’a pas le désir de la compagnie habituelle.
    La journée chez Lessage a été pénible ; le patron de mauvaise
    humeur n’a pas cessé de rouspéter, se plaignant des uns et des
    autres, les clients ont été rares et l’un d’entre eux s’est montré
    franchement désagréable avec Jason quand il a légèrement rayé le
    cadre d’un tableau en l’installant sur le siège arrière de la voiture.
    Et puis surtout le manque d’argent devient difficilement gérable
    pour Jason qui a négligé de longues semaines durant ses habituels
    démarchages personnels pour se consacrer exclusivement à
    la commande du manuscrit de Tichit. Il n’a pas eu l’idée de
    diminuer son train de vie, et comme l’affaire a tourné court il se
    retrouve dans une situation délicate avec un document dangereux
    pour lui et dont il ne sait quoi faire. Il lui semble avoir fait le tour
    de toutes les possibilités qu’il a de le revendre et ça s’est soldé
    par un échec. Il a bien essayé d’en analyser les raisons les plus
    diverses mais il retombe toujours sur le même constat : ce feuillet
    a fait parler de lui, trop de l’avis de la poignée de spécialistes qui
    auraient pu s’y intéresser. Si encore il avait dérobé le manuscrit
    dans son intégralité ! Là avec cette page unique, il ne peut trouver
    preneur tant le risque est disproportionné par rapport à l’intérêt
    de ce seul papier. Son client avait des raisons bien précises pour le
    vouloir mais Jason ne s’était pas donné la peine de les connaître.
    Il est maintenant dans l’impossibilité de le recontacter, à moins
    de transgresser la règle absolue de ce commerce ce qui le mettrait
    définitivement sur la touche, et il se retrouve avec quelque chose
    qui ne présente plus du tout la même valeur pour d’éventuels
    autres amateurs. Il a fallu aussi que sa copine l’appelle et il a dû
    subir tous ses reproches en silence. Ce n’est pas le moment de
    se la mettre à dos il risque d’avoir besoin d’elle très vite s’il est
    contraint dans les jours à venir de quitter un peu précipitamment
    son logement. Le matin même il a reçu une nouvelle lettre de
    rappel, le téléphone n’ayant pas été payé depuis deux mois. Bref
    les lampions et les odeurs de nourriture dans le dédale des petites
    rues ne parviennent pas à calmer ses inquiétudes et lui donner la
    moindre raison d’être content de lui.
    Quelques rues plus loin, Serge se promène. Il a renoncé à son
    blouson tant l’air est doux, il marche en pensant à sa rencontre
    avec De Farago. Adrien lui a téléphoné aujourd’hui et Serge lui a
    longuement raconté son entrevue. Adrien a manifesté un intérêt
    très vif voulant tout savoir, exigeant les répliques dans leur détail
    et leur intégralité. Il a fallu que Serge répète, précise, recommence.
    Adrien semblait complètement excité et il a raccroché en disant
    qu’il rappelait dans une heure. Bien évidemment ce n’est que
    quatre heures plus tard que le téléphone a de nouveau sonné.
    Adrien avait sa voix autoritaire des grands jours, celle qu’on ne
    discute pas et Serge a été surpris par sa propre attitude toute
    d’écoute et d’obéissance, comme lorsqu’ils étaient enfants et
    qu’Adrien sortant d’une période d’isolement se mettait à donner
    des ordres à ses frères, à tout régenter en n’admettant aucune
    contestation. Serge avait mis longtemps à lui pardonner ce
    trait de caractère et même s’il en comprend les raisons dans les
    circonstances présentes, il s’est d’abord senti hérissé par le ton
    utilisé par son frère. « Je l’adore et qu’est ce que j’ai envie de lui
    rentrer dedans parfois ! Le temps a beau passer je ne supporte pas
    qu’il me commande!»
    Serge sourit. Il avait, malgré son agacement, attendu le
    deuxième appel et celui-ci avait été riche en nouvelles. Adrien
    avait travaillé avec Abidine sur les listes de patronymes qui
    constituaient l’essentiel du manuscrit de Tichit, ou du moins
    de ce qui en restait. En faisant l’inventaire attentif des listes,
    Abidine avait évoqué le cas de certains patronymes dont on se
    souvenait mais dont l’usage était tombé peu à peu en désuétude
    dans la région. Les familles concernées avaient bien gardé le
    souvenir et la trace du nom de leurs ancêtres mais elles-mêmes
    ne l’utilisaient plus guère. Ce qui avait frappé Abidine c’est que
    ces familles avaient un point commun : au moins un ou deux de
    leurs membres de la génération précédente s’étaient exilés et ceux
    qui étaient restés n’avaient pas de nouvelles. Serge se souvient :
    c’est exactement en entendant ces remarques qu’il a compris de
    façon brutale et lumineuse le rapprochement qu’il n’avait fait
    qu’imaginer jusqu’ici entre le client de Jason et la disparition de
    la page du manuscrit de Tichit. Impatient de pouvoir réfléchir
    tranquillement aux perspectives qui semblaient pouvoir s’ouvrir
    à partir de l’information donnée par Abidine, il avait simplement
    suggéré l’hypothèse d’une concordance entre le vol et l’identité
    de De Farago. Adrien avait tout de suite repris l’idée à son
    compte et Serge, tout à sa découverte, n’avait même pas songé
    à lui reprocher cette appropriation. Après le ton autoritaire elle
    venait à point déposer une touche supplémentaire qui complétait
    le portrait d’Adrien tel que Serge l’avait gardé en mémoire,
    portait qui relevait plus en grande part de l’imaginaire de l’enfant
    qu’avait été Serge que de la réalité de ce qu’était devenu Adrien.
    « Petit con » pensa Serge en raccrochant et il y avait dans ces mots
    une grande tendresse colorée d’une insoupçonnable pointe de
    jalousie.
    Serge passe devant le petit restaurant dans lequel il avait
    discuté toute la soirée avec Jason et ses amis quelques jours plus
    tôt. Visiblement Jason n’est pas encore arrivé mais de toute
    façon Serge n’a aucunement l’intention de l’aborder ici. « Trop
    de monde, des gens qu’il connaît. Il risque de faire le petit coq
    devant eux, et j’ai l’impression que le vais devoir le secouer un
    peu pour qu’il me dise tout ce qu’il sait. Je suis convaincu que
    c’est bien De Farago qui voulait faire l’acquisition de ce manuscrit
    et que c’est bien Jason qui s’en est occupé. Ça a suffisamment
    duré, il va falloir qu’il parle le petit Jason ! » Dans la rue les
    gens déambulent comme s’ils avaient l’éternité pour horizon.
    Paradoxalement Serge est pris aussi de cette nonchalance propre
    aux gens qui sont tout occupé de la vacuité du temps et donnent
    vacances à leurs soucis. Pourtant derrière son indolence affichée
    il sent un curieux mélange fait de l’excitation et de la grande
    tranquillité que connaissent les gens qui se savent tout prêts de
    leur but.
