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- 13 janvier 2009 à 17h47 #14245713 janvier 2009 à 17h47 #148585
VILLIERS De L’ISLE-ADAM, Auguste (De) – Quatre “Contes Cruels”
Le Duc de Portland – (Contes cruels)
Sur la fin de ces dernières années, à son retour du Levant, Richard, duc de Portland, le jeune lord jadis célèbre dans toute l'Angleterre pour ses fêtes de nuit, ses victorieux pur-sang, sa science de boxeur, ses chasses au renard, ses châteaux, sa fabuleuse fortune, ses aventureux voyages et ses amours, – avait disparu brusquement.
Une seule fois, un soir, on avait vu son séculaire carrosse doré traverser, stores baissés, au triple galop et entouré de cavaliers portant des flambeaux, Hyde-Park.
Puis, – réclusion aussi soudaine qu'étrange, – le duc s'était retiré dans son familial manoir; il s'était fait l'habitant solitaire de ce massif manoir à créneaux, construit en de vieux âges, au milieu de sombres jardins et de pelouses boisées, sur le cap de Portland.
Là, pour tout voisinage, un feu rouge, qui éclaire à toute heure, à travers la brume, les lourds steamers tanguant au large et entrecroisant leurs lignes de fumée sur l'horizon.
Une sorte de sentier, en pente vers la mer, une sinueuse allée, creusée entre des étendues de roches et bordée, tout au long, de pins sauvages, ouvre, en bas, ses lourdes grilles dorées sur le sable même de la plage, immergé aux heures du reflux.
Sous le règne de Henri VI, des légendes se dégagèrent de ce château-fort, dont l'intérieur, au jour des vitraux, resplendit de richesses féodales.
Sur la plate-forme qui en relie les sept tours veillent encore, entre chaque embrasure, ici, un groupe d'archers, là, quelque chevalier de pierre, sculptés, au temps des croisades, dans des attitudes de combat.
La nuit, ces statues, – dont les figures, maintenant effacées par les lourdes pluies d'orage et les frimas de plusieurs centaines d'hivers, sont d'expressions maintes fois changées par les retouches de la foudre, – offrent un aspect vague qui se prête aux plus superstitieuses visions. Et, lorsque, soulevés en masses multiformes par une tempête, les flots se ruent, dans l'obscurité, contre le promontoire de Portland, l'imagination du passant perdu qui se hâte sur les grèves, – aidée, surtout, des flammes versées par la lune à ces ombres granitiques, – peut songer, en face de ce castel, à quelque éternel assaut soutenu par une héroïque garnison d'hommes d'armes fantômes contre une légion de mauvais esprits.
Que signifiait cet isolement de l'insoucieux seigneur anglais? Subissait-il quelque attaque de spleen? – Lui, ce coeur si natalement joyeux! Impossible!… – Quelque mystique influence apportée de son voyage en Orient? – Peut-être. – L'on s'était inquiété, à la cour, de cette disparition. Un message de Westminster avait été adressé, par la Reine, au lord invisible.
Accoudée auprès d'un candélabre, la reine Victoria s'était attardée, ce soir-là, en audience extraordinaire. A côté d'elle, sur un tabouret d'ivoire, était assise une jeune liseuse, miss Héléna H***.
Une réponse, scellée de noir, arriva de la part de lord Portland.
L'enfant, ayant ouvert le pli ducal, parcourut de ses yeux bleus, souriantes lueurs du ciel, le peu de lignes qu'il contenait. Tout à coup, sans une parole, elle le présenta, paupières fermées, à Sa Majesté.
La reine lut donc, elle-même, en silence.
Aux premiers mots, son visage, d'habitude impassible, parut s'empreindre d'un grand étonnement triste. Elle tressaillit même; puis, muette, approcha le papier des bougies allumées. – Laissant tomber ensuite, sur les dalles, la lettre qui se consumait:
– Mylords, dit-elle à ceux des pairs qui se trouvaient présents à quelques pas, vous ne reverrez plus notre cher duc de Portland. Il ne doit plus siéger au Parlement. Nous l'en dispensons, par un privilège nécessaire. Que son secret soit gardé! Ne vous inquiétez plus de sa personne et que nul de ses hôtes ne cherche jamais à lui adresser la parole.
