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- 7 avril 2008 à 18h16 #145630
ALLAIS, Alphonse – Nouvelles
Cruelle énigme
Chaque soir, quand j’ai manqué le dernier train pour Maisons-Laffitte (et Dieu sait si cette aventure m’arrive plus souvent qu’à mon tour), je vais dormir en un pied-à-terre que j’ai à Paris. C’est un logis humble, paisible, honnête, comme le logis du petit garçon auquel Napoléon III, alors simple président de la République, avait logé trois balles dans la tête pour monter sur le trône. Seulement, il n’y a pas de rameau bénit sur un portrait, et pas de vieille grand-mère qui pleure. Heureusement ! Mon pied-à-terre, j’aime mieux vous le dire tout de suite, est une simple chambre portant le numéro 80 et sise en l’hôtel des Trois-Hémisphères, rue des Victimes. Très propre et parfaitement tenu, cet établissement se recommande aux personnes seules, aux familles de passage à Paris, ou à celles qui, y résidant, sont dénuées de meubles. Sous un aspect grognon et rébarbatif, le patron, M. Stéphany, cache un cœur d’or. La patronne est la plus accorte hôtelière du royaume et la plus joyeuse. Et puis, il y a souvent, dans le bureau, une dame qui s’appelle Marie et qui est très gentille. (Elle a été un peu souffrante ces jours-ci, mais elle va tout à fait mieux maintenant, je vous remercie.) L’hôtel des Trois-Hémisphères a cela de bon qu’il est international, cosmopolite et même polyglotte. C’est depuis que j’y habite que je commence à croire à la géographie, car jusqu’à présent – dois-je l’avouer ? – la géographie m’avait paru de la belle blague. En cette hostellerie, les nations les plus chimériques semblent prendre à tâche de se donner rendez-vous. Et c’est, par les corridors, une confusion de jargons dont la tour de l’ingénieur Babel, pourtant si pittoresque, ne donnait qu’une faible idée.
Le mois dernier, un clown né natif des îles Féroé rencontra, dans l’escalier, une jeune Arménienne d’une grande beauté. Elle mettait tant de grâce à porter ses quatre sous de lait dans la boîte de fer-blanc, que l’insulaire en devint éperdument amoureux. Pour avoir le consentement, on télégraphia au père de la jeune fille, qui voyageait en Thuringe, et à la mère, qui ne restait pas loin du royaume de Siam. Heureusement que le fiancé n’avait jamais connu ses parents, car on se demande où l’on aurait été les chercher, ceux-là. Le mariage s’accomplit dernièrement à la mairie du XVIIIe. M. Bin, qui était à cette époque le maire et le père de son arrondissement, profita de la circonstance pour envoyer une petite allocution sur l’union des peuples, déclarant qu’il était résolument décidé à garder une attitude pacifique aussi bien avec les Batignolles qu’avec la Chapelle et Ménilmontant. ………………………………………………………………………………………… J’ai dit plus haut que ma chambre porte le numéro 80. Elle est donc voisine du 81. Depuis quelques jours, le 81 était vacant. Un soir, en rentrant, je constatai que, de nouveau, j’avais un voisin, ou plutôt une voisine. Ma voisine était-elle jolie ? Je l’ignorais, mais ce que je pouvais affirmer, c’est qu’elle chantait adorablement. (Les cloisons de l’hôtel sont composées, je crois, de simple pelure d’oignon.) Elle devait être jeune, car le timbre de sa voix était d’une fraîcheur délicieuse, avec quelque chose, dans les notes graves, d’étrange et de profondément troublant. Ce qu’elle chantait, c’était une simple et vieille mélodie américaine, comme il en est de si exquises. Bientôt la chanson prit fin et une voix d’homme se fit entendre. – Bravo ! miss Ellen, vous chantez à ravir, et vous m’avez causé le plus vif plaisir… Et vous, maître Sem, n’allez-vous pas nous dire une chanson de votre pays ? Une grosse voix enrouée répondit en patois négro-américain : – Si ça peut vous faire plaisir, monsieur George. Et le vieux nègre (car, évidemment, c’était un vieux nègre) entonna une burlesque chanson dont il accompagnait le refrain en dansant la gigue, à la grande joie d’une petite fille qui jetait de perçants éclats de rire. – A votre tour, Doddy, fit l’homme, dites-nous une de ces belles fables que vous dites si bien. Et la petite Doddy récita une belle fable sur un rythme si précipité, que je ne pus en saisir que de vagues bribes. – C’est très joli, reprit l’homme ; comme vous avez été bien gentille, je vais vous jouer un petit air de guitare, après quoi nous ferons tous un beau dodo. L’homme me charma avec sa guitare. A mon gré, il s’arrêta trop tôt, et la chambre voisine tomba dans le silence le plus absolu. – Comment, me disais-je, stupéfait, ils vont passer la nuit tous les quatre dans cette petite chambre ? Et je cherchais à me figurer leur installation. Miss Ellen couche avec George. On a improvisé un lit à la petite Doddy, et Sem s’est étendu sur le parquet. (Les vieux nègres en ont vu bien d’autres !) Ellen ! Quelle jolie voix, tout de même ! Et je m’endormis, la tête pleine d’Ellen. Le lendemain, je fus réveillé par un bruit endiablé. C’était maître Sem qui se dégourdissait les jambes en exécutant une gigue nationale. Ce divertissement fut suivi d’une petite chanson de Doddy, d’une adorable romance de miss Ellen, et d’un solo de piston véritablement magistral. Tout à coup, une voix monta de la cour. – Eh bien ! George ; êtes-vous prêt ? Je vous attends. – Voilà, voilà, je brosse mon chapeau et je suis à vous. Effectivement, la minute d’après, George sortait. Je l’examinai par l’entrebâillement de ma porte. C’était un grand garçon, rasé de près, convenablement vêtu, un gentleman tout à fait. Dans la chambre, tout s’était tu. J’avais beau prêter l’oreille, je n’entendais rien. Ils se sont rendormis, pensai-je. Pourtant, ce diable de Sem semblait bien éveillé. Quelles drôles de gens ! Il était neuf heures, à peu près. J’attendis. Les minutes passèrent, et les quarts d’heure, et les heures. Toujours pas un mouvement. Il allait être midi. Ce silence devenait inquiétant. Une idée me vint. Je tirai un coup de revolver dans ma chambre, et j’écoutai. Pas un cri, pas un murmure, pas une réflexion de mes voisins. Alors j’eus sérieusement peur. J’allai frapper à leur porte – Open the door, Sem ! … Miss Ellen !… Doddy ! Open the door… Rien ne bougeait ! Plus de doute, ils étaient tous morts. Assassinés par George, peut-être Ou asphyxiés ! Je voulus regarder par le trou de la serrure. La clef était sur la porte. Je n’osai pas entrer. Comme un fou, je me précipitai au bureau de l’hôtel. – Madame Stéphany, fis-je d’une voix que j’essayai de rendre indifférente, qui demeure à côté de moi ? – Au 81 ? C’est un Américain, M. George Huyotson. – Et que fait-il ? – Il est ventriloque.