    Quelque centaines de mètres plus loin Jason, insupporté
    par le bruit et le mouvement, se dirige vers l’île de la cité. Sur
    la place Notre Dame des oiseaux font de grands vols étales au
    dessus des pavés et les nuages grimpent en d’imaginaires collines
    des hauteurs indéterminables. Jason avance vers la rue de Saint
    Louis en l’île, le vent froisse la Seine. Sur le pont un saltimbanque
    ralentit ses gestes disloqués pour retenir un public incertain qui
    surveille le ciel devenu menaçant. À la terrasse des cafés touristes
    et habitués se côtoient sans se mêler. Ils se juxtaposent dans un
    même élan de convention qui veut que les premiers aiment à
    penser qu’il y a probablement parmi les seconds quelque parisien
    authentique et célèbre et que les seconds aient besoin que les
    premiers soient le miroir qui renvoie le reflet de l’intelligence,
    de la beauté, de l’authenticité dont ils estiment être les modèles
    naturels. Il y là dans ce triangle que font les trois cafés à auvent
    rouge plus de snobisme que dans la totalité des lieux les plus
    huppés de Paris parce que les hommes et les femmes jouent
    ici constamment une pièce dont l’auteur est absent, une pièce
    pour laquelle il n’y a pas d’auteur. Les touristes frissonnent de
    ce que leur regard peut croiser celui d’un parisien, d’un « vrai »
    parisien, de ce qu’un de ces derniers puisse même avoir le désir
    de regarder l’un d’entre eux qui serait ainsi élu et par là même
    différencié du troupeau des anonymes. Quant aux familiers de
    ce lieu, ils jouissent de ce qu’ils offrent de par leur seule et simple
    présence ici cette familiarité en spectacle alors qu’ils affectent un
    total désintérêt pour de telles considérations. Serge s’installe à la
    terrasse d’un café et allume une cigarette. Il songe aux quelques
    mois qu’il a passés dans la ville de B. alors qu’il n’avait pas encore
    18 ans. Pour épater une fille, il lui donnait rendez-vous juste
    avant l’heure d’aller au lycée dans le bar de l’hôtel le plus chic de
    la ville. Il buvait un café, elle le fixait avec des yeux immenses qui
    parlaient de bien au delà de ce qu’il était capable de concevoir,
    et lui fumait des cigarettes blondes très fines qui avaient un goût
    douceâtre qu’il détestait mais jugeait indispensable au cadre.
    Il regardait sur un pied d’égalité les hommes et femmes venus
    prendre ici un petit déjeuner pour parler affaires, n’ayant même
    pas conscience de ce qu’il pouvait passer pour leur fils et de
    ce qu’il n’était pas à sa place ici. D’ailleurs il ne songeait plus
    à son rôle dès qu’il avait franchi la porte du bar en tenant la
    fille par le coude avec une autorité affirmée. Il suffisait alors qu’il
    rencontre un copain de classe se dirigeant lui aussi vers le lycée
    de l’autre côté de la place pour qu’il oublie aussitôt sa compagne
    qu’il traitait avec négligence sitôt qu’il savait avoir été vu avec
    elle alors qu’ils sortaient de ce bar. Serge sourit des souvenirs
    qu’il a de cette époque. La fille qu’il courtisant s’est mariée il y
    a longtemps déjà. Elle a probablement des enfants. Il l’a perdue
    de vue et songe qu’ils ne se reconnaîtraient peut-être pas s’il se
    croisaient aujourd’hui. Serge ne se lasse pas du ballet codifié qui
    se déroule sous ses yeux. Il a bien repéré quelques belles mais il
    n’a pas envie de tenter une approche tant il se sent autre depuis
    son retour de Mauritanie, depuis ce voyage avec Adrien, depuis
    sa rencontre avec De Farago. Le monde lui semble déplacé, en
    décalage par rapport aux lieux qu’il occupait auparavant. Postures
    instables et inhabituelles, élancements à la poursuite d’ombres
    non identifiées, Serge ne sait ce qui des choses ou de lui esquisse
    des déséquilibres et des troubles ne laissant place à aucune des
    évidences qui balisaient jusque là son existence.
    Soudain parmi la foule de badauds qui se disloque sur le pont
    Saint Louis Serge aperçoit Jason. Il appelle le garçon de café et
    règle sa consommation. Il n’a pas réfléchi à ce qu’il voulait faire
    et attend que Jason traverse le pont et s’engage sur le quai de
    Bourbon pour se lever. Il le suit alors, remarquant au passage
    combien le ciel s’est assombri encore. « À moins que ce ne soient
    les arbres » pense-t-il en laissant Jason marcher quelques mètres
    devant lui. Il avance sur le trottoir de gauche le long du parapet en
    bas duquel les eaux de la Seine roulent lourdement leur mascaret
    noir né du passage lumineux d’une péniche pleine de musiques et
    de bruits d’assiettes. Quelques pas plus tard Serge interpelle Jason.
    Jason se retourne inquiet puis soulagé en reconnaissant Serge qu’il
    attend. Les deux hommes se trouvent à la pointe extrême de l’île
    sur une sorte de petite place occupée de bancs déserts.
    Ça tombe bien je voulais te voir, j’ai envie de te parler.
    Jason hésite.
    Ah ! ? Et qu’est-ce que tu as à me dire ?
    Serge sent que Jason vient de se trahir sans le vouloir, il s’est
    immédiatement cru interpellé malgré la formule anodine de
    Serge ; il n’a pas pensé un instant que Serge avait envie de profiter
    de la rencontre pour parler, tout simplement.
    Ecoute on en vient directement aux faits, ça sera plus simple
    pour toi comme pour moi.
    Mais je…
    Ne te fatigue pas. Moi j’ai des questions à te poser et j’ai bien
    l’intention que tu y répondes.
    Rien ne t’autorise à me forcer si je n’ai pas envie de te répondre.
    Jason, dans ton intérêt tu vas me dire ce que je veux savoir, et
    rapidement. Il n’y a pas de Médée cette fois encore pour t’aider
    à sauver ta peau. Pour parler clair, tu choisis : ou on va chez les
    flics, là tout de suite tous les deux et j’expose mon histoire. Je te
    rappelle que j’ai été sympa il y a quelques années mais il ne faut
    pas abuser. Ou tu te confies sans tricher.
    Jason regarde à droite, à gauche. Le cadre que forme le quai de
    Bourbon est désert et si l’on entend le brouhaha de la foule, il n’y
    a pas l’ombre d’un passant par ici.
    Mais je n’ai rien à confier moi ! C’est vrai j’ai fait une connerie
    avec le tiroir caisse mais c’était il y a longtemps, c’est de la
    vieille histoire. Et puis pourquoi tu me chercherais des noises
    maintenant. On est des copains tout de même non ?
    Tu sais des copains comme toi, j’évite. Je ne te veux pas de mal
    mais je veux des renseignements et pour les voir je suis prêt à faire
    ce qu’il faut.
    Jason a reculé progressivement dans l’angle le plus profond
    de la petite place et il a maintenant le dos collé au parapet.
    Serge est face à lui, tranquille, bien appuyé sur ses jambes et il
    n’espère qu’une chose : pouvoir coller quelques baffes à Jason
    qui commence à transpirer. La menace des flics, Serge sait qu’il
    ne pourra pas la mettre à exécution. C’est trop contraire à ses
    principes et puis il est convaincu que ça ne fera pas avancer les
    choses. Il n’a que des soupçons, il n’a aucune preuve. Il veut
    retrouver le manuscrit de Tichit, il veut le rapporter directement à
    Abidine. « Ainsi la boucle sera bouclée et c’est ainsi que les choses
    doivent se faire ». En face de lui Jason n’en mène pas large ; le
    teint plombé il essaie de donner le change mais sans y croire.
    Alors là je comprends rien ! On se retrouve après des années,
    on prend un pot ensemble, on passe une soirée à discuter entre
    copains et là tu me menaces de je ne sais quoi… si tu crois
    que…
    Réponds à mes questions, c’est tout ce que je te demande.