Puis congédiant, d'un geste, le vieux courrier du château:
– Vous direz au duc de Portland ce que vous venez de voir et d'entendre, ajouta-t-elle après un coup d'oeil sur les cendres noires de la lettre.
Sur ces paroles mystérieuses, Sa Majesté s'était levée pour se retirer en ses appartements. Toutefois, à la vue de sa liseuse demeurée immobile et comme endormie, la joue appuyée sur son jeune bras blanc posé sur les moires pourpres de la table, la reine, surprise encore, murmura doucement:
– On me suit, Héléna?
La jeune fille persistant dans son attitude, on s'empressa auprès d'elle.
Sans qu'aucune pâleur eût décelé son émotion, – un lys, comment pâlir? – elle s'était évanouie.
Une année après les paroles prononcées par Sa Majesté, – pendant une orageuse nuit d'automne, les navires de passage à quelques lieues du cap de Portland virent le manoir illuminé.
Oh! ce n'était pas la première des fêtes nocturnes offertes, à chaque saison, par le lord absent!
Et l'on en parlait, car leur sombre excentricité touchait au fantastique, le duc n'y assistant pas.
Ce n'était pas dans les appartements du château que ces fêtes étaient données. Personne n'y entrait plus; lord Richard; qui habitait, solitairement, le donjon même, paraissait les avoir oubliés.
Dès son retour, il avait fait recouvrir, par d'immenses glaces de Venise, les murailles et les voûtes des vastes souterrains de cette demeure. Le sol en était maintenant dallé de marbres et d'éclatantes mosaïques. – Des tentures de haute lice, entr'ouvertes sur des torsades, séparaient, seules, une enfilade de salles merveilleuses où, sous d'étincelants balustres d'or tout en lumières, apparaissait une installation de meubles orientaux, brodés d'arabesques précieuses, au milieu de floraisons tropicales, de jets d'eau de senteur en des vasques de porphyre et de belles statues.
Là, sur une amicale invitation du châtelain de Portland, “au regret d'être absent, toujours”, se rassemblait une foule brillante, toute l'élite de la jeune aristocratie de l'Angleterre, des plus séduisantes artistes ou des plus belles insoucieuses de la gentry.
Lord Richard était représenté par l'un de ses amis d'autrefois. Et il se commençait alors une nuit princièrement libre.
Seul, à la place d'honneur du festin, le fauteuil du jeune lord restait vide et l'écusson ducal qui en surmontait le dossier demeurait toujours voilé d'un long crêpe de deuil.
Les regards, bientôt enjoués par l'ivresse ou le plaisir, s'en détournaient volontiers vers des présences plus charmantes.
Ainsi, à minuit, s'étouffaient, sous terre, à Portland, dans les voluptueuses salles, au milieu des capiteux aromes des exotiques fleurs, les éclats de rire, les baisers, le bruit des coupes, des chants enivrés et des musiques!
Mais, si l'un des convives, à cette heure-là, se fût levé de table et, pour respirer l'air de la mer, se fût aventuré au dehors, dans l'obscurité, sur les grèves, à travers les rafales des désolés vents du large, il eût aperçu, peut-être, un spectacle capable de troubler sa bonne humeur, au moins pour le reste de la nuit.
Souvent, en effet, vers cette heure-là même, dans les détours de l'allée qui descendait vers l'Océan, un gentleman, enveloppé d'un manteau, le visage recouvert d'un masque d'étoffe noire auquel était adaptée une capuce circulaire qui cachait toute la tête, s'acheminait, la lueur d'un cigare à la main longuement gantée, vers la plage. Comme par une fantasmagorie d'un goût suranné, deux serviteurs aux cheveux blancs le précédaient; deux autres le suivaient, à quelques pas, élevant de fumeuses torches rouges.
Au-devant d'eux marchait un enfant, aussi en livrée de deuil, et ce page agitait, une fois par minute, le court battement d'une cloche pour avertir au loin que l'on s'écartât sur le passage du promeneur. Et l'aspect de cette petite troupe laissait une impression aussi glaçante que le cortège d'un condamné.