7 avril 2008 à 18h23 #145631ALLAIS, Alphonse – Nouvelles
En bordée
Le jeune et brillant maréchal des logis d’artillerie Raoul de Montcocasse est radieux. On vient de le charger d’une mission qui, tout en flattant son amour-propre de sous-officier, lui assure pour le lendemain une de ces bonnes journées qui comptent dans l’existence d’un canonnier. Il s’agit d’aller à Saint-Cloud avec trois hommes prendre possession d’une pièce d’artillerie et de la ramener au fort de Vincennes. Rassurez-vous, lecteurs pitoyables, cette histoire se passe en temps de paix et, durant toute cette page, notre ami Raoul ne courra pas de sérieux dangers. Dès l’aube, tout le monde était prêt, et la petite cavalcade se mettait en route. Un temps superbe ! – Jolie journée ! fit Raoul en caressant l’encolure de son cheval. En disant jolie journée, Raoul ne croyait pas si bien dire, car pour une jolie journée, ce fut une jolie journée. On arriva à Saint-Cloud sans encombre, mais avec un appétit ! Un appétit d’artilleur qui rêve que ses obus sont en mortadelle ! Très en fonds ce jour-là, Raoul offrit à ses hommes un plantureux déjeuner à la Caboche verte. Tout en fumant un bon cigare, on prit un bon café et un bon pousse-café, suivi lui-même de quelques autres bons pousse-café, et on était très rouge quand on songea à se faire livrer la pièce en question. – Ne nous mettons pas en retard, remarqua Raoul. Je crois avoir observé plus haut qu’il faisait une jolie journée ; or une jolie journée ne va pas sans un peu de chaleur, et la chaleur est bien connue pour donner soif à la troupe en général, et particulièrement à l’artillerie, qui est une arme d’élite. Heureusement, la Providence, qui veille à tout, a saupoudré les bords de la Seine d’un nombre appréciable de joyeux mastroquets, humecteurs jamais las des gosiers desséchés. Raoul et ses hommes absorbèrent des flots de ce petit argenteuil qui vous évoque bien mieux l’idée du saphir que du rubis, et qui vous entre dans l’estomac comme un tire-bouchon. On arrivait aux fortifications. – Pas de blagues, maintenant ! commande Montcocasse plein de dignité, nous voilà en ville. Et les artilleurs, subitement envahis par le sentiment du devoir, s’appliquèrent à prendre des attitudes décoratives, en rapport avec la mission qu’ils accomplissaient. Le canon lui-même, une bonne pièce de Bange de 90, sembla redoubler de gravité. A la hauteur du pont Royal, Raoul se souvint qu’il avait tout près, dans le faubourg Saint-Germain, une brave tante qu’il avait désolée par ses jeunes débordements. – C’est le moment, se dit-il, de lui montrer que je suis arrivé à quelque chose. Au grand galop, avec l’épouvantable tumulte de bronze sur les pavés de la rue de l’Université, on arriva devant le vieil hôtel de la douairière de Montcocasse. Tout le monde était aux fenêtres, la douairière comme les autres. Raoul fit caracoler son cheval, mit le sabre au clair, et, saisissant son képi comme il eût fait de quelque feutre empanaché, il salua sa tante ahurie – tels les preux ; sans ancêtres – et disparut, lui, ses hommes et son canon, comme en rêve. La petite troupe, toujours au galop, enfila la rue de Vaugirard, et l’on se trouva bientôt à l’Odéon. Justement, il y avait un encombrement. Un omnibus Panthéon-Place Courcelles jonchait le sol, un essieu brisé. Toutes les petites femmes de la Brasserie Médicis étaient sur la porte, ravies de l’accident. Raoul, qui avait été l’un de leurs meilleurs clients, fut reconnu tout de suite : – Raoul ! Ohé Raoul ! Descends donc de ton cheval, hé feignant ! Sans être pour cela un feignant, Raoul descendit de son cheval, et ne crut pas devoir passer si près du Médicis sans offrir une tournée à ces dames. Avec la solidarité charmante des dames du Quartier latin, Nana conseilla fortement à Raoul d’aller voir Camille, au Furet. Ça lui ferait bien plaisir. Effectivement, cela fit grand plaisir à Camille de voir son ami Raoul en si bel attirail. – Va donc dire bonjour à Palmyre, au Coucou. Ça lui fera bien plaisir. On alla dire bonjour à Palmyre, laquelle envoya Raoul dire bonjour à Renée, au Pantagruel. Docile et tapageur, le bon canon suivait l’orgie, l’air un peu étonné du rôle insolite qu’on le forçait à jouer. Les petites femmes se faisaient expliquer le mécanisme de l’engin meurtrier, et même Blanche, du D’Harcourt, eut à ce propos une réflexion que devraient bien méditer les monarques belliqueux : – Faut-il que les hommes soient bêtes de fabriquer des machines comme ça, pour se tuer… comme si on ne claquait pas assez vite tout seul ! De bocks en fines-champagnes, de fines-champagnes en absinthes-anisettes, d’absinthes en bitters, on arriva tout doucement à sept heures du soir. Il était trop tard pour rentrer. On dîna au Quartier latin, et on y passa la soirée. Les sergents de ville commençaient à s’inquiéter de ce bruyant canon et de ces chevaux fumants qu’on rencontrait dans toutes les rues à des allures inquiétantes. Mais que voulez-vous que la police fasse contre l’artillerie ? Au petit jour, Raoul, ses hommes et son canon faisaient une entrée modeste dans le fort de Vincennes. Au risque d’affliger le lecteur sensible, j’ajouterai que le pauvre Raoul fut cassé de son grade et condamné à quelques semaines de prison. A la suite de cette aventure, complètement dégoûté de l’artillerie, il obtint de passer dans un régiment de spahis, dont il devint tout de suite le plus brillant ornement.
7 avril 2008 à 18h28 #145632ALLAIS, Alphonse – Nouvelles
En voyage – Simple notes
A l’encontre de beaucoup de personnes que je pourrais nommer, je préfère m’introduire dans un compartiment déjà presque plein que dans un autre qui serait à peu près vide. Pour plusieurs raisons. D’abord, ça embête les gens. Etes-vous comme moi ? j’adore embêter les gens, parce que les gens sont tous des sales types qui me dégoûtent. En voilà des sales types, les gens ! Et puis, j’aime beaucoup entendre dire des bêtises autour de moi, et Dieu sait si les gens sont bêtes ! Avez-vous remarqué ? Enfin, je préfère le compartiment plein au compartiment vide, parce que ce manque de confortable macère ma chair, blinde mon cœur, armure mon âme, en vue des rudes combats pour la vie (struggles for life). Voilà pourquoi, pas plus tard qu’avant-hier, je pénétrais dans un wagon où toutes les places étaient occupées, sauf une dont je m’emparai, non sans joie. Une seconde raison (et c’est peut-être la bonne) m’incitait à pénétrer dans ce compartiment plutôt que dans un autre, c’est que les autres étaient aussi bondés que celui-là. Cet événement, auquel j’attache sans doute une importance démesurée, se passait à une petite station dont vous permettrez que je taise le nom, car elle dessert un pays des plus giboyeux et encore peu exploré. Parmi les voyageurs de mon wagon, je citerai : Deux jeunes amoureux, grands souhaiteurs de tunnels, la main dans la main, les yeux dans les yeux. Une idylle ! Cela me rappelle ma tendre jouvence. Une larme sourd1 de mes yeux et, après avoir trembloté un instant à mes cils, coule au long de mes joues amaigries pour s’engouffrer dans les broussailles de ma rude moustache. Continuez, les amoureux, aimez-vous bien, et toi, jeune homme, mets longtemps ta main dans celle de ta maîtresse, cela vaut mieux que de la lui mettre sur la figure, surtout brutalement. A côté des amants s’étale un ecclésiastique gras et sans distinction, sur la soutane duquel on peut apercevoir des résidus d’anciennes sauces projetées là par suite de négligences en mangeant. A votre place, monsieur le curé, je détournerais quelques fonds du denier de saint Pierre pour m’acheter des serviettes. Près de l’ecclésiastique, un jeune peintre très gentil, dont j’ai fait la connaissance depuis. Beaucoup de talent et très rigolo. Près de la portière, un monsieur et son fils. Le monsieur frise la quarantaine, le petit garçon a vu s’épanouir, cette année, son sixième printemps. Pauvre petit bougre ! Le père profite des heures de voyage pour inculquer la grammaire à son rejeton. lis en sont au pluriel, au terrible pluriel. Les