    Et pourquoi je répondrais à tes questions ? Et d’abord quelles
    questions ?
    Justement ! la première : qu’est-ce que c’est la marchandise
    dont tu m’as parlé et qui te reste sur les bras ? Allez réponds !
    Serge se rapproche encore de Jason.
    Tu veux que je t’aide ? Serge tente le tout pour le tout. Tichit
    ça te dit quelque chose ? Dépêche-toi, je n’ai pas beaucoup de
    patience. Je reviens d’un petit voyage de quelque milliers de
    kilomètres, alors tu comprends… Et le vieux Abidine n’a pas
    envie d’attende plus longtemps.
    Qu’est-ce que tu racontes… je comprends rien à tes histoires.
    C’est toi qui va en avoir des histoires. Là tu vois, ton affaire est
    d’une autre pointure que celle du tiroir-caisse et je risque d’être
    moins magnanime que la dernière fois.
    Mais…
    Pas de mais, je veux des faits. Je passe à la seconde question,
    ça te sera peut-être plus facile. De Farago était bien ton commanditaire
    pour la marchandise ?
    Euh… ben… tu vois…
    Oui ou non ?
    Le ton ne laisse guère d’espoir à Jason. La nuit est tombée…
    Serge a bien une tête de plus que lui. Jason commence à paniquer.
    Il a toujours été assez couard face aux bagarres possibles. Serge le
    sent prêt à craquer.
    Alors ?
    Oui
    Tu vois, ce n’est pas difficile. On revient à la première question,
    la nature de la marchandise dont il n’a pas pris livraison ?
    Tu sais, il collectionne des trucs… alors… tu vois… moi j’ai
    juste été l’intermédiaire et…
    Arrête tes conneries ! Je sais que De Farago est collectionneur.
    Qu’est-ce que tu devais lui apporter ?
    Rien… juste un document… ça n’a pas vraiment de valeur.
    Et tu l’as eu où ce document sans grande valeur ?
    Je connais un gars qui m’a…
    Ne recommence pas à baratiner Jason. Où ?
    Ça vient d’un manuscrit ancien mais c’est pas d’ici. C’est peutêtre
    même pas authentique, ça vient de chez les négros et avec eux
    on sait ja…
    Le coup est arrivé si brutalement que Jason n’a eu le temps
    ni de finir son mot ni de fermer la bouche. Le deuxième coup le
    cueille alors qu’il tente de revenir de sa stupeur.
    Celui là c’est pour le bougnoule, tu te souviens ?
    Mais ça va pas, t’es fou ou quoi ?
    Jason est au bord des larmes, il renifle.
    Ne pisse pas en plus dans ta culotte, garde ton énergie pour
    me raconter. Quel manuscrit ? Où ? Quand ? Et si tu n’es pas
    trop con tu peux même me dire pourquoi pendant que tu y es.
    Jason qui s’était affaissé au pied du parapet se redresse
    doucement, le bras en défensive devant le visage.
    De Farago voulait un manuscrit. Il suivait depuis le début cette
    histoire de bibliothèques du désert. Il m’a demandé si je pouvais
    lui procurer un de ces livres. Je suis parti en Mauritanie et…
    Doucement ! Commence par le début. Je veux tout savoir. En
    détail et dans l’ordre. Tiens viens, il y a des bancs, on va s’asseoir.
    Et ne fais pas l ‘imbécile. Je cours vite !
    Ils se dirigent vers un banc, une silhouette apparaît sous les
    arbres suivie d’une autre. Une femme qui promène son chien.
    Serge perçoit le parfum qui la précède. Il la suit du regard. Elle
    avance doucement, distraite. Des étoiles poudroient le ciel, plus
    loin, au dessus de la Seine. Les bruits de la nuit sont retenus,
    suspendus sitôt ébauchés, Serge attend qu’ils retombent. Ça fait
    un long silence palpable, à l’étoffe lourde, ouatinée.
    Alors…
    Alors Jason parle. Il raconte les petits trafics en sous-main
    court-circuitant son patron, le carnet d’adresses qu’il a fini par se
    constituer et la grande affaire de sa vie, amorcée il y a des mois ;
    les contacts avec De Farago, la préparation de son voyage sur
    Tichit et le prétexte des vacances à prendre pour expliquer son
    absence. Il raconte toutes les difficultés qu’il a dû surmonter, les
    risques qu’il a pris, le retour sur Paris avec dans sa poche le feuillet
    volé puis l’échec de la transaction dont tous les termes avaient été
    fixés avant son départ. Insensiblement il est passé du récit à la
    plainte et à la dénonciation de l’abus dont il est persuadé qu’il est
    l’unique victime innocente. Serge est écoeuré de ces confidences
    qui disent tout de la veulerie de ce voleur minable, de cet homme
    sans principe qui geint de ce qu’on puisse le traiter comme tel.
    Jason a fini par se taire, épuisé, sans ressort, après avoir dévidé le
    fil de ce qu’il considère comme une injustice scandaleuse source
    de tous ses malheurs.
    Bon, on y va.
    On va où ?
    Chez toi !
    Mais… mais pourquoi ?
    Je récupère le document et je vais le remporter là où tu l’as
    pris.
    Et moi ?
    Quoi, toi ?
    Ben… et l’argent ?
    Quel argent ? Je crois que tu n’as pas bien compris mon petit
    Jason. Tu vas me donner le manuscrit et tu vas rester bien sage
    en te faisant discret. C’est ce que tu as de mieux à faire. Je te
    préviens. Tu as tout intérêt à ne pas faire d’entourloupes. Il y a
    beaucoup de monde qui aimerait bien t’entendre et ça ne pourra
    t’apporter que des ennuis. Ce document va repartir à Tichit
    même si je dois d’abord pour cela te flanquer une raclée que tu
    n’oublieras pas de sitôt.

    Quelques heures plus tard rue Saint Honoré, Serge sonne à
    la porte de De Farago. Il a à peine dormi après avoir abandonné
    Jason à ses lamentations. La page du manuscrit était glissée entre
    deux catalogues de chez Christie’s. L’appartement faisait négligé
    mais Serge y a remarqué quelques beaux meubles 18ème de style
    anglais et des bibelots en nombre trop important pour justifier
    leur fonction décorative en ces lieux. Arrivé chez lui Jason a bien
    tenté une ultime négociation pour obtenir ce qu’il appelait une
    compensation en échange du feuillet, mais l’attitude de Serge ne
    lui a guère laissé le temps de développer son argumentation.
    Tu t’en tires à bon compte, tu as intérêt à en avoir conscience.
    Et je serais toi, je garderais ça en mémoire. Des fois que l’histoire
    se répéterait, il vaux mieux que tu en aies tiré des leçons !
    Les trottoirs ont été lavés de frais et il flotte dans l’air un
    parfum de printemps timide et hésitant mêlé à l’odeur des
    premières bouffées de cigarette échappées de la brasserie d’à côté
    Serge n’a pas eu à insister pour obtenir un rendez-vous d’urgence
    avec De Farago.
    J’attendais votre appel.
    … ?
    Venez le plus tôt possible, je vous expliquerai.
    Serge n’avait pas cherché à en savoir plus sur le moment.Sitôt
    rentré chez lui il avait réservé une place d’avion pour Nouakchott
    et voyant qu’il disposait en matinée de quelques heures avant son
    départ il avait tenté sa chance auprès de De Farago.
    Entrez. Allons directement dans le bureau.
    Serge suit le collectionneur et se retrouve dans la pièce aux
    bibliothèques.