Devant cet homme s'ouvrait la grille du rivage; l'escorte le laissait seul et il s'avançait alors au bord des flots. Là, comme perdu en un pensif désespoir et s'enivrant de la désolation de l'espace, il demeurait taciturne, pareil aux spectres de pierre de la plate-forme, sous le vent, la pluie et les éclairs, devant le mugissement de l'Océan. Après une heure de cette songerie, le morne personnage, toujours accompagné des lumières et précédé du glas de la cloche, reprenait, vers le donjon, le sentier d'où il était descendu. Et souvent, chancelant en chemin, il s'accrochait aux aspérités des roches.
Le matin qui avait précédé cette fête d'automne, la jeune lectrice de la reine, toujours en grand deuil depuis le premier message, était en prières dans l'oratoire de Sa Majesté, lorsqu'un billet, écrit par l'un des secrétaires du duc, lui fut remis.
Il ne contenait que ces deux mots, qu'elle lut avec un frémissement: “Ce soir.”
C'est pourquoi, vers minuit, l'une des embarcations royales avait touché à Portland. Une juvénile forme féminine, en mante sombre, en était descendue, seule. La vision, après s'être orientée sur la plage crépusculaire, s'était hâtée, en courant vers le torches, du côté du tintement apporté par le vent.
Sur le sable, accoudé à une pierre et, de temps à autre, agité d'un tressaut mortel, l'homme au masque mystérieux était étendu dans son manteau.
– O malheureux! s'écria dans un sanglot et en se cachant la face la jeune apparition lorsqu'elle arriva, tête nue, à côté de lui.
– Adieu! adieu! répondit-il.
On entendait, au loin, des chants et des rires, venus des souterrains de la féodale demeure dont l'illumination ondulait, reflétée, sur les flots.
– Tu es libre!… ajouta-t-il, en laissant retomber sa tête sur la pierre.
– Tu es délivré! répondit la blanche advenue en élevant une petite croix d'or vers les cieux remplis d'étoiles; devant le regard de celui qui ne parlait plus.
Après un grand silence et comme elle demeurait ainsi devant lui, les yeux fermés et immobile, en cette attitude:
– Au revoir, Héléna! murmura celui-ci dans un profond soupir.
Lorsque après une heure d'attente les serviteurs se rapprochèrent, ils aperçurent la jeune fille à genoux sur le sable et priant auprès de leur maître.
– Le duc de Portland est mort, dit-elle.
Et, s'appuyant à l'épaule de l'un de ces vieillards, elle regarda l'embarcation qui l'avait amenée.
Trois jours après, on pouvait lire cette nouvelle dans le Journal de la Cour :
“- Miss Héléna H***, la fiancée du duc de Portland, convertie à la religion orthodoxe, a pris hier le voile aux carmélites de L***.”
Quel était donc le secret dont le puissant lord venait de mourir?
Un jour, dans ses lointains voyages en Orient, s'étant éloigné de sa caravane aux environs d'Antioche, le jeune duc, en causant avec les guides du pays, entendit parler d'un mendiant dont on s'écartait avec horreur et qui vivait, seul, au milieu des ruines.
L'idée le prit de visiter cet homme, car nul n'échappe à son destin.
Or, ce Lazare funèbre était ici-bas le dernier dépositaire de la grande lèpre antique, de la Lèpre-sèche et sans remède, du mal inexorable dont un Dieu seul pouvait ressusciter, jadis, les Jobs de la légende.
Seul, donc, Portland, malgré les prières de ses guides éperdus, osa braver la contagion dans l'espèce de caverne où râlait ce paria de l'Humanité.
Là, même, par une forfanterie de grand gentilhomme, intrépide jusqu'à la folie, en donnant une poignée de pièces d'or à cet agonisant misérable, le pâle seigneur avait tenu à lui serrer la main.
A l'instant même un nuage était passé sur ses yeux. Le soir, se sentant perdu, il avait quitté la ville et l'intérieur des terres et, dès les premières atteintes, avait regagné la mer pour venir tenter une guérison dans son manoir, ou y mourir.
Mais, devant les ravages ardents qui se déclarèrent durant la traversée, le duc vit bien qu'il ne pouvait conserver d'autre espoir qu'en une prompte mort.
C'en était fait! Adieu, jeunesse, éclat du vieux nom, fiancée aimante, postérité de la race! – Adieu, forces, joies, fortune incalculable, beauté, avenir! Toute espérance s'était engouffrée dans le creux de la poignée de main terrible. Le lord avait hérité du mendiant. Une seconde de bravade – un mouvement trop noble; plutôt! – avait emporté cette existence lumineuse dans le secret d'une mort désespérée…
Ainsi périt le duc Richard de Portland, le dernier lépreux du monde.