mots en ail aussi, excepté éventail et quelques autres dont la souvenance a disparu de mon cerveau. Quand l’infortuné crapaud s’est fourré dans sa pauvre petite caboche la règle et ses exceptions, le professeur passe aux exemples, et c’est là qu’il apparaît dans toute sa beauté. L’enfant tient une ardoise sur ses genoux et un crayon à la main. – Tu vas me mettre ça au pluriel. – Oui, papa. – Fais bien attention. – Oui, papa. – Le chacal, cet épouvantail du bétail, s’introduit dans un soupirail. A ce moment, le jeune peintre me regarde, je regarde le jeune peintre, et, malgré mon sang-froid bien connu, j’éclate de rire et lui aussi. Le père-professeur, tout à sa leçon, ne devine pas la cause de notre hilarité et continue : – Voici maintenant les mots en ou, dont certains prennent au pluriel un s, d’autres un x. J’attends l’exemple. Il ne tarde pas : – Le pou est le joujou et le bijou du sapajou. Le petit fait une distribution judicieuse d’s et d’x, et nous passons à la géographie. Non, vous n’avez pas idée de la quantité énorme de fleuves qui se jettent dans la Méditerranée ! Il me semble que, de mon temps, il n’y en avait pas tant que ça. Mon ami l’artiste me demande gravement comment, recevant toute cette eau, la Méditerranée ne déborde pas. Je lui fais cette réponse classique : que la Providence a prévu cette catastrophe et mis des éponges dans la mer. Le petit, qui nous a entendus, demande à son père si c’est vrai. Le père, interloqué, hausse imperceptiblement les épaules, ne répond pas, et déclare la leçon terminée. Encouragés par ce résultat, nous tâchons d’inculquer au petit garçon quelques faux principes. – Savez-vous, mon jeune ami, pourquoi la mer, bien qu’alimentée par l’eau douce des rivières, est salée ? – Non, monsieur. – Eh bien, c’est parce qu’il y a des morues dedans. – Ah ! – Et l’ardoise que vous avez là sur vos genoux, savez-vous d’où elle vient ? – Non, monsieur. – Eh ! elle vient d’Angers, et c’est même pour ça que le métier de couvreur est si dangereux. A ce moment, le père intervient et nous prie de ne pas fausser le jugement de son fils. Nous répliquons avec aigreur : – Avec ça que vous n’êtes pas le premier à le lui fausser, quand vous lui faites écrire que les poux sont les joujoux et les bijoux des sapajous ! Si vous croyez que ça ferait plaisir à Buffon d’entendre de telles hérésies ! Nous entrons en gare. Il était temps !
1. Il est malheureux que cette expression vieillisse, car elle est significative et utile. Amyot s’en est servi dans sa traduction de Daphnis et Chloé : ” Il y avait en ce quartier-là une caverne que l’on appelait la caverne des Nymphes, qui était une grande et grosse roche, au fond de laquelle SOURDAIT une fontaine qui faisait un ruisseau dont était arrosé le beau pré verdoyant. “
7 avril 2008 à 18h39 #145633ALLAIS, Alphonse – Nouvelles
Ferdinand
Les bêtes ont-elles une âme ? Pourquoi n’en auraient-elles pas ? J’ai rencontré, dans la vie, une quantité considérable d’hommes, dont quelques femmes, bêtes comme des oies, et plusieurs animaux pas beaucoup plus idiots que bien des électeurs. Et même – je ne dis pas que le cas soit très fréquent – j’ai personnellement connu un canard qui avait du génie. Ce canard, nommé Ferdinand, en l’honneur du grand Français, était né dans la cour de mon parrain, le marquis de Belveau, président du comité d’organisation de la Société générale d’affichage dans les tunnels. C’est dans la propriété de mon parrain que je passais toutes mes vacances, mes parents exerçant une industrie insalubre dans un milieu confiné. (Mes parents – j’aime mieux le dire tout de suite, pour qu’on ne les accuse pas d’indifférence à mon égard – avaient établi une raffinerie de phosphore dans un appartement du cinquième étage, rue des Blancs-Manteaux, composé d’une chambre, d’une cuisine et d’un petit cabinet de débarras, servant de salon.) Un véritable éden, la propriété de mon parrain ! Mais c’est surtout la basse-cour où je me plaisais le mieux, probablement parce que c’était l’endroit le plus sale du domaine. Il y avait là, vivant dans une touchante fraternité, un cochon adulte, des lapins de tout âge, des volailles polychromes et des canards à se mettre à genoux devant, tant leur ramage valait leur plumage. Là, je connus Ferdinand, qui, à cette époque, était un jeune canard dans les deux ou trois mois. Ferdinand et moi, nous nous plûmes rapidement. Dès que j’arrivais, c’étaient des coincoins de bon accueil, des frémissements d’ailes, toute une bruyante manifestation d’amitié qui m’allait droit au cœur. Aussi l’idée de la fin prochaine de Ferdinand me glaçait-elle le cœur de désespoir. Ferdinand était fixé sur sa destinée, conscius sui fati. Quand on lui apportait dans sa nourriture des épluchures de navets ou des cosses de petits pois, un rictus amer crispait les commissures de son bec, et comme un nuage de mort voilait d’avance ses petits yeux jaunes. Heureusement que Ferdinand n’était pas un canard à se laisser mettre à la broche comme un simple dindon : ” Puisque je ne suis pas le plus fort, se disait-il, je serai le plus malin “, et il mit tout en œuvre pour ne connaître jamais les hautes températures de la rôtissoire ou de la casserole. Il avait remarqué le manège qu’exécutait la cuisinière, chaque fois qu’elle avait besoin d’un sujet de la basse-cour. La cruelle fille saisissait l’animal, le soupesait, le palpait soigneusement, pelotage suprême ! Ferdinand se jura de ne point engraisser et il se tint parole. Il mangea fort peu, jamais de féculents, évita de boire pendant ses repas, ainsi que le recommandent les meilleurs médecins. Beaucoup d’exercice. Ce traitement ne suffisant pas, Ferdinand, aidé par son instinct et de rares aptitudes aux sciences naturelles, pénétrait de nuit dans le jardin et absorbait les plantes les plus purgatives, les racines les plus drastiques. Pendant quelque temps, ses efforts furent couronnés de succès, mais son pauvre corps de canard s’habitua à ces drogues, et mon infortuné Ferdinand regagna vite le poids perdu. Il essaya des plantes vénéneuses à petites doses, et suça quelques feuilles d’un datura stramonium qui jouait dans les massifs de mon parrain un rôle épineux et décoratif. Ferdinand fut malade comme un fort cheval et faillit y passer. L’électricité s’offrit à son âme ingénieuse, et je le surpris souvent, les yeux levés vers les fils télégraphiques qui rayaient l’azur, juste au-dessus de la basse-cour ; mais ses pauvres ailes atrophiées refusèrent de le monter si haut. Un jour, la cuisinière, impatientée de cette étisie incoercible, empoigna Ferdinand, lui lia les pattes en murmurant : ” Bah ! à la casserole, avec une bonne platée de petits pois ! … ” La place me manque Pour peindre ma consternation. Ferdinand n’avait Plus qu’une seule aurore à voir luire. Dans la nuit je me levai Pour Porter à mon ami le suprême adieu, et voici le spectacle qui S’offrit à mes yeux : Ferdinand, les pattes encore liées, s’était traîné jusqu’au seuil de la cuisine. D’un mouvement énergique de friction alternative, il aiguisait son bec sur la marche de granit. Puis, d’un coup sec, il coupa la ficelle qui l’entravait et se retrouva debout sur ses pattes un peu engourdies. Tout à fait rassuré, je regagnai doucement ma chambre et m’endormis profondément. Au matin, vous ne pouvez pas vous faire une idée des cris remplissant la maison. La cuisinière, dans un langage malveillant, trivial et tumultueux, annonçait à tous la fuite de Ferdinand. – Madame ! Madame ! Ferdinand qui a fichu le camp ! Cinq minutes après, une nouvelle découverte la jeta hors d’elle-même : – Madame ! Madame ! Imaginez-vous qu’avant de partir, ce cochon-là a boulotté tous les petits pois qu’on devait lui mettre avec ! Je reconnaissais bien, à ce trait, mon vieux Ferdinand. Qu’a-t-il pu devenir, par la suite ? Peut-être a-t-il appliqué au mal les merveilleuses facultés dont la nature, alma parens, s’était plu à le gratifier. Qu’importe ? Le souvenir de Ferdinand me restera toujours comme celui d’un rude lapin. Et à vous aussi, j’espère !