    Vous vouliez me voir… J’ai beaucoup réfléchi depuis notre
    précédente conversation.
    Serge n’a pas encore prononcé un mot.
    Me permettrez-vous de vous raconter une histoire ? Vos heures
    sont précieuses je sais, vous m’avez dit lors de votre très tardif appel
    que vous partiez aujourd’hui en Mauritanie. Mon histoire part de làbas
    justement et il est juste qu’elle m’y ramène mais ça je ne l’ai pas
    compris tout de suite. Il m’a fallu du temps. Votre venue a joué un
    grand rôle aussi, celui de catalyseur en quelque sorte. On peut effacer
    les traces écrites de son passé, la mémoire demeure. Moi je voulais
    deux choses impossibles et contradictoires. Après avoir changé de
    nom pour couper tout lien avec mon passé j’ai voulu posséder des
    signes matériels attestant de la réalité de ce même passé.
    Les deux hommes sont assis de part et d’autre de l’énorme
    table de bois qui fait fonction de bureau.
    Pourquoi avez-vous changé de nom ?
    Pour une double raison douloureuse, invivable, du moins
    c’est ce que j’ai cru pendant longtemps. Mais fuir ce que l’on
    est est impossible et c’est encore plus impossible de vivre avec
    l’idée que l’on a effectivement choisi la fuite. Il faut jouer un rôle,
    se composer des attitudes. La confusion entre réalité et fiction
    devient telle… J’ai gagné beaucoup d’argent, j’ai été reçu par la
    grande bourgeoisie et la noblesse qui ont vécu toute leur vie au
    milieu de beaux objets, on ne m’a jamais assimilé aux nouveaux
    riches produits par la Bourse ou le Net. C’est comme si j’avais
    toujours fait partie de ce monde. Mais vous savez où je suis
    né ? À Lekhcheb, près de Tichit. Mon nom, mon vrai nom,
    me semblait ne désigner que cela, mon pays, et mon Pays pour
    ces gens… vous comprenez ! Puis ce nom, mon nom dit aussi
    l’infamie, celle de mon père. Je ne pouvais pas vivre avec elle,
    je ne pouvais pas la porter. Alors un jour j’ai voulu tout effacer.
    Mon père, mon pays, mes origines. J’ai quitté très jeune ma
    famille, je suis parti pour la France, j’ai changé de nom, je me
    suis fait un nom, ici, un nom qui a fait taire tout le passé. Mais le
    passé est têtu. Depuis des années il revient, sans raison extérieure,
    objective. Non, il est revenu tout seul et peu à peu il m’a occupé
    l’esprit. Il m’appelle. C’est peut-être l’âge simplement, mais je
    ne crois pas. Tout ce que j’ai voulu taire s’est mis à faire de plus
    en plus de bruit. Personne n’est au courant. On dit juste que
    je deviens plus… absent, que je suis de plus en plus occupé de
    ma seule passion, la généalogie. C’est seulement mon passé qui
    reprend sa place.
    Alors ?
    Alors ? C’est simple. Un jour j’ai pris conscience de l’intérêt
    que le monde des historiens, des collectionneurs, des amateurs
    d’art, portait aux manuscrits anciens que l’Etat mauritanien
    redécouvrait dans les vieilles cités longtemps oubliées de l’Adrar,
    entre les déserts de Majabat El Koubra et d’Aouker. Je me suis
    souvenu que ma mère me parlait toujours du ksar de Tichit. Son
    propre grand-père y était mort alors qu’il assurait la conservation
    des manuscrits de la ville. Elle racontait qu’il lui avait lu un soir la
    liste des noms des femmes et des hommes qui composaient notre
    famille. Elle décrivait avec admiration le recueil, les en-têtes, la
    calligraphie rouge sombre et surtout elle parlait sans cesse du
    troisième feuillet, celui sur lequel figurait les patronymes de notre
    lignée. C’est un peu d’elle même qui était dans ces pages vieilles
    de plusieurs siècles. Du moins elle s’y inscrivait avec un grande
    ferveur. Elle récitait des noms… Hamody fils de Mahamoud…
    Swefiga fille de Zedfa…Elle aimait raconter cela. Je la vois encore
    assise dehors dans la cour, tout occupée à tresser les cheveux
    d’une de mes soeurs. Inlassablement elle racontait. Elle disait les
    caravanes marchandes de trente mille chameaux transportant
    du sel, de la laine, le mil et l’orge ; elle disait encore l’ivoire et
    les plumes d’autruche qui étaient rapportés du sud, comme si
    ce commerce avait été de son époque. Elle vivait son présent les
    yeux éblouis de ce passé qu’elle-même n’avait pas connu et moi
    je l’écoutais bouche bée, et je haïssais plus encore mon père tôt
    disparu dont nul n’évoquait jamais le nom tâché d’une faute
    irrémédiable jamais nommée. Ici je suis devenu celui que vous
    voyez devant vous.
    Pourquoi avez-vous désiré entrer en possession de ce manuscrit ?
    La voix de ma mère me manquait. Comment dire ?… J’avais
    tout effacé de mon passé mais depuis quelque temps sa voix me
    murmurait de nouveau notre histoire. J’ai eu envie de renouer
    avec elle.
    Ne vous suffisait-il pas de retourner en Mauritanie ?
    Non, ce n’est pas cela que je voulais. Je me suis pas naïf… Quand
    on part de son pays c’est toujours un exil, on est porté hors de soi
    en même temps qu’on porte ses pas hors des frontières. Il n’y a pas
    de retour possible et pas de terme non plus à la nostalgie de ce pays
    perdu. Mais cela, je ne l’ai compris que plus tard. Revenir à Lekhcheb
    n’aurait pas de sens, ce serait courir après des ombres cachées
    derrière des apparences de retrouvailles… Vous comprenez ?
    Oui… Et vous avez pensé…
    Excusez-moi… J’ai cru qu’en m’appropriant ce feuillet du
    manuscrit, un peu de mon pays, de mon histoire, viendrait à
    moi.
    Je comprends, et je sais pour Jason… J’ai récupéré le
    document. Vous voulez le voir ?
    Vous l’avez ici ?
    Il est chez moi mais nous avons le temps d’y aller avant que je
    prenne l’avion.
    Ecoutez… non… je ne veux pas le voir. Je ne l’ai jamais vu
    et jamais je n’aurai dû avoir ce désir de le posséder en propre.
    Vous allez le remporter, ainsi que vous l’avez décidé, sa place est
    là-bas. Deux choses avant que nous nous quittions, deux choses
    qui n’ont aucun rapport l’une avec l’autre, je vous en donne ma
    parole. Je suis prêt à aller faire une déposition concernant le vol,
    c’est vous qui devez prendre la décision… Comme c’est curieux
    cette folie qui s’est emparée de moi ! Je suis heureux que vous ayez
    récupéré le document et je ne comprends pas comment j’ai pu en
    arriver à cette extrémité. On peut se tromper beaucoup dans la
    vie, il était temps que je le sache. Par ailleurs prenez cela.
    De Farago tend une grosse enveloppe marron à Serge.
    Je n’achète pas votre silence. C’est le double de ce que je devais
    remettre à Jason en plus des frais que je lui ai versé pour son
    voyage.
    Ah ! parce que vous lui avez déjà versé quelque chose ?
    Bien sûr.
    Le menteur… Ce n’est pas ce qu’il a prétendu…
    C’est pourtant ce qui s’est passé. J’avais tout pris en charge.