13 janvier 2009 à 17h57 #148586L'Incomprise – (Nouveaux contes cruels)
A Monsieur Jules Destrée.
“Ne frappez jamais une femme, même avec une fleur.”
Sourates de l'AL-KORAN.
Aux primes roses du dernier printemps, Geoffroy de Guerl, emmenant de Paris sa première préférée, Simone Liantis, avait loué, sur les bords de la Loire, ce riant cottage, meublé en style Louis XVI et clos de jardins – où de très hauts lilas, enserrant une centrale étendue de verdure, s'entrecroisaient en longues charmilles jusqu'à la claire-voie. – Aux lointains alentours, sur le flanc de menues collines, d'assez profondes épaisseurs de frênes et de mélèzes, – que, maintenant, rougissait déjà l'automne, – épandaient comme de la solitude vers l'habitation.
A vingt ans – et n'étant doué que d'à peine sept mille francs de rente, – s'exposer à de l'attachement pour une élégante, pour cette élancée brune aux regards assurés, à peu de jasmin, aux traits fins et durs, – folie, n'est-ce pas ?… Soit. Mais si M. de Guerl était bien fait, d'allures aimables, d'une bravoure célèbre et d'un esprit artiste, une sentimentalité clairvoyante le défendait, – armure occulte, mais à l'épreuve, – contre toutes amoureuses concessions capables d'entraîner d'essentielles déchéances.
Simone, d'ailleurs, durant ce sixain de lunes de miel, s'était montrée des moins dangereuses, ne jouant au mariage que par attitude, point mondaine, gaie, peu dépensière, et, les soirs, ayant de ces “tout ce que tu voudras”! qui brûlaient l'oreille. – Et puis, sa nature était si insoucieuse, qu'elle s'était laissé saisir et vendre tout ce qu'elle tenait de ses deux premiers oubliés. Il ne lui restait, pour biens, que d'insignifiants bijoux, de peu nombreuses toilettes, – et une bague. Par exemple, le merveilleux solitaire de celle-ci était d'une taille, d'une blancheur et d'une eau si rares – que des joailliers en renom s'étaient engagés à le payer, net, cinq cents louis, le jour qu'il plairait.
– Ah! comme l'on s'était “amusé” toute la saison !… Chevauchées, parties de pêche et de canot, chasses exprès fatigantes, repas rustiques sur l'herbe, excursions, – et, chez soi, musique, baisers, livres, causeries et disputes! L'on avait des jeux, – de vieilles armes, aussi, d'autrefois, qu'on essayait, pour rire, aux jardins. – En fait de connaissances, on n'avait reçu personne; si bien que, grâce à l'illusion juvénile, M. de Guerl et Simone pouvaient, à présent, se sembler intimes.
Cependant… elle avait des instants indéfinissables, dont la fréquence augmentait aux approches du retour à Paris. Ainsi, lorsque, la tenant enlacée, sous les lilas troués de lueurs d'étoiles, il lui disait les choses les plus douces, lui parlant, avec tendresse, d'un enfant qui les unirait plus encore, d'heures passionnées, d'une existence joyeuse et toute simple, la bien-aimée paraissait comme distraite, le regardait avec une sorte d'étrangère fixité, comme lui cachant un grief. Un trépignement démentait les singulières larmes dont, parfois, ses cils étincelaient; ce qui donnait à son émotion secrète un caractère de contrariété, – presque d'impatience, – inintelligible.
Elle semblait sur le point de lui crier quelque chose ; puis, désespérée et comme y renonçant, elle se taisait.
Brusque, elle lui avait dit souvent, en ces instants-là :
– Tu sais, Geoffroy, s'il me plaisait; je pourrais te quitter ? – même sans te prévenir ; d'une heure à l'autre. – Avec mon diamant, je suis libre: j'aurais le temps, là-bas, de choisir, entre les plus riches, un amant de mon goût. Oui, si je voulais, dès ce soir, – tiens, tu serais seul. Plus de Simone. – Eh bien ?… quoi! cela ne t'irrite pas davantage?… Merci !