7 avril 2008 à 18h41 #145634ALLAIS, Alphonse – Nouvelles
Ironie
C’est dans un estaminet du plus pur style Louis-Philippe. Il est difficile de rêver un endroit plus démodé et plus lugubre. Les tables, d’un marbre jauni, s’allongent, désertes de consommateurs. Dans le fond, un vieux billard à blouses prend des airs de catafalque moisi, et les trois billes (même la rouge), du même jaune que les tables, ont des gaietés d’ossements oubliés. Dans un coin, un petit groupe de clients, qui semblent de l’époque, font une interminable partie de dominos ; leurs dés et leurs doigts ont des cliquetis de squelettes. Par instant, les vieux parlent, et toutes leurs phrases commencent par : De notre temps… Au comptoir, derrière des vespétros surannées et des parfait-amour hors d’âge, se dresse la patronne, triste et sèche, avec de longs repentirs du même jaune pâle que les tables et les billes de son billard. Le garçon, un vieux déplumé, qui prend avec la patronne des airs familiers (il doit être depuis longtemps dans la maison), rôde comme une âme en peine autour des tables vides. Alors entrent trois jeunes gens évidemment égarés. Ils sont reçus avec des airs hostiles de la part des dominotiers et du garçon. Seule la dame du comptoir arbore un vague sourire, peut-être rétrospectif. Elle se rappelle que, dans le temps, c’était bon les jeunes gens. Les nouveaux venus, un peu interloqués d’abord par le froid ambiant, s’installent. Soudain l’un d’eux s’avance vers le comptoir. Madame, dit-il avec la plus exquise urbanité, il peut se faire que nous mourions de rire dans votre établissement. Si pareille aventure arrivait, vous voudriez bien faire remettre nos cadavres à nos familles respectives. Voici notre adresse.
7 avril 2008 à 18h44 #145635ALLAIS, Alphonse – Nouvelles
La jeune fille et le vieux cochon
Il y avait une fois une jeune fille d’une grande beauté qui était amoureuse d’un cochon. Eperdument ! Non pas un de ces petits cochons jolis, roses, espiègles, de ces petits cochons qui fournissent au commerce de si exquis jambonneaux. Non. Mais un vieux cochon, dépenaillé, ayant perdu toutes ses soies, un cochon dont le charcutier le plus dévoyé de la contrée n’aurait pas donné un sou. Un sale cochon, quoi ! Et elle l’aimait… fallait voir ! Pour un empire, elle n’aurait pas voulu laisser aux servantes le soin de lui préparer sa nourriture. Et c’était vraiment charmant de la voir, cette jeune fille d’une grande beauté, mélangeant les bonnes pelures de pommes de terre, le bon son, les bonnes épluchures, les bonnes croûtes de pain. Elle retroussait ses manches et, de ses bras (qu’elle avait fort jolis), brassait le tout dans de la bonne eau de vaisselle. Quand elle arrivait dans la cour avec son siau, le vieux cochon se levait sur son fumier et arrivait trottinant de ses vieilles pattes, et poussant des grognements de satisfaction. Il plongeait sa tête dans sa pitance et s’en fourrait jusque dans les oreilles. Et la jeune fille d’une grande beauté se sentait pénétrée de bonheur à le voir si content. Et puis, quand il était bien repu, il s’en retournait sur son fumier, sans jeter à sa bienfaitrice le moindre regard de ses petits yeux miteux. Sale cochon, va ! Des grosses mouches vertes s’abattaient, bourdonnantes, sur ses oreilles, et faisaient ripaille à leur tour, au beau soleil. La jeune fille, toute triste, rentrait dans le cottage de son papa avec son siau vide et des larmes plein ses yeux (qu’elle avait fort jolis). Et le lendemain, toujours la même chose. Or, un jour arriva que c’était la fête du cochon. Comment s’appelait le cochon, je ne m’en souviens plus, mais c’était sa fête tout de même. Toute la semaine, la jeune fille d’une grande beauté s’était creusé la tête (qu’elle avait fort jolie), se demandant quel beau cadeau, et bien agréable, elle pourrait offrir, ce jour-là, à son vieux cochon. Elle n’avait rien trouvé. Alors, elle se dit simplement : ” Je lui donnerai des fleurs. ” Et elle descendit dans le jardin, qu’elle dégarnit de ses plus belles plantes. Elle en mit des brassées dans son tablier, un joli tablier de soie prune, avec des petites poches si gentilles, et elle les apporta au vieux cochon. Et voilà-t-il pas que ce vieux cochon-là fut furieux et grogna comme un sourd. Qu’est-ce que ça lui fichait, à lui, les roses, les lis et les géraniums ! Les roses, ça le piquait. Les lis, ça lui mettait du jaune plein le groin. Et les géraniums, ça lui fichait mal à la tête. Il y avait aussi des clématites. Les clématites, il les mangea toutes, comme un goinfre. Pour peu que vous ayez un peu étudié les applications de la botanique à l’alimentation, vous devez bien savoir que si la clématite est insalubre à l’homme, elle est néfaste au cochon. La jeune fille d’une grande beauté l’ignorait. Et pourtant c’était une jeune fille instruite. Même, elle avait son brevet supérieur. Et la clématite qu’elle avait offerte à son cochon appartenait précisément à l’espèce terrible clematis cochonicida. Le vieux cochon en mourut, après une agonie terrible. On l’enterra dans un champ de colza. Et la jeune fille se poignarda sur sa tombe.