    Cette enveloppe, j’aimerais qu’elle soit remise au conservateur en
    même temps que la manuscrit. Voilà… Vous savez tout. Vous me
    tiendrez au courant de votre décision ?
    Quelle décision ? Vous voulez dire pour une éventuelle
    déposition ?
    Oui. Ne craignez rien, je ne vais pas m’enfuir ! On ne s’enfuit
    jamais une deuxième fois quand on sait l’inutilité de la fuite.
    Ne dites rien. Me permettez-vous de revenir vous voir avec
    quelqu’un après mon retour de Tichit ?
    Si vous le désirez, bien sûr. J’aurais grand plaisir à parler encore
    avec vous. Qui est-ce ?
    Adrien, mon frère. Il est chercheur… Vous devriez vous
    entendre tous les deux. Tout son travail porte sur des problèmes
    de patronymes et la question de l’identité occupe presque à elle
    seule la totalité de son existence. D’après ce que j’ai compris avec
    lui mais aussi avec vous, la question est infinie et sans réponse.
    Sans réponse peut-être en effet, et pourtant personne ne peut
    définitivement choisir d’en faire l’économie.

    #153195

    Un si mélancolique bonheur

    L’avion se pose dans un doux feulement retenu sur la piste de
    l’aéroport qui prolonge le ciel en un long ruban gris. Le crépuscule
    suspend encore ses ombres au-dessus de la ville
    La ville de Saint Exupéry…
    Serge s’étire, peu pressé de sortir de l’avion qui l’a amené
    directement de Paris. Cinq heures de voyage ont suffi pour
    changer l’atmosphère, les couleurs et les parfums. Serge est un
    peu amolli, ralenti dans ses gestes et ses décisions. Il doit repartir
    de Nouakchott dès sept heures le lendemain et n’a en cet instant
    qu’une envie, dormir. Il a réservé une chambre pour la nuit et
    espère vaguement ne pas avoir à trop parlementer avec le chauffeur
    de taxi pour s’y faire conduire.
    Le temps de sortir de l’aéroport la nuit est tombée. Serge
    aperçoit de loin les deux minarets de la mosquée saoudienne, puis
    se laisse porter dans les rues qui se coupent à angle droit avec une
    régularité jamais prise en défaut. Arrivé dans sa chambre il prend
    rapidement une douche froide et s’endort avant même de s’apercevoir
    que la pièce n’a pas de fenêtre. Dehors, les étoiles veillent.
    Le lendemain le soleil caresse déjà les figures géométriques qui
    ornent les maisons de pierre et d’argile de Tidjikja lorsque Serge
    se rend sur la place du marché. Au bord des toits d’étonnantes
    gargouilles racontent des histoires de pluies improbables et le
    lit de la rivière suit imperturbablement son chemin solitaire et
    sec depuis plusieurs mois. Serge a rendez-vous avec un guide
    recommandé par celui qui l’avait raccompagné jusqu’à Tidjikja
    lors du premier voyage sur Tichit. Il avait trouvé la veille en
    arrivant à l’hôtel un message lui indiquant l’heure et le lieu où
    il devait rencontrer l’homme. La place est frémissante de bruits,
    de couleurs et de mouvements. Les camions et taxis-brousse
    manoeuvrent au milieu de la foule, déposant des passagers,
    chargeant des sacs de riz et des guirlandes de piments séchés
    d’un rouge sombre. Des hommes au teint clair déambulent sans
    bousculer les plis bleus de leur sarouel et leurs boubous damassés
    confèrent à leur démarche une noblesse inimitable. Un groupe
    de femmes telles des frégates fendant les eaux avec leurs mélafas
    colorés conduit une bande d’enfants aux yeux espiègles et à l’allure
    appliquée. Ils portent leurs petits cartables avec un grand sérieux,
    ne jetant qu’un regard sur les marchands de noix de cola mais se
    poussant du coude dès qu’ils pensent ne plus être surveillés. Sur
    des étals des tas de dattes, des piles de paquets de thé, des céréales,
    des légumes et des fruits bien alignés donnent l’image d’une
    certaine abondance. L’eau est rare ici comme dans toute cette
    région même si la palmeraie offre l’impression d’une production
    extraordinaire pour qui arrive directement du désert, et chacun
    sait combien la nature est peu généreuse dès que l’homme ne se
    met pas totalement à son service. Pour la plupart, les vendeurs
    ont la peau sombre et Serge devine derrière l’animation générale
    une subtile hiérarchie qui règle les moindres relations entre tous
    les membres de cette population.
    Alors, toubab on y va ?
    Serge se retourne. L’homme est grand, sec, son chèche blanc
    souligne la couleur métallique de ses yeux.
    J’ai appris le français chez les soeurs, ça fait bien longtemps !
    Mais je ne rate jamais une occasion de le parler. Une fantaisie
    de mon père… Remarquez je suis allé aussi à l’école coranique !
    Mon père travaillait dans l’administration française comme
    commis, il pensait que ses enfants devaient parler la langue de
    ses employeurs. Il n’y a qu’avec ma mère qu’il a rencontré des
    obstacles majeurs. Il lui faisait réciter des listes de mots nouveaux
    tous les jours mais elle, elle préférait nous écouter parler. Elle
    disait que ça faisait sérieux mais que ça ne faisait pas une musique
    très joyeuse.
    Vous parlez drôlement bien !
    Je lis aussi. Un blanc est arrivé ici un jour et il m’a demandé de
    le conduire au Mali. C’était un vieil homme tout menu ; Il avait
    entre autre une énorme malle intransportable tant elle était lourde.
    Bien sûr j’ai voulu le convaincre qu’on avait intérêt à se charger
    plutôt d’eau, d’essence et de ravitaillement en quantité suffisante
    pour se lancer dans cette expédition. C’était il y a longtemps et il
    y avait moins de routes, moins de véhicules à moteurs, les pistes
    étaient souvent très éprouvantes à cette époque si on ne voyageait
    pas à dos de chameaux. Bref je voulais qu’il laisse sa malle ou qu’il
    l’allège. Mon fils, m’a-t-il dit, je ne peux pas laisser ça derrière moi,
    je ne reviendrai pas : je vais finir un travail que j’ai commencé il y a
    vingt-cinq ans à Sangha, ça m’occupera tout le temps qu’il me reste
    à vivre. Je voudrais bien achever mes recherches sur les Maisons de
    la Parole et je vais avoir besoin de tout ça. Il avait ouvert sa malle et
    me montrait des piles de papiers couverts d’une écriture minuscule,
    des livres. Il en a sorti deux tout écornés, les Dialogues de Platon
    et Madame Bovary puis il me les a tendu. Je les emmène toujours
    avec moi depuis qu’on me les a offerts… ça fait presque cinquante
    ans, a-t-il rajouté dans un murmure. Gardez-les, je vous les donne.
    On peut vivre toute une vie à ne lire que ces deux livres là.
    Serge regarde le guide qui semble plongé dans ses souvenirs.
    Et vous l’avez conduit au Mali ?
    Oui, le trajet a été pénible, il faisait chaud et le vieil homme
    souffrait énormément. Il était fatigué mais à chaque halte il
    semblait reprendre des forces et il me parlait pendant des heures
    de Flaubert et de Platon, totalement oublieux de son épuisement.
    Quand nous sommes arrivés à Sangha, j’ai voulu lui rendre les
    livres mais il a refusé. « C’est à vous maintenant de continuer
    à vivre avec eux. » m’a-t-il dit. Alors depuis ce temps je les ai
    toujours avec moi… Bon il faut partir, on a 250 kilomètres à faire
    et si tout se passe bien, on devrait être à Tichit ce soir.