Ses yeux brillaient; on eût dit qu'elle attendait une parole, un acte, que M. de Guerl ne savait pas trouver. Les réponses étonnées du jeune homme étaient reçues de Simone avec des détours de tête, une moue, – un léger haussement d'épaules, même, depuis peu. – Aux: “- Que te prend-il, chère Simone? …” elle répondait, grave, en regardant le vague: – “Tu verras, toi, qu'avec toute ta bonne éducation, tu seras cause de ma mort.- Mais… qu'as-tu donc ! s'écriait-il. – Ah! si seulement tu étais un peu… autre ! – Alors, tu ne m'aimes plus ? – Si… mais… pas tant que je voudrais ! et c'est ta faute.” Il souriait à ce mot, et Simone, sourcils froncés, courait s'enfermer dans sa chambre – où son amant l'entendait pleurer pendant quelquefois une heure. – Revenue vers lui, elle paraissait avoir OUBLIE sa petite scène !… De sorte que, sans accorder à l'incident plus d'attention, M. de Guerl, se désattristant, concluait avec un “Dieu ! que les femmes sont bizarres !” dont la banalité puissante le rassurait.
Par un couchant magnifique, vers les cinq heures, comme tous deux, aux jardins, par forme de distraction paradoxale et faute d'autres, tiraient de l'arbalète sur la pelouse, – d'une vieille et forte arbalète de jadis, – la trop singulière jeune femme, n'ayant plus de carreaux à envoyer, s'écria, tout à coup, – après un de ces longs regards dans le vague :
– Tiens! suis-je bête!… Et ça ?
En une saccade, ôtant de son doigt le diamant, elle le posa sur la rainure de l'arbalète, en ce moment relevée vers les bouquets de bois et les flaques stagnantes de la Loire.
– Hein!… Si je l'envoyais ? Pourtant ?… dit-elle.
Et elle riait.
– Simone! es-tu folle ?… répondit-il.
Mais, comme cédant à quelque irrésistible mouvement d'hystérie perverse, arrivée à la crise aiguë, elle pressa froidement la détente : – une étincelle, une goutte de feu s'enfonça dans le crépuscule.
Pendant que M. de Guerl regardait son amie avec stupeur, celle-ci, laissant tomber l'arbalète, arracha une branchette assez solide, puis, jetant l'autre bras à l'entour du cou de son amant, lui murmura, les yeux à demi fermés, d'une voix rauque, triviale, câline, – et d'un timbre qu'il n'avait pas encore entendu :
– Ah! je sais ce que je mérite, va ! Mais cette fois, au moins, je pense – que tu vas y aller… (Elle cinglait l'air de sa badine) et là, – ferme!… ou tu n'es pas un homme! Crois-tu qu'elle m'aura coûté cher, ma première danse, de toi ? – Dame, aussi! quand on étouffe!… Ah ! ça fait du bien, ça détend, de dire les choses, à la fin des fins ! – Te voilà mon maître! Plus un sou ! Tu peux me chasser ! – Comme tu me plais, à présent !… Mais, rudoie-moi donc ! Surtout ne te gêne pas. – Comment ! tu dis que tu m'aimes, et, en six mois, tu ne m'as même pas flanqué une gifle ?… Comment veux-tu que je te croie ?… – C'est égal : cette fois-ci, je ne l'aurai pas volé, d'être battue ! (Elle se renversait à demi, sentant l'âcre, marquant, de ses ongles, l'une des mains de son amant, dont elle respirait, à narines dilatées, le veston de velours noir.) – Il faut qu'une femme se sente un peu tenue, vois-tu !… Et si tu savais comme ça vaut mieux que des phrases, une bonne dégelée ! – Tu vas me laisser là ta politesse, à présent, j'imagine ? hein !… (Ses dents claquaient). Là ! tu es pâle ! tu es en colère ! Tu vas me faire des bleus !… Je savais bien que tu étais un mâle !
A cette éruption, des moins prévues, M. de Guerl, ayant, en effet, pâli, la considérait comme s'il l'eût vue pour la première fois. – Puis, se dégageant, après un silence, et tranquille :
– Une cravache me sera mieux en main ! dit-il.