7 avril 2008 à 18h46 #145636ALLAIS, Alphonse – Nouvelles
Le Bon peintre
Il était à ce point préoccupé de l’harmonie des tons, que certaines couleurs mal arrangées dans des toilettes de provinciales ou sur des toiles de membres de l’Institut le faisaient grincer douloureusement, comme un musicien en proie à de faux accords. A ce point que pour rien au monde il ne buvait de vin rouge en mangeant des œufs sur le plat, parce que ça lui aurait fait un sale ton dans l’estomac. Une fois que, marchant vite, il avait poussé un jeune gommeux à pardessus mastic sur une devanture verte fraîchement peinte (Prenez garde à la peinture, S. V.P.) et que le jeune gommeux lui avait dit : ” Vous pourriez faire attention… “, il avait répondu en clignant, à la façon des peintres qui font de l’oeil à la peinture – De quoi vous plaignez-vous ?… C’est bien plus japonais comme ça. L’autre jour, il a reçu de Java la carte d’un vieux camarade en train de chasser la panthère noire pour la Grande Maison de fauves de Trieste. Un attendrissement lui vint que quelqu’un pensât à lui, si loin et de si longtemps, et il écrivit à son vieux camarade une bonne et longue lettre, une bonne lettre très lourde dans une grande enveloppe. Comme Java est loin et que la lettre était lourde, l’affranchissement lui coûta les yeux de la tête. L’employé des Postes et Télégraphes lui avança, hargneux, cinq ou six timbres dont la couleur variait avec le prix. Alors, tranquillement, en prenant son temps, il colla les timbres sur la grande enveloppe, verticalement, en prenant grand soin que les tons s’arrangeassent – pour que ça ne gueule pas trop. Presque content, il allait enfoncer sa lettre dans la fente béante de l’Etranger, quand un dernier regard cligné le fit rentrer précipitamment. – Encore un timbre de trois sous. – Voilà, monsieur. Et il le colla sur l’enveloppe au bas des autres. – Mais, monsieur, fit sympathiquement remarquer l’employé, votre correspondance était suffisamment affranchie. – Ça ne fait rien, dit-il. Puis, très complaisamment : – C’est pour faire un rappel de bleu.
7 avril 2008 à 18h54 #145638ALLAIS, Alphonse – Nouvelles
Le Pauvre Bougre et le bon génie
Il y avait une fois un pauvre Bougre… Tout ce qu’il y avait de plus calamiteux en fait de pauvre Bougre.
Sans relâche ni trêve, la guigne, une guigne affreusement verdâtre, s’était acharnée sur lui, une de ces guignes comme on n’en compte pas trois dans le siècle le plus fertile en guignes.
Ce matin-là, il avait réuni les sommes éparses dans les poches de son gilet.
Le tout constituait un capital de 1 franc 90 (un franc quatre-vingt-dix).
C’était la vie aujourd’hui. Mais demain ? Pauvre Bougre !
Alors, ayant passé un peu d’encre sur les blanches coutures de sa redingote, il sortit, dans la fallacieuse espérance de trouver de l’ouvrage.
Cette redingote, jadis noire, avait été peu à peu transformée par le Temps, ce grand teinturier, en redingote verte, et le pauvre Bougre, de la meilleure foi du monde, disait maintenant : ma redingote verte.
Son chapeau, qui lui aussi avait été noir, était devenu rouge (apparente contradiction des choses de la Nature !).
Cette redingote verte et ce chapeau rouge se faisaient habilement valoir.
Ainsi rapprochés complémentairement, le vert était plus vert, le rouge plus rouge, et, aux yeux de bien des gens, le pauvre Bougre passait pour un original chromomaniaque.
Toute la journée du pauvre Bougre se passa en chasses folles, en escaliers mille fois montés et descendus, en anti-chambres longuement hantées, en courses qui n’en finiront jamais. En tout cela pour pas le moindre résultat.
Pauvre Bougre !
Afin d’économiser son temps et son argent, il n’avait pas déjeuné !
(Ne vous apitoyez pas, c’était son habitude).
Sur les six heures, n’en pouvant plus, le pauvre Bougre s’affala devant un guéridon de mastroquet des boulevards extérieurs.
Un bon caboulot qu’il connaissait bien, où pour quatre sous on a la meilleure absinthe du quartier.
Pour quatre sous, pouvoir se coller un peu de paradis dans la peau, comme disait feu Scribe, ô joie pour les pauvres Bougres !
Le nôtre avait à peine trempé ses lèvres dans le béatifiant liquide, qu’un étranger vint s’asseoir à la table voisine.
Le nouveau venu, d’une beauté surhumaine, contemplait avec une bienveillance infiniie le pauvre Bougre en train d’engourdir sa peine à petites gorgées.
– Tu ne parais pas heureux, pauvre Bougre ? fit l’étranger d’une voix si douce qu’elle semblait une musique d’anges.
– Oh non… pas des tas !
– Tu me plais beaucoup, pauvre Bougre, et je veux faire ta félicité. Je suis un bon Génie. Parle … Que te faut-il pour être parfaitement heureux ?
– Je ne souhaiterais qu’une chose, bon Génie, c’est d’être assuré d’avoir cent sous par jour jusqu’à la fin de mon existence.
– Tu n’es vraiment pas exigeant, pauvre Bougre ! Aussi ton souhait va-t-il être immédiatement exaucé.
Être assuré de cent sous par jour ! Le pauvre Bougre rayonnait.
Le bon Génie continua :
– Seulement, comme j’ai autre chose à faire que de t’apporter tes cent sous tous les matins et que je connais le compte exact de ton existence, je vais te donner tout ça … en bloc.
Tout ça en bloc !
Apercevez-vous d’ici la tête du pauvre Bougre !
Tout ça en bloc !
Non seulement il était assuré de cent sous par jour, mais dès maintenant il allait toucher tout ça … en bloc !
Le bon Génie avait terminé son calcul mental.
– Tiens, voilà ton compte, pauvre Bougre !
Et il allongea sur la table 7 francs 50 (sept francs cinquante).
Le pauvre Bougre, à son tour, calcula le laps que représentait cette somme.
Un jour et demi !
N’avoir plus qu’un jour et demi à vivre ! Pauvre Bougre !
– Bah ! murmura-t-il, j’en ai vu bien d’autres !
Et, prenant gaîment son parti, il alla manger ses 7 francs 50 avec des danseuses.
7 avril 2008 à 19h09 #145640ALLAIS, Alphonse – Nouvelles
Les Templiers
En voilà un qui était un type, et un rude type, et d’attaque! Vingt fois je l’ai vu, rien qu’en serrant son cheval entre ses cuisses, arrêter tout l’escadron, net.
Il était brigadier à ce moment-là. Un peu rosse dans le service, mais charmant, en ville.
Comment diable s’appelait-il? Un sacré nom alsacien qui ne peut pas me revenir, comme Wurtz ou Schwartz… Oui, ça doit être ça, Schwartz. Du reste, le nom ne fait rien à la chose. Natif de Neufbrisach, pas de Neufbrisach même, mais des environs.
Quel type, ce Schwartz!
Un dimanche (nous étions en garnison à Oran), le matin, Schwartz me dit : «Qu’est-ce que nous allons faire aujourd’hui?» Moi, je lui réponds : «Ce que tu voudras, mon vieux Schwartz.»
Alors nous tombons d’accord sur une partie de mer.
Nous prenons un bateau, souque dur, garçons! et nous voilà au large.
Il faisait beau temps, un peu de vent, mais beau temps tout de même.
Nous filions comme des dards, heureux de voir disparaître à l’horizon la côte d’Afrique.
Ça creuse, l’aviron! Nom d’un chien, quel déjeuner!
Je me rappelle notamment un certain jambonneau qui fut ratissé jusqu’à l’indécence.
Pendant ce temps-là, nous ne nous apercevions pas que la brise fraîchissait et que la mer se mettait à clapoter d’une façon inquiétante.
– Diable! dit Schwartz, il faudrait…
Au fait, non, ce n’est pas Schwartz qu’il s’appelait.
Il avait un nom plus long que ça, comme qui dirait Schwartzbach. Va pour Schwartzbach!
Alors Schwartzbach me dit : «Mon petit, faut songer à rallier.»
Mais je t’en fiche, de rallier. Le vent soufflait en tempête.
La voile est enlevée par une bourrasque, un aviron fiche le camp, emporté par une lame. Nous voilà à la merci des flots.
Nous gagnions le large avec une vitesse déplorable et un cahotement terrible.
Prêts à tout événement, nous avions enlevé nos bottes et notre veste.
La nuit tombait, l’ouragan faisait rage.