    Je croyais qu’il nous faudrait plutôt deux jours. Enfin… c’est
    ce qu’on a mis mon frère et moi avec notre guide la première fois
    que nous sommes allés à Tichit.
    Je sais, Kosa m’a expliqué. Vous veniez de rudement loin !
    Vous me raconterez ça en route, ça n’est pas fréquent de voir
    des touristes débarquer ici directement de Paris avec leur propre
    voiture ! Moi après, je continue sur Oualâta, j’y ai de la famille.
    Les deux hommes s’installent, Serge n’a qu’un sac à dos et le
    véhicule a déjà son chargement d’eau et d’essence. C’est un toutterrain
    qui garde encore fière allure au regard de la plupart de
    ceux qui circulent sur la place malgré son aménagement vétuste
    et sommaire. Après quelques heures de route Serge a le sentiment
    de n’avoir jamais quitté le désert depuis des semaines. Il a raconté
    son périple depuis la France jusqu’à la Mauritanie, reprenant sans
    même s’en rendre compte les mots et les impressions d’Adrien.
    Il n’y a que le motif réel du voyage qu’il n’a pas évoqué. Mais
    là aussi il a du mal à faire la part des choses et à distinguer
    objectivement les raisons réelles qui les ont conduit à faire des
    milliers de kilomètres en voiture au lieu de prendre l’avion, et
    même à décider de ce déplacement alors que la solution du
    problème se trouvait à Paris. Pareillement, il sent bien que ce
    deuxième voyage pour Tichit aurait pu être évité s’il s’était placé
    dans la seule perspective de l’efficacité. Mais justement, toute
    cette affaire relève d’un autre registre. Depuis l’appel d’Adrien
    il y a maintenant deux mois, Serge est convaincu que tous deux
    n’ont raisonné qu’à partir de leur seule affectivité. La récupération
    du manuscrit conclut de façon heureuse ce qui a été un temps
    très intense de rencontre entre les deux hommes, autour de leur
    passé commun et d’un présent, dont chacun séparément voyait
    le caractère délétère en ce qu’il les éloignait tous les jours un peu
    plus de leur vérité. La conclusion heureuse de l’aventure aurait
    pu ne pas être et cela n’aurait en fait rien changé à cette histoire.
    Plus jamais ils ne redeviendraient ce qu’ils étaient en train de
    devenir, Serge en est persuadé. C’est d’ailleurs maintenant que
    Serge comprend vraiment le désir d’Adrien de passer par la ville
    dans laquelle ils avaient vécu quand ils étaient enfants. Ce désir,
    Serge l’a à son tour et il sait que seule la nostalgie qu’il en a rend
    le bonheur possible. Il croyait qu’il lui faudrait du temps pour
    revenir à ce passé mais le passé l’a rattrapé en silence au travers
    des émotions de son frère, un peu comme l’attachement du vieux
    chercheur pour deux livres s’est glissé dans le coeur du guide qui le
    conduit maintenant à Tichit. L’impression de solitude que ressent
    Serge dans ce désert n’a rien à voir avec celle contre laquelle il
    s’est tant battu ces dernières années alors même qu’il menait une
    vie de célibataire très entourée. Il a fait la paix avec lui-même et
    se sent fort d’une tranquille assurance.
    C’est « la route de l’Espoir », vous savez pourquoi on l’appelle
    comme ça ?
    J’ai lu un truc là dessus, je ne me souviens plus bien.
    Autrefois les caravanes qui allaient au Mali et au Niger
    passaient par là, les oasis servaient de halte, on y trouvait de l’eau
    de la nourriture et toute la luzerne nécessaire aux caravaniers était
    cultivée par des esclaves noirs. C’est à partir de là aussi que se sont
    diffusées les règles de l’Islam parce que c’était les seuls points de
    rencontre entre les nomades de tribus différentes. Une caravane
    partait tous les ans pour La Mecque. Puis cette route nous relie à
    la mer. Enfin… Les choses ont bien changé. Les cultivateurs sont
    trop peu nombreux pour s’occuper des palmeraies, la pluie se
    fait rare. Quand elle tombe le sel remonte à la surface et brûle la
    terre. Puis les dunes de sable avancent toujours un peu plus. Vous
    avez vu, à Tichit ?
    Oui. On dit que sept villes s’y superposent, englouties
    inexorablement par les sables les unes après les autres. Mon frère
    prétend que le désert rêve et que c’est pour cela que les dunes se
    déplacent toujours.
    Les ombres commencent à s’allonger quand apparaissent les
    premiers signes de l’arrivée sur Tichit, fantôme de ville où une
    poignée de maisons belles encore luttent contre l’ensablement.
    Des palmiers étranglés à mi-hauteur par le sable gémissent en
    fouettant le ciel de leurs palmes torturées. Serge reconnaît la
    ruelle qui grimpe vers le groupe d’habitations serrées autour de
    la petite place sur laquelle Abidine a l’habitude de s’installer le
    soir pour reposer son regard sur les moutonnements du désert. Il
    descend de voiture et règle son guide, cet original amoureux de la
    langue française. Il ouvre son sac à dos et en sort un petit recueil
    des poésies de Supervielle qu’Adrien lui avait conseillé de lire lors
    de leur premier voyage à Tichit.
    Tenez. Je suis sûr que mon frère aurait aimé vous le donner.
    Il me disait que c’était un vrai livre de voyage. Je ne l’ai pas depuis
    cinquante ans mais vous verrez, il y a des choses très belles.
    Merci. Vous savez beaucoup de livres circulaient à dos de
    chameau autrefois dans cette région avant qu’elle ne meure
    étouffée par le sable et la sécheresse. C’est pareil pour les hommes,
    sans les mots des livres ils se meurent peu à peu et quand ils
    finissent par s’en apercevoir il est trop tard, ils sont étouffés par
    les habitudes, par les préjugés… par tout ce qui encombre la vie.
    Les livres font garder les yeux ouverts. C’est fou la beauté du
    monde quand on le regarde vraiment !
    Il faut qu’Adrien vous rencontre, vous êtes exactement le type
    à raconter le genre de choses qu’il adore.
    Je peux vous prendre au retour. Appelez la gendarmerie de
    Oualâta quand vous voudrez repartir. Il aura fini son travail
    votre frère ?
    Oui il l’aura fini, même si c’est un boulot sans fin.
    Mais dites-moi si ce n’est pas indiscret, pourquoi êtes-vous
    revenu le chercher ? Il ne peut pas revenir en France tout seul ?
    Non, ça n’est pas ça… C’est une longue histoire… Je vous la
    raconterai un jour, j’en suis sûr.
    Bon… Au revoir, à la prochaine.
    Le taxi-brousse redémarre doucement dans la lumière mauve
    presque nacrée qui glisse entre les maison penchées sur leurs
    cours intérieures et se saisit des milliers de particules de poussière
    pour en faire le temps d’une poignée de minutes autant de
    chrysolithes à la recherche de quelque étoffe précieuse afin de
    la parer. Serge reprend son sac et commence à monter vers la
    maison d’Abidine.

    -C’est toi Serge ?
    Serge a repéré bien avant d’entendre la voix la tache claire de
    la chemise d’Adrien.
    Oui, c’est moi.
    Serge… tu vas bien ?
    Oui. Je l’ai apporté comme promis. Je n’étais pas fier à la
    douane, le camouflage n’est pas fabuleux.