Et, la laissant, haletante, sur un banc, il rentra; puis, de l'autre porte, sortit de la maison, comme on s'échappe. – Trois heures après, Simone, très inquiète, déchirait entre ses dents son mouchoir, dans sa chambre, devant une bougie, – lorsque la bonne lui remit la lettre suivante, apportée de Nantes, par exprès :
“Chère abandonnée, je te dois six mois d'une illusion ravissante, je l'avoue; mais, en te dévoilant, ce soir, tu as à jamais glacé pour toi les sens que cette illusion seule m'inspirait. – Certes, je n'ignore pas qu'aujourd'hui, surtout, il paraît indispensable (aux yeux de maintes personnes de ton sexe) d'être une brute pour être un “mâle”, – et que les baisers semblent plus fades à celles-ci que les horions; – mais comme, d'une part, entre les violents plaisirs auxquels, par simple jeu, peut se prêter notre sensualité, il se trouve que le propre de ceux (dont, paraît-il, tu raffoles), est de détruire cette joie qui (seule et avant tout!) doit consacrer la vie à deux entre une compagne et son compagnon, et comme, d'autre part, si tu ne peux te passer de danses pour te figurer que tu m'aimes, je puis très bien, moi, me passer, pour être heureux, d'administrer des volées à celle qui m'est chère, – j'ai dû m'enfuir, même sans chapeau, pour nous épargner tout échange d'aussi oiseuses que burlesques explications.
“Ainsi, fantasque enfant! lorsque je te contemplais, dans les belles soirées, sous nos longues charmilles et que, transporté d'amour, je murmurais sur tes lèvres ce que mon coeur me suggérait, tu te disais, toi, tout bonnement, avec un profond soupir, en levant tes beaux yeux au ciel, dont ils semblaient mélancoliquement compter les étoiles: – Oui; mais, tout cela, ce n'est pas des bons coups de botte ?… Pauvre ange! plains-moi, si redoutant une gaucherie native, je ne m'estime pas assez parfait pour oser…, ne fût-ce qu'essayer de te satisfaire. A chacun ses sens et ses désirs ! Je ne discute pas les tiens, ni leur aloi ; je déplore, seulement, de ne me juger, pour toi, qu'un aggravant garde-malade. Donc, adieu. Ne t'inquiète pas plus de notre coeur que de la chaumière ; celle-ci est déjà louée, pour le 15, à toute une famille de braves négociants, qui n'attendent que ton départ. Demain, dans la matinée, un factotum viendra te remettre, sous pli, un bon de six mille francs, payable à vue (à la tienne seule), chez mon notaire, à Paris. Moi, je suis déjà loin.
Compliments, regrets et bonne chance!
GEOFFROY.”
Simone, à cette lecture, allongeant les lèvres avec une irréprochable moue de dédain, la laissa tomber d'entre deux doigts :
– Quel dommage qu'un si beau garçon ne soit, au fond, qu'un rêveur ! – murmura-t-elle: – et quel dommage que ceux-là qui savent comprendre une femme… soient si…
Elle s'arrêta, rêveuse elle-même, Simone Liantis, la pauvre et délicate fille, – hélas! tout récemment décédée, d'ailleurs, – (navrante Humanité!) – sous le numéro 435, vingt-sixième série (nymphomanes), aux Incurables, – son mal étant essentiel, c'est-à-dire de ceux dont on ne peut pas (sans Dieu) VOULOIR guérir.
13 janvier 2009 à 18h00 #148587Fleurs de ténèbres (Contes cruels)
À Monsieur Léon Dierx.
“Bonnes gens, vous qui passez,
Priez pour les trépassés.”
Inscription au bord d'un grand chemin.
Ô belles soirées! Devant les étincelants cafés des boulevards, sur les terrasses des glaciers en renom, que de femmes en toilettes voyantes, que d'élégants “flâneurs” se prélassent!
Voici les petites vendeuses de fleurs qui circulent avec leurs corbeilles.
Les belles désœuvrées acceptent ces fleurs qui passent, toutes cueillies, mystérieuses…
– Mystérieuses?
– Oui, s'il en fut!
Il existe, sachez-le, souriantes liseuses, il existe, à Paris même, certaine agence sombre qui s'entend avec plusieurs conducteurs d'enterrement luxueux, avec des fossoyeurs même, à cette fin de desservir les défunts du matin en ne laissant pas inutilement s'étioler, sur les sépultures fraîches, tous ces splendides bouquets, toutes ces couronnes, toutes ces roses, dont, par centaines, la piété filiale ou conjugale surcharge quotidiennement les catafalques.