Ah! une jolie idée que nous avions eue là, d’aller contempler ton azur, ô Méditerranée!
Et puis, l’obscurité arrive complètement. Il n’était pas loin de minuit.
Tout à coup, un craquement épouvantable. Nous venions de toucher terre.
Où étions-nous?
Schwartzbach, ou plutôt Schwartzbacher, car je me rappelle maintenant, c’est Schwartzbacher; Schwartzbacher, dis-je, qui connaissait sa géographie sur le bi du bout du doigt (les Alsaciens sont très instruits), me dit :
– Nous sommes dans l’île de Rhodes, mon vieux.
Est-ce que l’administration, entre nous, ne devrait pas mettre des plaques indicatrices sur toutes les îles de la Méditerranée, car c’est le diable pour s`y reconnaître, quand on n’a pas l’habitude?
Il faisait noir comme dans un four. Trempés comme des soupes, nous grimpâmes les rochers de la falaise.
Pas une lumière à l’horizon. C’était gai.
– Nous allons manquer l’appel de demain matin, dis-je, pour dire quelque chose.
– Et même celui du soir, répondit sombrement Schwartzbacher.
Et nous marchions dans les petits ajoncs maigres et dans les genêts piquants. Nous marchions sans savoir où, uniquement pour nous réchauffer.
– Ah! s’écria Schwartzbacher, j’aperçois une lueur, vois-tu, là-bas?
Je suivis la direction du doigt de Schwartzbacher, et effectivement, une lueur brillait, mais très loin, une drôle de lueur.
Ce n’était pas une simple lumière de maison, ce n’étaient pas des feux de village, non, c’était une drôle de lueur.
Et nous reprîmes notre marche, en l’accélérant.
Nous arrivâmes, enfin.
Sur des rochers se dressait un château d’aspect imposant, un haut château de pierre, où l’on n’avait pas l’air de rigoler tout le temps.
Une de ces tours de ce château servait de chapelle, et la lueur que nous avions aperçue n’était autre que l’éclairage sacré tamisé par les hauts vitraux gothiques.
Des chants nous arrivaient, des chants graves et mâles, des chants qui vous mettaient des frissons dans le dos.
– Entrons, fit Schwartzbacher, résolu.
– Par où?
– Ah! voilà… cherchons une issue.
Schwartzbacher disait : «Cherchons une issue», mais il voulait dire : «Cherchons une entrée.» D’ailleurs, comme c’est la même chose, je ne crus pas devoir lui faire observer son erreur relative, qui peut-être n’était qu’un lapsus causé par le froid.
Il y avait bien des entrées, mais elles étaient toutes closes, et pas de sonnettes. Alors c’est comme s’il n’y avait pas eu d’entrées.
À la fin, à force de tourner autour du château, nous découvrîmes un petit mur que nous pûmes escalader.
– Maintenant, fit Schwartzbacher, cherchons la cuisine.
Probablement qu’il n’y avait pas de cuisine dans l’immeuble, car aucune odeur de fricot ne vint chatouiller nos narines.
Nous nous promenions par des couloirs interminables et enchevêtrés.
Parfois, une chauve-souris voletait et frôlait nos visages de sa seule peluche.
Au détour d’un corridor, les chants que nous avions entendus vinrent frapper nos oreilles, arrivant de tout près.
Nous étions dans une grande pièce qui devait communiquer avec la chapelle.
– Je vois ce que c’est, fit Schwartzbacher (ou plutôt Schwartzbachermann, je me souviens maintenant), nous nous trouvons dans le château des Templiers.
Il n’avait pas terminé ces mots, qu’une immense porte de fer s’ouvrit toute grande.
Nous fûmes inondés de lumière.
Des hommes étaient là, à genoux, quelques centaines, bardés de fer, casque en tête, et de haute stature.
Ils se relevèrent avec un long tumulte de ferraille, se retournèrent et nous virent.
Alors, du même geste, ils firent Sabremain! et marchèrent sur nous, la latte haute.
J’aurais bien voulu être ailleurs.
Sans se déconcerter, Schwartzbachermann retroussa ses manches, se mit en posture de défense et s’écria d’une voix forte:
– Ah! nom de Dieu! messieurs les Templiers, quand vous seriez cent mille… aussi vrai que je m’appelle Durand!…
Ah! je me rappelle maintenant, c’est Durand qu’il s’appelait. Son père était tailleur à Aubervilliers. Durand, oui, c’est bien ça…
Sacré Durand, va! Quel type!
7 avril 2008 à 19h12 #145641ALLAIS, Alphonse – Nouvelles
Les zèbres
– Ça te ferait-il bien plaisir d’assister à un spectacle vraiment curieux et que tu ne peux pas te vanter d’avoir contemplé souvent, toi qui es du pays ? Cette proposition m’était faite par mon ami Sapeck, sur la jetée de Honfleur, un après-midi d’été d’il y a quatre ou cinq ans. Bien entendu, j’acceptai tout de suite. – Où a lieu cette représentation extraordinaire, demandai-je, et quand ? – Vers quatre ou cinq heures, à Villerville, sur la route. – Diable ! nous n’avons que le temps ! – Nous l’avons… ma voiture nous attend devant le Cheval-Blanc. Et nous voilà partis au galop de deux petits chevaux attelés en tandem. Une heure après, tout Villerville, artistes, touristes, bourgeois, indigènes, averti qu’il allait se passer des choses peu coutumières, s’échelonnait sur la route qui mène de Honfleur à Trouville. Les attentions se surexcitaient au plus haut point. Sapeck, vivement sollicité, se renfermait dans un mystérieux mutisme. – Tenez, s’écria-t-il tout à coup, en voilà un ! Un quoi ? Tous les regards se dirigèrent, anxieux, vers le nuage de poussière que désignait le doigt fatidique de Sapeck, et l’on vit apparaître un tilbury monté par un monsieur et une dame, lequel tilbury traîné par un zèbre. Un beau zèbre bien découplé, de haute taille, se rapprochant, par ses formes, plus du cheval que du mulet. Le monsieur et la dame du tilbury semblèrent peu flattés de l’attention dont ils étaient l’objet. L’homme murmura des paroles, probablement désobligeantes, à l’égard de la population. – En voilà un autre ! reprit Sapeck. C’était en effet un autre zèbre, attelé à une carriole où s’entassait une petite famille. Moins élégant de formes que le premier, le second zèbre faisait pourtant honneur à la réputation de rapidité qui honore ses congénères. Les gens de la carriole eurent vis-à-vis des curieux une tenue presque insolente. – On voit bien que c’est des Parisiens, s’écria une jeune campagnarde, ça n’a jamais rien vu ! – Encore un ! clama Sapeck. Et les zèbres succédèrent aux zèbres, tous différents d’allure et de forme. Il y en avait de grands comme de grands chevaux, et d’autres, petits comme de petits ânes. La caravane comptait même un curé, grimpé dans une petite voiture verte et traîné par un tout joli petit zèbre qui galopait comme un fou. Notre attitude fit lever les épaules au digne prêtre, onctueusement. Sa gouvernante nous appela tas de voyous. Et puis, à la fin, la route reprit sa physionomie ordinaire : les zèbres étaient passés. – Maintenant, dit Sapeck, je vais vous expliquer le phénomène. Les gens que vous venez de voir sont des habitants de Grailly-sur-Toucque, et sont réputés pour leur humeur acariâtre. On cite même, chez eux, des cas de férocité inouïe. Depuis les temps les plus reculés, ils emploient, pour la traction et les travaux des champs, les zèbres dont il vous a été donné de contempler quelques échantillons. Ils se montrent très jaloux de leurs bêtes, et n’ont jamais voulu en vendre une seule aux gens des autres communes. On suppose que Grailly-sur-Toucque est une ancienne colonie africaine, amenée en Normandie par Jules César. Les savants ne sont pas bien d’accord sur ce cas très curieux d’ethnographie. Le lendemain, j’eus du phénomène une explication moins ethnographique, mais plus plausible. Je rencontrai la bonne mère Toutain, l’hôtesse de la ferme Siméon, où logeait Sapeck. La mère Toutain était dans tous ses états – Ah ! il m’en a fait des histoires, votre ami Sapeck ! Imaginez-vous qu’il est venu hier des gens de la paroisse de Grailly en pèlerinage à Notre-Dame-de-Grâce. Ces gens ont mis leurs chevaux et leurs ânes à notre écurie. M. Sapeck a envoyé tout mon monde lui faire des commissions en ville. Moi, j’étais à mon marché. Pendant ce temps-là, M. Sapeck a été emprunter des pots de peinture aux peintres qui travaillent à la maison de M. Dufay, et il a fait des raies à tous les chevaux et à tous les bourris des gens de Grailly. Quand on s’en est aperçu, la peinture était sèche. Pas moyen de l’enlever ! Ah ! ils en ont fait une vie, les gens de Grailly ! Ils parlent de me faire un procès. Sacré M. Sapeck, va ! Sapeck répara noblement sa faute, le lendemain même. Il recruta une dizaine de ces lascars oisifs et mal tenus, qui sont l’ornement des ports de mer. Il empila ce joli monde dans un immense char à bancs, avec une provision de brosses, d’étrilles et quelques bidons d’essence. A son de trompe, il pria les habitants de Grailly, détenteurs de zèbres provisoires, d’amener leurs bêtes sur la place de la mairie. Et les lascars mal tenus se mirent à dézébrer ferme. Quelques heures plus tard, il n’y avait pas plus de zèbres dans l’ancienne colonie africaine que sur ma main. J’ai voulu raconter cette innocente, véridique et amusante farce du pauvre Sapeck, parce qu’on lui en a mis une quantité sur le dos, d’idiotes et auxquelles il n’a jamais songé. Et puis, je ne suis pas fâché de détromper les quelques touristes ingénus qui pourraient croire au fourmillement du zèbre sur certains points de la côte normande.