    Serge, Abidine ne s’est pas levé aujourd’hui. Il a beaucoup de
    fièvre. Il fait peine à voir.
    La nuit est tombée totalement, les étoiles tremblent et au loin
    les chacals hurlent brièvement.
    Tu as fait bon voyage tout de même ? Ça me fait plaisir que tu
    sois déjà là. Je me fais du souci pour Abidine.
    Tu vas lui apporter le manuscrit dès que je l’aurai dégagé de
    son déguisement. Tu sais j’ai hésité entre une BD porno et celle
    de Lauzier sur la politique française en Afrique.
    Tu cherchais les ennuis ?
    Je plaisante voyons ! J’ai été très raisonnable, j’ai choisi une
    histoire de la musique avec des feuillets déjà bien jaunis. Ça
    m’a facilité les choses parce qu’il y avait pas mal d’illustrations
    protégées par une feuille de papier bible et j’ai pu ainsi insérer le
    document sans trop de problème.
    T’es un chic type Serge, parce que si tu te faisais piquer à la
    douane avec ça ce n’est pas de simples ennuis que tu aurais eu…
    Je sais mais il n’y avait pas d’autre solution, du moins pour
    Abidine. Il a déjà tant de mal à imposer le respect de la tradition
    qui interdit le départ des manuscrits hors de cette ville.
    Hier il m’a annoncé qu’il s’était donné encore une semaine
    avant de demander la réunion du conseil des sages. Il veut
    remettre sa charge à quelqu’un qui en soit plus digne que lui m’at-
    il dit. Le problème c’est qu’il culpabilise complètement à propos
    de ce vol et personne ne peut le convaincre que ce qui s’est passé
    aurait pu arriver à n’importe qui d’autre.
    Oui, sauf que les autorités mauritaniennes et même les
    instances internationales restent fondamentalement convaincues
    que ces bibliothèques du désert ne peuvent vraiment pas être
    correctement entretenues et protégées du sable, des termites et des
    voleurs si elles ne sont pas regroupées en un lieu officiel et mises
    sous la tutelle d’un organisme étatique qui en aurait la charge.
    Sans compter que l’Etat mauritanien voit déjà les retombées
    économiques d’un tel regroupement qui permettrait à des
    milliers de touristes et quelques poignées de chercheurs de venir
    facilement dans une ville qui pourrait les accueillir afin d’admirer
    ou d’étudier ces manuscrits. Tu comprends bien qu’en l’état actuel
    des choses les touristes ne vont pas se déplacer massivement dans
    le désert où les conditions de voyage ne sont pas évidentes, pour
    aller voir quelques vagues bouquins.
    Oui je sais. Mais ce que je sais aussi c’est la force du lien
    qui attache ces femmes et ces hommes aux manuscrits qui leur
    ont été transmis de génération en génération. Ces livres sont la
    mémoire écrite de leur peuple. Ces livres sont leur dignité et
    leur identité par delà les aléas de l’histoire, les périodes de crise,
    les colonialismes. Ces livres enfin sont les traces de ce qu’ils ont
    toujours honoré Dieu.
    Je ne comprends pas bien. Pourquoi des listes de patronymes
    seraient le signe de ce que leurs ancêtres honoraient les préceptes
    de la religion ? ça me dépasse…
    L’absence de postérité est une malédiction divine. Sourate 58,
    troisième verset.
    Là tu m’épates.
    Non j’ai beaucoup écouté Abidine. Sourate 58 je te disais
    donc : « Celui qui te hait mourra sans postérité » Il faut que les
    hommes disent et fassent savoir qu’ils se sont multipliés par la
    grâce de Dieu et que cette multitude se voue à Dieu. Le manuscrit
    visé par le voleur est justement constitué de textes qui font le
    compte de la postérité de ce peuple, autrement dit qui font la
    preuve que ces hommes et ces femmes se sont multipliés ainsi
    que le veut le Seigneur et parce que le Seigneur les couvrait de sa
    bienveillance. Or ce dernier point à lui seul atteste du mérite de
    ce peuple ; il le faut bien en effet puisque Dieu leur a accordé sa
    clémence et sa miséricorde en leur permettant effectivement de
    se multiplier.
    Tu m’as tout l’air du spécialiste en exégèse coranique !
    Attends ce n’est pas tout ! Le voleur n’a subtilisé qu’un feuillet
    du manuscrit. Or quand tu m’as téléphoné pour m’expliquer
    ton intuition et comment tu avais fini par faire le lien entre ton
    passionné de généalogie et ce feuillet c’est là que j’ai compris. Et
    le pire tu vois, c’est que très vite Abidine m’avait mis sur ma piste,
    mais ni lui ni moi ne le savions. Tout le temps de l’hégémonie
    française les différents castes du pays ont été utilisées pour asseoir
    la domination de l’administration française et en 1960 au moment
    de l’indépendance, certains mauritaniens ont senti que leur avenir
    était peut être compromis s’ils restaient ici. Il paraît qu’ils ont
    été assez nombreux parmi les plus favorisés par le colonialisme à
    partir. Quelques uns se sont donc installés en France et Abidine
    me citait le cas de familles qui n’ont plus jamais entendu parler de
    leur parent exilé malgré leurs recherches, les échanges de courrier
    entre ambassades etc. Des rumeurs circulaient à cette époque, on
    parlait de disparitions non volontaires, d’enlèvements… enfin tu
    vois. Mais il y a une chose dont Abidine est sûr : il y a au moins
    deux ou trois membres d’ethnies de la région du Tagart qui sont
    partis mais sous un autre nom. Je ne sais plus comment il l’a
    appris, une histoire complètement extravagante mais qu’importe.
    Ton… comment déjà ?
    De Farago.
    C’était obligatoirement notre homme, tout le désignait, tout
    concordait. Tu comprends, à partir du moment où un type qui
    a tout fait pour qu’on oublie d’où il vient au point d’effacer son
    nom de famille…
    Adrien, on reparlera de tout ça après, tu veux. Je sui fatigué
    et puis le vieil Abidine mérite qu’on lui apporte enfin sa page
    manquante.
    Tu as raison. Je suis tellement content ! ;
    Serge ouvre son sac à dos et en sort le livre d’histoire de la
    musique dans lequel il a caché la page volée du manuscrit.
    Tu arrives à la repérer ?
    Non, où est-ce que tu l’as mise ?
    Regarde ! Attention décolle les pages doucement, le feuillet est
    au milieu, entre Sainte Colombe et Marin Marais, entre le voleur
    et le volé !
    Quel goût du détail! Tu es un raffiné !
    Tu peux te moquer ! Je te signale que mon histoire de la
    musique vient de subir là une sacrée dévaluation !
    Parce que ça fait partie de ton fonds ?
    Evidemment !
    Et ça coûte cher un bouquin comme ça ?
    Bien sûr, cinq ou six mille francs…
    Mais tu es fou, tu ne pouvais pas choisir autre chose ? Je ne te
    comprends pas Serge, tu es parti en m’expliquant qu’il faudrait
    probablement que tu te serres un peu la ceinture en vue des
    changements que tu envisageais et là tu…
    Arrête de t’exciter Adrien, je plaisantais. Tu es incroyable, toi.
    Tu n’as aucun sens des réalités. Tu peux faire un brillant cours
    d’économie marxiste mais tu n’as pas la moindre idée du prix
    d’un livre !
    Je suis content que tu sois là, on va recommencer à se
    chamailler, ça me manquait ! pourtant j’ai vécu de beaux jours
    dans cette maison.