Ces fleurs sont presque toujours oubliées après les ténébreuses cérémonies. L'on n'y songe plus; l'on est pressé de s'en revenir; – cela se conçoit!…
C'est alors que nos aimables croquemorts s'en donnent à cœur-joie. Ils n'oublient pas les fleurs, ces messieurs! Ils ne sont pas dans les nuages. Ils sont gens pratiques. Ils les enlèvent par brassées, en silence. Les jeter à la hâte par-dessus le mur, dans un tombereau propice, est pour eux l'affaire d'un instant.
Fleurs de ténèbres – Nouveaux contes cruelsDeux ou trois des plus égrillards et des plus dégourdis transportent la précieuse cargaison chez des fleuristes amies qui, grâce à leurs doigts de fées, sertissent de mille façons, en maints bouquets de corsage et de main, en roses isolées, même, ces mélancoliques dépouilles.
Les petites marchandes du soir alors arrivent, nanties chacune de sa corbeille. Elles circulent, disons-nous, aux premières lueurs des réverbères, sur les boulevards, devant les terrasses brillantes et dans les mille endroits de plaisir.
Et les jeunes ennuyés, jaloux de se bien faire venir des élégantes pour lesquelles ils conçoivent quelque inclination, achètent ces fleurs à des prix élevés et les offrent à ces dames.
Celles-ci, toutes blanches de fard, les acceptent avec un sourire indifférent et les gardent à la main, – ou les placent au joint de leur corsage.
Et les reflets du gaz rendent les visages blafards.
En sorte que ces créatures-spectres, ainsi parées des fleurs de la Mort, portent, sans le savoir, l'emblème de l'amour qu'elles donnent et de celui qu'elles reçoivent.
13 janvier 2009 à 18h05 #148588Sœur Natalia – (Nouveaux contes cruels)
A Madame la comtesse de Poli.
“Oh! quand ma dernière heure
Viendra fixer mon sort,
Obtenez que je meure
De la plus sainte mort.”
(Vieux cantique à Notre-Dame.)
Autrefois, en Andalousie, à l'angle d'une route montueuse, s'élevait un monastère de franciscaines du tiers-ordre ; – ce cloître, bien qu'en vue d'autres couvents qui se veillaient les uns les autres, était surtout protégé par la vénération qu'imposait, alors, l'aspect de toute grande croix sur un portail d'où tintait une cloche deux fois le jour. Une longue chapelle, dont l'huis, jamais fermé, s'ouvrait sur trois marches et le grand chemin, longeait, d'un côté, le grand mur de ce monastère. Aux alentours, les riches plaines, les arbres à parfums, l'herbe des fossés, l'isolement, la route poudreuse.
Par un énervant crépuscule d'automne, se trouvait, agenouillée en ses habits de novice, au fond de cette chapelle, une jeune fille aux traits d'une beauté suave et touchante. C'était devant une niche creusée en un pilier : – du cintre pendait une solitaire lampe d'or, éclairant une Madone aux yeux baissés, aux mains ouvertes, ruisselantes de grâces radieuses, – une Mère céleste, en l'attitude de l'Ecce ancilla.
Sur la route, l'on entendait monter, à travers les vitraux opposés, les accents frais et sonores d'un chanteur de sérénade que les accords d'une mandoline cordouane accompagnaient. Les langoureuses paroles, brûlantes de passion, d'audace, de jeunesse, parvenaient, dans l'église, jusqu'à sœur Natalia, la novice agenouillée, qui, le front sur ses bras croisés aux pieds de la Madone, murmurait, d'une voix désolée :
– Madame, vous le voyez, je pleure, et vous supplie de ne point me bannir de toute compassion, car c'est défaillante et dans l'angoisse – et votre sainte image au fond de toutes les pensées – que je vais m'exiler d'ici. O chaste reine, prendrez-vous en pitié celle qui déserte, pour un amour mortel, le seuil du salut! Cette voix, vous l'entendez, elle m'implore, en sa fervente fidélité ! Si je ne viens pas, il va mourir! Ses transports, si longtemps subis sans espérance et sans plainte, comment les condamner ! Et persister à ne pas consoler celui qui aime tant! Vous qui savez si je vous aime, ô Madame! et que, tous les soirs, ma joie était de venir vous prier ici, pardonnez-moi ! Voici mon voile, voici la clef de ma cellule ; je les remets à vos pieds. Mais, je ne peux plus… j'étouffe… cette voix… elle m'attire… adieu… adieu !