7 avril 2008 à 19h15 #145642ALLAIS, Alphonse – Nouvelles
Pas de suite dans les idées
I
Il la rencontra un jour dans la rue, et la suivit jusque chez elle. A distance et respectueusement. Il n’était pourtant pas timide ni maladroit, niais cette jeune femme lui semblait si vertueuse, si paisiblement honnête, qu’il se serait fait un crime de troubler, même superficiellement, cette belle tranquillité ! Et c’était bien malheureux, car il ne se souvenait pas avoir jamais rencontré une plus jolie fille, lui qui en avait tant vu et qui les aimait tant. Jeune fille ou jeune femme, on n’aurait pas su dire, mais, en tout cas, une adorable créature. Une robe très simple, de laine, moulait la taille jeune et souple. Une voilette embrumait la physionomie, qu’on devinait délicate et distinguée. Entre le col de la robe et le bas de la voilette apparaissait un morceau de cou, un tout petit morceau. Et cet échantillon de peau blanche, fraîche, donnait au jeune homme une furieuse envie de s’informer si le reste était conforme. Il n’osa pas. Lentement, et non sans majesté, elle rentra chez elle. Lui resta sur le trottoir, plus troublé qu’il ne voulait se l’avouer. – Nom d’un chien ! disait-il, la belle fille ! Il étouffa un soupir : – Quel dommage que ce soit une honnête femme ! Il mit beaucoup de complaisance personnelle à la revoir, le lendemain et les jours suivants. Il la suivit longtemps avec une admiration croissante et un respect qui ne se démentit jamais. Et chaque fois, quand elle rentrait chez elle, lui restait sur le trottoir, tout bête, et murmurait : – Quel dommage que ce soit une honnête femme !
II
Vers la mi-avril de l’année dernière, il ne la rencontra plus. – Tiens ! se dit-il, elle a déménagé. – Tant mieux, ajouta-t-il, je commençais à en être sérieusement toqué. – Tant mieux, fit-il encore, en manière de conclusion. Et pourtant, l’image de la jolie personne ne disparut jamais complètement de son cœur. Surtout le petit morceau de cou, près de l’oreille, qu’on apercevait entre le col de la robe et le bas de la voilette, s’obstinait à lui trottiner par le cerveau. Vingt fois, il forma le projet de s’informer de la nouvelle adresse. Vingt fois, une pièce de cent sous dans la main, il s’approcha de l’ancienne demeure, afin d’interroger le concierge. Mais, au dernier moment, il reculait et s’éloignait, remettant dans sa poche l’écu séducteur. Le hasard, ce grand concierge, se chargea de remettre en présence ces deux êtres, le jeune homme si amoureux et la jeune fille si pure. Mais, hélas ! la jeune fille si pure n’était plus pure du tout. Elle était devenue cocotte. Et toujours jolie, avec ça ! Bien plus jolie qu’avant, même ! Et effrontée ! C’était à l’Eden. Elle marcha toute la soirée, et marcha dédaigneuse du spectacle. Lui, la suivit comme autrefois, admiratif et respectueux. A plusieurs reprises, elle but du champagne avec des messieurs. Lui, attendait à la table voisine. Mais ce fut du champagne sans conséquence. Car, un peu avant la fin de la représentation, elle sortit seule et rentra seule chez elle, à pied, lentement, comme autrefois, et non sans majesté. Quand la porte de la maison se fut refermée, lui resta tout bête, sur le trottoir. Il étouffa un soupir et murmura : Quel dommage que ce soit une grue !