    Tes travaux ont bien avancé ?
    Oui j’ai trouvé des choses fabuleuses dans la bibliothèque.
    Puis j’ai découvert en Abidine un être d’exception. On a passé
    des heures à lire dans le plus grand des silences et des heures
    encore ici, sur cette même terrasse, à parler en regardant la
    nuit s’installer, défroisser le ciel et le tendre bien plat au dessus
    de Tichit, à écouter les murmures des ombres, les soupirs des
    oiseaux, les plaintes des palmiers sous le vent, et le bruit feutré
    du sable qui respire à mesure qu’il avance et envahit les rues et les
    maisons.
    Dépêchons-nous d’aller porter ça à Abidine. Je suis sûr que la
    vue de ce feuillet va le faire sortir de son lit.
    Serge et Adrien pénètrent dans la maison. La première pièce
    étroite est chaulée de frais et les murs sont nus en dehors d’une
    immense photographie noir et blanc représentant une femme
    debout à côté d’une porte. On peut voir tous les détails du bois, les
    noeuds, émouvants de fragilité par rapport à l’aspect très massif de
    l’ensemble, clenche et loquet compris. La femme au contraire semble
    un peu floue, comme si le photographe avait réglé son objectif sur
    le système de fermeture de la porte. L’idée fait sourire Adrien qui y
    pense chaque fois qu’il passe dans cette pièce. Au bout d’un couloir
    éclairé par la lune qui éclabousse le sol de formes d’une clarté laiteuse,
    la porte d’une autre pièce est ouverte. Là se tient Abidine, les yeux
    profondément enfoncés dans leurs orbites, le souffle court.
    Il me semblait avoir entendu du bruit.
    C’est juste moi dit Serge en s’avançant vers le vieil homme.
    Il lui tend le feuillet glissé entre deux morceaux de papier de soie.
    Voilà c’est pour vous.
    Abidine prend délicatement la page.
    Merci, merci. J’ai beaucoup prié pour connaître cet instant.
    Sans vous… Allons il n’est pas l’heure de s’attendrir. Je vais
    remettre ce manuscrit là où il doit être et après nous boirons du
    thé. Tu dois être fatigué mon fils après ce voyage.
    Abidine retourne dans la pièce qu’il a quittée quelques
    instant auparavant. Sous la lumière des lampes à pétrole les tapis
    semblent assoupis tant leurs couleurs sont fondues ensemble en
    un bel ocre mordoré.
    Tu n’as pas eu de tempêtes de sable ? Allez viens, installe-toi
    près de moi. Tu vois le manuscrit est là. Comme moi il attendait,
    il était amputé d’une part de lui-même. On ne devrait jamais
    arracher la page d’un livre. Où est Adrien ?
    Il est parti préparer du thé.
    C’est bien. On va l’attendre et puis tu raconteras.
    Dans la pièce les manuscrits sont groupés ainsi que Serge
    les avait vus la première fois. Les couffins qui contiennent les
    ouvrages à traiter contre les termites ou ceux dont les reliures
    doivent être restaurées sont alignés le long du mur. Un courant
    d’air un peu frais pénètre par la porte qui ouvre sur le désert et
    s’enfuit en traînant derrière lui quelques rayons de lune par le
    couloir qui mène à la terrasse. Sur une table de bois épais Serge
    reconnaît le matériel d’écriture de son frère, un stylo plume dont
    il ne se sépare jamais et une petite boite qui contient sa réserve de
    cartouches d’encre. Il est un peu ému de trouver ces objets là tout
    en ayant le sentiment qu’ils y sont vraiment à leur place. Un léger
    parfum de musc se mêle à l’âcreté plus prononcée du charbon de
    bois dont les murs, les tapis, les livres sont imprégnés.
    Adrien apporte le kanoun et la théière bleue, tire vers les deux
    hommes déjà installés le plateau avec les verres à thé et le sucre,
    puis il s’assied à son tour.
    Alors ?
    On t’a attendu avant de commencer. Le silence est bon qui
    fait un écrin pour les belles actions. Mes fils, je ne pourrai jamais
    rembourser la dette que j’ai envers vous.
    Si.
    Adrien a laissé échapper cette réponse murmurée comme s’il
    avait peur de briser l’harmonie de la nuit.
    – Si ; vous allez rembourser votre dette et vous savez
    comment.
    Tu as raison Adrien. Je vais continuer à m’occuper de la
    bibliothèque, je n’ai pas le droit de m’en désintéresser. Ce serait
    un mensonge parce que je tiens à chacun de ces manuscrits. Ce
    serait aussi une lâcheté parce que les femmes et les hommes de ce
    pays ont besoin des mots qui nourrissent leur mémoire. Ce serait
    une offense à Dieu. Il est dit : « Lorsque le ciel se fendra, que
    les étoiles seront dispersées, que les mers confondront leurs eaux
    l’âme verra ses actions anciennes et récentes. Ce jour là l’âme ne
    pourra rien pour l’âme ». C’est maintenant que je peux quelque
    chose.
    Serge intervient
    Des livres circulent toujours sur la route de l’Espoir au travers
    des déserts de Mauritanie. Et tout le long des pistes du Sahara,
    d’est en ouest et d’ouest en est des caravanes transportent des
    millions de mots, j’en suis sûr. Cependant nous ne le savons pas
    parce que nous ne faisons pas attention et nous ne les voyons pas.
    Tu sais Adrien, le chauffeur qui m’a déposé ce soir à Tichit voyage
    toujours avec deux livres qui l’accompagnent sur toutes les routes,
    deux bouquins tout jaunis, Flaubert et Platon que lui a donné
    un vieil homme qui allait au Mali. Alors, moi je lui ai donné
    le recueil que tu m’avais prêté avant que nous quittions Paris et
    que j’avais remis dans mon sac pour continuer d’apprendre ce
    poème, tu sais ? : « Il vous naît un ami , et voilà qu’il vous cherche
    Il ne connaîtra pas votre nom ni vos yeux Mais il faudra… qu’il
    soit… » Après j’ai oublié.
    … « qu’il soit touché comme les autres Et loge dans son coeur
    d’étranges battements Qui lui viennent de jours qu’il n’aura pas
    vécu. »
    Tu le connais par coeur?
    Oui, c’est dans « Les Amis Inconnus ».
    Au dessus des verres le thé coule en longs jets fumants et
    mousseux qui bousculent sur les bords transparents de minuscules
    bulles dorées qui disparaissent en d’âpres parfums sucrés. Dehors
    le vent s’est levé et souffle dans les maisons abandonnées qui
    gémissent leur solitude. La flamme des lampes vacille et couche
    les ombres des trois hommes sur les murs pour veiller les
    manuscrits. Abidine a disposé les plis de sa gandoura blanche
    sur ses jambes repliées. Son visage éclairé par un rayon de lune
    ressemble à quelque moulage à la cire perdue et son corps est
    comme une âme de terre compacte sur laquelle le temps aurait
    posé ses traces.
    Pendant ce temps à Paris, une femme veille. Elle a pleuré et
    ri. Elle a lu et mangé, elle a dormi. Peu. Elle a fait tous les gestes
    de la vie, laver du linge, préparer un repas, brosser ses cheveux.
    Elle a rêvé d’un homme dont l’absence est brûlure de plomb
    chauffé à blanc. Et sans savoir s’il reviendra un jour elle s’est
    dit : « Je l’attends ».

    Françoise Chauvelier, Paris, 16 Août 2001

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