Debout, chancelante, n'osant lever les yeux, sœur Natalia posa la clef sainte et le voile aux pieds de la bleue Madone au doux visage de lumière, aux yeux baissés aussi – mais vers quels Cieux et quelles étoiles! – Puis, s'appuyant aux piliers, elle gagna le portail, et, après un instant, l'entrouvrit: elle descendit les degrés et se trouva sur la route, – qui s'étendait lointaine, aux clartés d'une large lune illuminant la campagne.
– Juan ! cria-t-elle.
A cet appel, un cavalier, un juvénile seigneur, au profil dominateur, aux regards tout brûlants de joie, apparut, et, sautant de cheval, enveloppa de son manteau celle qui était, enfin, venue vers lui.
– O Natalia ! dit-il.
La tenant ployée entre ses bras, sur son cheval, ils partirent vite vers le manoir dont les tours, là-bas, s'accusaient sous les lunaires ombres.
Ce furent six mois de fêtes, d'amour, de voyages charmants, à travers l'Italie, à Florence, à Rome, à Venise : lui joyeux, elle souvent pensive, les caresses de son ardent ravisseur, bien qu'éperdues et enivrantes, n'étant pas celles que l'innocence de son cœur avait espérées.
Soudainement, de retour à Cadix, par un matin de soleil, sans qu'une parole même l'eût avertie, elle se réveilla seule, sans anneau nuptial, sans même la joie d'un enfant ; – son amant, fatigué d'elle, était disparu.
Avec un profond soupir, la jeune fille laissa tomber le billet sombre qui lui annonçait la solitude : – elle ne se plaignit pas, résolue à ne pas survivre.
En peu d'heures, lorsqu'elle eut répandu aux Pauvres l'or qui lui restait, au moment même de se délivrer de la vie, une pensée, – une candide pensée, – l'oppressa: revoir, encore une fois, une seule fois, pour un suprême adieu, la Madone de jadis.
Donc, vêtue en pénitente et mendiant un peu de pain sur la route, elle s'achemina vers le monastère, – vers la chapelle, plutôt! car elle ne pouvait plus rentrer parmi les vierges fidèles. En quelques jours de marche, et comme se fonçaient les bleuissements d'un beau soir d'été tout brillant d'astres, elle arriva tremblante, exténuée, devant le saint portail.
Elle se souvenait qu'à cette heure-là ses anciennes compagnes étaient retirées, en oraison, dans leurs cellules, et que, sous les hauts piliers, l'église devait être aussi déserte que le soir de l'enlèvement. Elle poussa donc la porte et regarda : – personne!… Là-bas, seulement, sous la lampe toujours claire, la Madone.
Elle entra, puis, à deux genoux, avança sur les dalles blanches, vers sa céleste amie, et, inclinée, – entre des sanglots, elle balbutia, parvenue aux pieds de celle qui pardonne :
– Oh ! Madame ! je suis indigne de clémence ! Je ne savais pas, – alors que la tentatrice voix me suppliait ! – je ne savais pas quel abandon, quel opprobre, hélas ! réserve l'amour mortel. O honte! dont je vais mourir, bannie de tout asile chez les miens, – ici, surtout!… Laquelle de vos filles, ô Mère, ne m'accueillerait d'un signe d'effroi, me montrant le dehors, en cette chapelle ?… – Oh ! j'ai perdu l'espérance, en voulant consoler !…
Alors, comme les silencieuses larmes de Natalia tombaient sur les pieds de l'Elue Divine, et que la jeune fille relevait un regard suprême, chargé d'adieux, vers la Madone, elle tressaillit d'une soudaine extase, car elle vit les yeux sacrés qui la regardaient ; et les lèvres de la statue s'entr'ouvrirent; et Celle du Ciel lui dit, doucement :
– “Ma fille, ne te souviens-tu pas ? Tu m'as confié ton voile, et la clef de ta cellule, avant de nous quitter. Je t'ai donc remplacée, ici, accomplissant, sous ce voile toutes les tâches de tes vœux : nulle d'entre tes compagnes ne s'est aperçue de ton absence: reprends donc ce que tu m'as confié ; rentre dans ta cellule, et… ne t'en va plus.”
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