7 avril 2008 à 19h19 #145644ALLAIS, Alphonse – Nouvelles
Un Moyen comme un autre
Il y avait une fois un oncle et un neveu. – Lequel qu’était l’oncle ? – Comment, lequel ? C’était le plus gros, parbleu ! – C’est donc gros, les oncles ? – Souvent. – Pourtant, mon oncle Henri n’est pas gros. – Ton oncle Henri n’est pas gros parce qu’il est artiste. – C’est donc pas gros, les artistes ? – Tu m’embêtes… Si tu m’interromps tout le temps, je ne pourrai pas continuer mon histoire. – Je ne vais plus t’interrompre, va. – Il y avait une fois un oncle et un neveu. L’oncle était très riche, très riche… – Combien qu’il avait d’argent ? – Dix-sept cents milliards de rente, et puis des maisons, des voitures, des campagnes… – Et des chevaux ? – Parbleu ! puisqu’il avait des voitures. – Des bateaux ? Est-ce qu’il avait des bateaux ? – Oui, quatorze. – A vapeur ? – Il y en avait trois à vapeur, les autres étaient à voiles. – Et son neveu, est-ce qu’il allait sur les bateaux ? – Fiche-moi la paix ! Tu m’empêches de te raconter l’histoire. – Raconte-la, va, je ne vais plus t’empêcher. – Le neveu, lui, n’avait pas le sou, et ça l’embêtait énormément… – Pourquoi que son oncle lui en donnait pas ? – Parce que son oncle était un vieil avare qui aimait garder tout son argent pour lui. Seulement, comme le neveu était le seul héritier du bonhomme… – Qu’est-ce que c’est héritier ? – Ce sont les gens qui vous prennent votre argent, vos meubles, tout ce que vous avez, quand vous êtes mort… – Alors, pourquoi qu’il ne tuait pas son oncle, le neveu ? – Eh bien ! tu es joli, toi ! Il ne tuait pas son oncle parce qu’il ne faut pas tuer son oncle, dans aucune circonstance, même pour en hériter. – Pourquoi qu’il ne faut pas tuer son oncle ? – A cause des gendarmes. – Mais si les gendarmes le savent pas ? – Les gendarmes le savent toujours, le concierge va les prévenir. Et puis, du reste, tu vas voir que le neveu a été plus malin que ça. Il avait remarqué que son oncle, après chaque repas, était rouge… – Peut-être qu’il était saoul. – Non, c’était son tempérament comme ça. Il était apoplectique… – Qu’est-ce que c’est aplopecpite ? – Apoplectique… Ce sont des gens qui ont le sang à la tête et qui peuvent mourir d’une forte émotion… – Moi, je suis-t-y apoplectique ? – Non, et tu ne le seras jamais. Tu n’as pas une nature à ça. Alors le neveu avait remarqué que surtout les grandes rigolades rendaient son oncle malade, et même une fois il avait failli mourir à la suite d’un éclat de rire trop prolongé. – Ça fait donc mourir, de rire ? – Oui, quand on est apoplectique… Un beau jour, voilà le neveu qui arrive chez son oncle, juste au moment où il sortait de table. Jamais il n’avait si bien dîné. Il était rouge comme un coq et soufflait comme un phoque… – Comme les phoques du Jardin d’Acclimatation ? – Ce ne sont pas des phoques, d’abord, ce sont des otaries. Le neveu se dit : ” Voilà le bon moment “, et il se met à raconter une histoire drôle, drôle… – Raconte-la-moi, dis ? – Attends un instant, je vais te la dire à la fin… L’oncle écoutait l’histoire, et il riait à se tordre, si bien qu’il était mort de rire avant que l’histoire fût complètement terminée. – Quelle histoire donc qu’il lui a racontée ? – Attends une minute… Alors, quand l’oncle a été mort, on l’a enterré, et le neveu a hérité. – Il a pris aussi les bateaux ? – Il a tout pris, puisqu’il était son seul héritier. – Mais quelle histoire qu’il lui avait racontée, à son oncle ? – Eh bien ! celle que je viens de te raconter. – Laquelle ? – Celle de l’oncle et du neveu. – Fumiste, va ! – Et toi, donc !
7 avril 2008 à 19h24 #1420537 avril 2008 à 19h24 #145645ALLAIS, Alphonse – Nouvelles
Un Philosophe
Je m’étais pris d’une profonde sympathie pour ce grand flemmard de gabelou que me semblait l’image même de la douane, non pas de la douane tracassière des frontières terriennes, mais de la bonne douane flâneuse et contemplative des falaises et des grèves.
Son nom était Pascal ; or, il aurait dû s’appeler Baptiste, tant il apportait de douce quiétude à accomplir tous les actes de sa vie.
Et c’était plaisir de le voir, les mains derrière le dos, traîner lentement ses trois heures de faction sur les quais, de préférence ceux où ne s’amarraient que des barques hors d’usage et des yachts désarmés.
Aussitôt son service terminé, vite Pascal abandonnait son pantalon bleu et sa tunique verte pour enfiler une cotte de toile et une longue blouse à laquelle des coups de soleil sans nombre et des averses diluviennes (peut-être même antédiluviennes) avaient donné ce ton spécial qu’on ne trouve que sur le dos des pêcheurs à la ligne. Car Pascal pêchait à la ligne, comme feu monseigneur le prince de Ligne lui-même.
Pas un homme comme lui pour connaître les bons coins dans les bassins et appâter judicieusement, avec du ver de terre, de la crevette cuite, de la crevette crue ou toute autre nourriture traîtresse.
Obligeant, avec cela, et ne refusant jamais ses conseils aux débutants. Aussi avions-nous lié rapidement connaissance tous deux.
Une chose m’intriguait chez lui c’était l’espèce de petite classe qu’il traînait chaque jour à ses côtés trois garçons et deux filles, tous différents de visage et d’âge.
Ses enfants ? Non, car le plus petit air de famille ne se remarquait sur leur physionomie. Alors, sans doute, des petits voisins. Pascal installait les cinq mômes avec une grande sollicitude, le plus jeune tout près de lui, l’aîné à l’autre bout.
Et tout ce petit monde se mettait à pêcher comme des hommes, avec un sérieux si comique que je ne pouvais les regarder sans rire.
Ce qui m’amusait beaucoup aussi, c’est la façon dont Pascal désignait chacun des gosses.
Au lieu de leur donner leur nom de baptême, comme cela se pratique généralement, Eugène, Victor ou Emile, il leur attribuait une profession ou une nationalité. Il y avait le Sous-inspecteur, la Norvégienne, le Courtier, l’Assureur, et Monsieur l’abbé.
Le Sous-inspecteur était l’aîné, et Monsieur l’abbé le plus petit.
Les enfants, d’ailleurs, semblaient habitués à ces désignations, et quand Pascal disait : ” Sous-inspecteur, va me chercher quatre sous de tabac “, le Sous-inspecteur se levait gravement et accomplissait sa mission sans le moindre étonnement.
Un jour, me promenant sur la grève, je rencontrai mon ami Pascal en faction, les bras croisés, la carabine en bandoulière, et contemplant mélancoliquement le soleil tout prêt à se coucher, là-bas, dans la mer.
– Un joli spectacle, Pascal !
– Superbe ! On ne s’en lasserait jamais.
– Seriez-vous poète ?
– Ma foi ! non ; je ne suis qu’un simple gabelou, mais ça n’empêche pas d’admirer la nature.
Brave Pascal ! Nous causâmes longuement et j’appris enfin l’origine des appellations bizarres dont il affublait ses jeunes camarades de pêche.
– Quand j’ai épousé ma femme, elle était bonne chez le sous-inspecteur des douanes. C’est même lui qui m’a engagé à l’épouser. Il savait bien ce qu’il faisait, le bougre, car six mois après elle accouchait de notre aîné, celui que j’appelle le Sous-inspecteur, comme de juste. L’année suivante, ma femme avait une petite fille qui ressemblait tellement à un grand jeune homme norvégien dont elle faisait le ménage, que je n’eus pas une minute de doute. Celle-là, c’est la Norvégienne. Et puis, tous les ans, ça a continué. Non pas que ma femme soit plus dévergondée qu’une autre, mais elle a trop bon cœur. Des natures comme ça, ça ne sait pas refuser. Bref, j’ai sept enfants, et il n’y a que le dernier qui soit de moi. – Et celui-là, vous l’appelez le Douanier, je suppose ? – Non, je l’appelle le Cocu, c’est plus gentil. L’hiver arrivait ; je dus quitter Houlbec, non sans faire de touchants adieux à mon ami Pascal et à tous ses petits fonctionnaires. Je leur offris même de menus cadeaux qui les comblèrent de joie. L’année suivante, je revins à Houlbec pour y passer l’été. Le jour même de mon arrivée, je rencontrais la Norvégienne, en train de faire des commissions. Ce qu’elle était devenue jolie, cette petite Norvégienne ! Avec ses grands yeux verts de mer et ses cheveux d’or pâle, elle semblait une de ces fées blondes des légendes scandinaves. Elle me reconnut et courut à moi. Je l’embrassai : – Bonjour, Norvégienne, comment vas-tu ? – Ça va bien, monsieur, je vous remercie. – Et ton papa ? – Il va bien, monsieur, je vous remercie. – Et ta maman, ta petite sœur, tes petits frères ? – Tout le monde va bien, monsieur, je vous remercie. Le Cocu a eu la rougeole cet hiver, mais il est tout à fait guéri maintenant… et puis, la semaine dernière, maman a accouché d’un petit juge de paix.
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